Les armes de destruction massive

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ADM ET SECURITE INTERNATIONALE

ADM : voici un acronyme où chacun reconnaît désormais sans peine les armes de destruction massive, mais dont l’usage est assez récent en français. Il était depuis longtemps plus familier en anglais pour les spécialistes : WMD, Weapons of Mass Destruction. En français, on parlait plus volontiers d’armes ABC, ou NBC, atomiques ou nucléaires, biologiques, chimiques. La popularité récente du terme semble liée aux suites du 11 Septembre et aux craintes qu’ont suscitées les perspectives d’un « hyperterrorisme » qui utiliserait des armes ou des matériaux de ce type, même si les attentats du 11 Septembre n’y ont pas eu recours. Ce sont les efforts accélérés depuis lors pour prévenir la prolifération de ces armes ou instruments, ou pour la réprimer, qui ont rendu l’expression usuelle dans notre langue. Elle porte en elle la perception d’une menace multiforme, mais similaire dans ses effets, virtuellement sans limites. Chacun des trois termes qui la forment en est porteur, et leur combinaison ne la rend que plus redoutable. Le sentiment prévaut que les conséquences en sont à la fois imprévisibles et indéterminées, mais également meurtrières et indiscriminées. Aussi est-il justifié d’étudier cette menace dans toute son ampleur et dans ses diverses dimensions, même si l’analyse conduit plutôt à distinguer trois types d’armements bien différents, à la fois technologiquement et stratégiquement.

Une catégorie hétérogène d’armements

On ne saurait en effet confondre les armes nucléaires, les plus récemment apparues, les armes chimiques et les armes biologiques ou bactériologiques. Les armes chimiques appartiennent, dans la pratique, aux excès et à la mémoire de la première guerre mondiale, et participent du souvenir horrifique de ce conflit. Elles portent en elles l’image de la déloyauté, de l’atteinte aux lois de la guerre et de l’humanité, et n’ont jamais paru justifiées – et encore – qu’en termes de représailles. On porte généralement leur première utilisation au débit de l’Allemagne, mais les Alliés n’ont pas ensuite manqué d’y recourir. Les armes biologiques sont plus indécises. Personne n’en a revendiqué l’utilisation, elles semblent relever du cauchemar, et les exemples de leur emploi sont peu nombreux, voire incertains, surtout dans le cadre d’un conflit traditionnel entre Etats. Elles n’en ont pas moins donné lieu à des recherches importantes, à des soupçons récurrents, mais leurs virtualités sont les plus mal connues, tandis que le spectre de leurs destructions potentielles est certainement le plus large – on peut en effet les utiliser aussi bien de façon individuelle que de façon massive.

Armes chimiques et biologiques ont plusieurs traits communs. D’abord, elles sont en principe totalement interdites dans les conflits armés, et le Protocole de Genève de 1925, dont la France est dépositaire, rappelle solennellement cette prohibition. Par la suite, ce sont des traités internationaux multilatéraux qui ont entrepris d’éradiquer ces armes, de prohiber, au-delà de leur usage, leur fabrication et leur détention, une convention de 1972 pour les armes biologiques, une convention de 1993 pour les armes chimiques. Ensuite, armes chimiques ou biologiques ne s’inscrivent pas dans des stratégies d’emploi, leur utilisation ne correspond pas, du moins officiellement, à des doctrines militaires qui en rationaliseraient l’usage – officiellement, comme si un tel usage devait conserver quelque chose d’inavouable et de scandaleux. Enfin, leur menace n’a pas disparu, en dépit des instruments internationaux qui les condamnent, et l’on sait comment elles ont été invoquées à l’encontre de l’Iraq au cours des années récentes, cependant que plusieurs Etats sont toujours soupçonnés de les détenir ou d’en rechercher la détention. De sorte que chacun doit chercher à se défendre contre elles, et que leur éradication demeure un objectif plus qu’une réalité.

