Deux réflexions américaines sur la violence

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Le Train sifflera trois fois (High Noon, Fred Zinnemann, 1952) L’Homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance, John Ford, 1961)

Les deux films, aussi célèbres l’un que l’autre, appartiennent à un genre canonique du cinéma américain, le Western. Ils se situent à l’âge d’or du genre, dans la décennie cinquante du précédent siècle pour le premier[[High Noon (Le Train sifflera trois fois), 1952, 85 mn, de Fred Zinnemann, avec notamment Gary Cooper (Kane), Grace Kelly (Amy Kane), Katy Jurado (Hélène Ramirez), Ian Mac Donald (Frank Miller) ; musique de Dimitri Tiomkin.]], au tout début des années soixante pour le second[[The Man who Shot Liberty Valance (L’Homme qui tua Liberty Valance), 1961, 122 mn, de John Ford, avec notamment James Stewart (Ranson Stoddard), John Wayne (Tom Doniphon), Vera Miles (Hallie), Lee Marvin (Liberty Valance).]]. En noir et blanc, ils reposent encore sur une représentation binaire, que la couleur va par la suite atténuer voire dissoudre. Le Western se corrompt en effet dans la période suivante, se réduit à des archétypes, se pastiche lui-même puis est pastiché de l’extérieur avec les fameux « Westerns spaghetti[[Auquel Sergio Leone (1929 – 1989), réalisateur italien, a attaché son nom. Il avait auparavant tourné divers peplums. Le concours de Clint Eastwood a beaucoup contribué au succès de ces Westerns qui caricaturent le genre en le poussant au paroxysme. On se souvient notamment de Pour une poignée de dollars (1964), Le bon, la brute, le truand (1965), ou de Il était une fois dans l’Ouest (1968).]] », enfin subverti par des films qui en inversent les codes. On y voit la Cavalerie composée de fous et d’assassins, des cow-boys homosexuels, des Indiens plus humains que les pionniers qui les éradiquent, des justiciers devenus des tueurs sordides[[Parmi d’autres, Custer, homme de l’Ouest, de Robert Siodmak (1967) ; Touche pas à la femme blanche, de Marco Ferreri (1974) ; Danse avec les loups, de et avec Kevin Costner (1990) ; Impitoyable, de Clint Eastwood (1992) ; Le secret de Brokeback Mountain, de Ang Lee (2006).]]. L’assassinat du président Kennedy, la guerre du Vietnam, avec le grand ébranlement idéologique et moral qu’ils ont représenté pour l’Amérique, sont passés par là. L’héroïsme est remplacé par la barbarie, l’innocence par la confusion des valeurs. A l’espoir qui se levait à la fin des films, espoir qu’exprimaient la dilatation de l’espace, l’élargissement des horizons, le chant viril et tendre accompagnant une idylle romantique naissante, succèdent les mornes perspectives de personnages marqués par la désillusion, la solitude et la souffrance, et dont le destin est de continuer. Avec Le Train sifflera trois fois, High Noon dans son titre originel (ci-après High Noon), comme avec L’Homme qui tua Liberty Valance, ou The Man Who Shot Liberty Valance (ci-après Liberty Valance), on est bien loin de cette déconstruction des Westerns qui consacre leur destruction. Chacun d’eux représente l’un des sommets du genre, par le charisme des acteurs – et notamment de Gary Cooper, Grace Kelly, James Stewart et John Wayne -, par la simplicité des scénarios[[De Carl Foreman pour High Noon ; de W. Goldbeck et J. W. Bellah pour Libery Valance.]], par la qualité de leur réalisation, par la richesse et l’ambiguïté de leurs significations, individuelles et collectives, politiques et métaphysiques, internes et internationales. Huis clos situés dans de petites villes de l’Ouest au cœur du XIXe siècle, ils montrent et disent, au-delà de l’intrigue individuelle et des caractères propres des personnages, la dialectique de la loi et de la violence, ils illustrent par la geste du Colt la fondation de la société américaine, de ses valeurs, de ses institutions – mais aussi ses transformations et ses contradictions. Réussites dramatiques, ils sont également des leçons de politique et d’éthique, à la fois populaires et plus savantes qu’il n’y paraît. L’apothéose d’un genre Le genre ? Aucun probablement n’a fait davantage pour la popularité universelle du cinéma américain, après la seconde guerre mondiale, que le Western[[Patrick Brion, Le Western, La Martinière, Paris, 1992.]]. Propre à sa culture, il échappe à l’emprise de l’influence européenne, il définit une esthétique et une éthique proprement américaines. D’où son rôle dans la construction de l’identité nationale, avec les figures mythiques du pionnier, du cow-boy, du shérif, figures de l’enracinement dans cette terre nouvelle d’un peuple d’immigrants et de nomades. En même temps, c’est un genre pauvre, dont les variantes sont limitées, qui se prête peu au renouvellement, et qui est conduit à s’épuiser[[Il est certes divers types d’intrigues, avec Indiens ou sans Indiens, avec gangsters ou sans, avec Cavalerie ou sans, avec guerre de Sécession ou sans, lynchage ou pas, grands espaces ou huis clos, avec déserts, montagnes ou prairies, avec ou sans trains, etc.]]