Elles sont cependant fort différentes, comme le soulignent les contributions au présent dossier. Les armes chimiques ne sont pas en réalité des armes de destruction massive, mais plutôt de terreur – terreur pour les combattants comme pour les non combattants. Cette terreur va bien au-delà de leur potentiel concret de destruction, qui reste subordonné à des facteurs qu’il est difficile à leurs utilisateurs éventuels de maîtriser – conditions atmosphériques, niveau de protection des cibles, etc .. Elles peuvent en outre n’avoir que des effets indirects, lorsqu’elles visent l’environnement, effets indirects mais virtuellement plus durables. Quant aux armes biologiques, la difficulté pour leurs utilisateurs eux-mêmes de s’en protéger rend leur emploi fort aléatoire, mais non impossible. Pourquoi alors les rassembler, et les regrouper avec les armes nucléaires dans une même catégorie ? A vrai dire, il s’agit beaucoup plus de les définir par opposition que par similitude : elles se distinguent des armes dites classiques, appelées également conventionnelles. C’est pourquoi on les a, historiquement, rassemblées, sans trop s’interroger sur un principe interne qui aurait pu justifier une catégorie homogène.

La singularité des armes nucléaires : la dissuasion, principe organisateur de la sécurité internationale

A tous égards en effet, les armes nucléaires constituent, et surtout ont constitué à elles seules une catégorie particulière. Armes biologiques et chimiques ont un autre point commun : sans doctrine d’emploi cohérente, elles apparaissent stratégiquement déstabilisantes. L’idée que, à l’instar des armes nucléaires, elles pourraient être des armes de dissuasion, de dissuasion facilement accessible, de « dissuasion du pauvre », a fait long feu. En revanche, la dissuasion est longtemps restée au cœur du développement des armes nucléaires, en même temps que des efforts entrepris pour maîtriser, réguler et si possible limiter ce développement. En d’autres termes, une équation a été longtemps établie entre trois notions : les armes nucléaires, la dissuasion et la maîtrise des armements, ou arms control. La dissuasion résulte du raisonnement suivant : les armes existent ; elles doivent avoir un rôle ; il ne faut pas s’en servir. Ainsi leur efficacité stratégique repose sur leur non emploi, ce qui emporte de nombreuses conséquences – par exemple, la dissuasion, faculté d’empêcher, est défensive, conservatrice, et du même coup stabilisatrice. Cette stabilisation sera d’autant mieux obtenue que les Etats dotés d’armes nucléaires seront moins nombreux, et qu’ils s’entendront pour fixer des règles du jeu implicites, notamment éviter une course aux armements débridée entre eux.

Dès lors, et l’expérience des soixante dernières années le confirme, la dissuasion nucléaire devient un principe organisateur des relations internationales – et en même temps une théorie du maintien de la paix, puisque la guerre nucléaire ne saurait être autre chose qu’une faillite du système, non sa réalisation. Il en résulte de nombreuses conséquences. Elle commande une stricte hiérarchie entre Etats, entre ceux qui sont dotés de ces armes et ceux qui ne le sont pas. Entre Etats dotés, elle impose, au minimum une communication stratégique que va symboliser le « télétype rouge » entre Etats-Unis et URSS, afin d’éviter accidents et fausses interprétations, et au mieux une sorte de cogestion de la dissuasion, qui passe par des accords de limitation, voire de réduction des armements. A l’égard des Etats non dotés d’armes nucléaires, elle demande une stricte interdiction de la prolifération – et c’est l’objet du traité sur la non prolifération des armes nucléaires – en échange de garanties de sécurité, voire, à long terme, de promesses de désarmement nucléaire – mais en soi le désarmement nucléaire signifie, à l’évidence, renoncer à la dissuasion. Pour tous, elle requiert que l’on renonce aux autres types d’armes de destruction massive, ou qualifiées telles, pour ne pas déborder le cas échéant ces armes stratégiques stabilisantes.

Ainsi la politique dite de maîtrise des armements apparaît comme un sous-produit et comme une condition de la dissuasion nucléaire. Durant plusieurs décennies, entre la fin des années cinquante et les années quatre vingt dix, les accords, traités bilatéraux ou conventions bilatérales en la matière vont se multiplier. Pour l’essentiel, une entente américano-soviétique en sera la clef. Ils ne viseront pas à supprimer les armes nucléaires, mais bien au contraire à assurer leur efficacité maximale au profit de leurs détenteurs, cependant que la renonciation générale aux armes biologiques et chimiques aura pour effet de renforcer le privilège de la dissuasion. Ce tableau souligne donc les différences radicales entre les trois types d’armements que l’on recouvre habituellement par l’expression d’ADM – trois types, auxquels il faut sans doute ajouter les vecteurs, les missiles porteurs, et pour certains les armes radiologiques, variante de nucléaire. Le paysage stratégique semble ainsi ordonné, contrasté, hiérarchisé. Il est alors à la fois artificiel de rassembler les armes biologiques, chimiques, nucléaires, dans une catégorie unique, et en même temps fondé de le faire, puisqu’elles d’un côté elles rompent avec les logiques des armes classiques, et que de l’autre le développement des deux premières peut contrarier la stabilité des doctrines qui commandent l’efficacité des troisièmes.

Armes nucléaires et dissuasion : les risques de rupture du lien

Le lien historique entre armes nucléaires et dissuasion n’est cependant pas un lien substantiel. En d’autres termes, les armes nucléaires existent indépendamment de la dissuasion. Elles lui sont même antérieures, elles risquent fort de lui survivre, de sorte que la perspective de l’emploi de ces armes n’est nullement irréaliste, si elle demeure déraisonnable. Or, plusieurs facteurs convergent actuellement pour accroître le risque. Un risque objectif d’abord, celui de la prolifération des Etats dotés. Il n’est pas besoin de beaucoup insister pour faire admettre que la multiplication du nombre d’Etats détenteurs d’armes nucléaires augmente mécaniquement la possibilité de leur mise en œuvre. Un risque subjectif ensuite, lié à l’irresponsabilité, à l’imprévisibilité, au caractère dictatorial de certains régimes dotés ou en passe de l’être. Un risque technologique, lié aux développements des armes, spécialement à leur miniaturisation, qui permet de les utiliser sur un champ de bataille, avec des dommages relativement circonscrits, et qui donc élève la tentation d’y recourir. Un risque aléatoire enfin, du fait de la perspective de l’acquisition de matières fissiles par des acteurs non étatiques, réseaux terroristes ou criminels, faisant de ces matériaux des instruments de terreur ou de chantage.

Tous ces risques ne sont évidemment pas de même nature, ni de même intensité, ni de même origine. Certains proviennent d’Etats, d’autres non, certains d’Etats anciennement dotés, d’autres d’Etats qui sont en passe de le faire. Ils ne comportent pas non plus les mêmes conséquences, et doivent être appréciés très différemment du point de vue de la sécurité internationale. Il n’en demeure pas moins que l’idée classique et rassurante de l’arme nucléaire arme de dissuasion, arme de sanctuarisation, arme stabilisante dès lors qu’elle est maîtrisée par ses détenteurs, est profondément remise en cause. Il en résulte un risque de banalisation de l’arme, qui pourrait ne plus apparaître que comme l’option haute dans une panoplie ouverte d’armes de combat. Si elle perd ainsi le contact avec la dissuasion, qui suppose, rappelons-le, le non emploi, rien ne justifie plus qu’un sort particulier lui soit réservé. Ou bien on les considère comme suffisamment miniaturisées pour être utilisables, et elles perdent leur caractère d’ADM ; ou bien elles restent de destruction massive, mais qu’est-ce qui les distingue alors des armes chimiques ou biologiques, dont les traités en vigueur recherchent l’éradication universelle ?

Or nombre d’Etats proliférants ou les acteurs non étatiques soupçonnés de la rechercher n’ont pas au premier chef une conception défensive de l’arme, et peut-être même pas une conception stratégique, mais beaucoup plus une conception politique. Les motifs pour lesquels l’arme est désirable ne correspondent plus réellement à la perception d’une menace grave contre laquelle seule des moyens extrêmes peuvent protéger. L’arme nucléaire devient alors beaucoup plus une arme de frustration que de dissuasion : sa recherche exprime la profondeur de la frustration ressentie par certains devant l’état des relations internationales, et le désir de compenser un manque. Frustration à l’égard de certains voisins, pour des raisons territoriales ou politiques – et la prolifération risque alors de gagner de proche en proche – ou à l’égard de l’ordre général du monde, qui ne fait pas une place suffisante aux Etats qui prétendent s’en doter, pour peser plus lourd. La considération que les Etats officiellement dotés sont tous membres permanents du Conseil de sécurité ne peut que renforcer cette perception, même si elle repose sur un contresens, ne serait-ce que parce que la composition du Conseil a été déterminée avant même l’apparition des armes nucléaires.

Une maîtrise des ADM à repenser

Une telle évolution était plutôt inattendue. La fin de l’affrontement Est-Ouest comme la conclusion d’un ensemble de traités et d’accords relatifs à l’élimination ou à la réduction des ADM laissaient penser que ces armes allaient, sinon totalement disparaître, du moins être progressivement et durablement marginalisées. Les Etats officiellement dotés entraient dans la voie d’un amenuisement des arsenaux. L’ordre du jour était plutôt à des conflits d’un type nouveau, liés à des guerres civiles, affrontements ethniques, sécessions, défaillance d’Etats constitués, conflits très meurtriers mais sur la base d’armes classiques voire rudimentaires. A cette réalité, ou à cette virtualité, toujours présentes, s’ajoute désormais le retour d’une prolifération rampante, qui, après l’Inde et le Pakistan, de la Corée du Nord à l’Iran, est observée avec attention par nombre d’Etats qui n’entendent pas sacrifier leur sécurité et repèrent les failles du système d’arms control pour en tirer profit à leur tour si cela convient à leurs intérêts. Car le système en vigueur comporte des failles, que le présent dossier analyse. Il repose sur le consentement mutuel, il se prétend équilibré, il suppose la confiance entre les partenaires, il comporte des mesures de vérification acceptées. Il est donc essentiellement préventif, il demande à chacun de mettre en œuvre pour lui-même ses propres engagements, il ne prévoit guère de mesures coercitives contre les partenaires de mauvaise foi.

Le sentiment prévaut donc que ce système est aujourd’hui insuffisant. On pourrait certes considérer que la meilleure solution pour l’amender serait de se diriger vers une élimination complète et définitive de toutes les ADM – une option triple zéro en quelque sorte, ce qui supposerait en particulier l’élimination complète des armes nucléaires. Mais personne ne l’envisage sérieusement, et le présent dossier en explique les raisons. Les différents Etats intéressés peuvent diverger sur les mesures à prendre, peuvent percevoir différemment la hiérarchie des périls. Mais une convergence pragmatique paraît se dessiner, vers un ensemble de mesures appelées à se compléter, à s’épauler, à se renforcer mutuellement. Il convient ainsi de maintenir le socle des grands traités en vigueur, TNP, convention biologique, convention chimique spécialement ; de compléter leurs dispositions par des ententes limitant les exportations de technologies ou de matériaux proliférants ; de ne pas baisser la garde en se concerne les mécanismes concertés de vérification. Mais il faut aussi renforcer le volet coercitif permettant de lutter plus efficacement contre les risques de prolifération, et pour cela ne pas toujours s’en remettre au consentement des intéressés.

Dans cet esprit, qui correspond largement à des initiatives américaines, il faut utiliser d’autres cadres et d’autres méthodes. La Conférence du désarmement, à Genève, demeure l’unique instance multilatérale de négociation sur le désarmement. Mais ses moyens ne sont pas toujours appropriés. Le Conseil de sécurité en revanche peut quant à lui agir par voie institutionnelle, adopter des décisions obligatoires pour tous, recourir à des mesures de surveillance autoritaires, requérir le concours des Etats, atteindre les acteurs non gouvernementaux, disposer d’une gamme de moyens coercitifs qui renforcent l’effet de ses décisions. Il a commencé à le faire, mais il est loin d’avoir encore déployé l’étendue de ses compétences. Des coalitions spéciales, ad hoc, constituées autour des Etats-Unis, peuvent aussi organiser sur une base collective la lutte contre la prolifération, notamment dans le domaine des transports maritimes. A défaut d’une telle gouvernance empirique – et complexe – d’un arms control renforcé et renouvelé, il ne subsiste guère que deux options, également dommageables : où laisser se développer à un rythme croissant une prolifération sans limites prévisibles ; où s’exposer à voir se dérouler des opérations militaires de contre prolifération, voire des guerres préventives contre des Etats suspects, au risque d’aggraver les situations que l’on prétendrait régler.