. Il a connu de multiples déclinaisons dans la bande dessinée, notamment en Europe[[On songe naturellement à Lucky Luke, de Morris / Goscinny, qui exploite habilement les conventions du genre par une satire bienveillante, et en explore tous les clichés ; voir supra « Deux leçons de Science politique – Le Dictateur et le champignon (A. Franquin, 1956) ; Lucky Luke contre Joss Jamon (Morris / Goscinny, 1958) ». On peut également citer le Lieutenant Blueberry, de Charlier et Giraud, qui se prend davantage au sérieux.]] – mais pas dans le roman, car son contenu est d’un côté trop dynamique, trop visuel, et de l’autre trop restreint pour se prêter aux élaborations littéraires. Dans son cadre populaire et limité cependant, il a procuré quelques uns des plus grands films américains. Il est à la fois un miroir que les Etats-Unis offrent d’eux-mêmes, et d’abord à eux-mêmes, mais un miroir déformant, qui repose sur quelques constantes dramatiques, comme un meccano dont les éléments communs servent à des constructions variables. – Miroir que les Etats-Unis se donnent à eux-mêmes, le Western revisite les origines de la société américaine. Il oppose à la société contemporaine, urbaine, industrialisée, technologique, à l’Amérique de Paul Morand[[Paul Morand a illustré les rythmes, la vitesse, la mécanique des grandes villes américaines, la lumière, l’électricité, le jazz, notamment dans Ouvert la nuit (1922) et dans Fermé la nuit (1923).]], dans lequel la prouesse l’emporte sur la justesse, la vitesse sur la sagesse, le monde campagnard et patricien des espaces ouverts, d’une nature abondante et féconde, dans laquelle la technologie se réduit au train et au télégraphe naissants. Avec un siècle de recul, il respire la nostalgie de la terre promise, de l’aventure individuelle, d’un monde simple où le bien et le mal sont aisément mis en lumière. La nature y est aussi un espace moral et spirituel où souffle l’esprit du bien. Il illustre la transmission du message des Pères fondateurs, destiné au départ à une aristocratie éclairée par la religion naturelle, à des pionniers rudes et incultes, souvent immigrants de fraîche date, mais courageux et de bonne volonté, qui interrogent leur cœur pour y trouver la voie juste. Image de l’âme des Etats-Unis naissants, mais comme toute âme en proie au combat que se livrent le bien et le mal. Et pourtant, dans cet univers utopique, Dieu n’est guère présent, ni le divin. Eglises et temples sont davantage des lieux de sociabilité conventionnelle que des espaces mystiques. Dans cette terre promise, point de buisson ardent, de boule de feu, de miracles – et encore moins d’apparitions de la Vierge[[De façon générale la religion est un arrière-plan qui évoque la conception que s’en fait Durkheim plus que le sens du sacré : « la société transfigurée et pensée symboliquement », Sociologie et philosophie, 1924. On pourrait toutefois se demander si Amy Kane, la divine Grace Kelly, femme du shérif dans High Noon, blonde diaphane qui le sauve de façon tout à fait inattendue en jouant du revolver, n’est pas une déclinaison transgressive de la Madone. Voir infra.]]. Les personnages y sont face à eux-mêmes, face à la nature, face au groupe, face à Dieu peut-être, c’est selon, mais on ne compte guère sur lui. Sa présence est en creux, son absence en relief. La Bible sans doute est l’une des inspirations majeures et l’une des références implicites du genre, mais le fond protestant livre l’homme à son libre arbitre, sans autre guide que sa conscience, le cas échéant. Le culte des morts, la fidélité, la vengeance, la loi du Talion sont des ressorts plus importants que les préceptes ou les pratiques religieux. L’imperfection générale de la nature humaine, sa tendance au péché, qui pourrait être originel, sont équilibrés par l’action rédemptrice de quelques uns, justiciers sans doute, mais anges certainement pas, et encore moins apôtres, car ils n’offrent en règle générale que leur exemple, sans délivrer de message ou de prêche. – Ce miroir est en même temps un miroir déformant. Récit mythique des origines, il présente un Ouest imaginaire, de légende, et sa fonction idéologique est évidente. Au demeurant une large part du cinéma américain est idéologique, fait l’éloge des Etats-Unis, de leur vertu, de leur puissance, de leur capacité à surmonter obstacles et adversité[[Sur ce point, « Trois visions de la guerre froide – Les Espions (G.- H. Clouzot, 1957) ; La Mort aux trousses (A. Hitchcock, 1958) ; Dr Folamour (S. Kubrick, 1961) », infra.]]. Il existe certes une autre tendance, plus récente, une vision noire de l’Amérique, mettant en relief sa démesure, sa violence, la domination des mafias, la corruption des institutions, les faux semblants de la vertu, le racisme[[La saga du Parrain (Francis Ford Coppola) rassemble et résume sous forme opératique cette autre vision de l’Amérique, mais le genre du film noir décline bien antérieurement ces thèmes.]]. Cette tendance est plutôt, au moins à l’origine, celle des romans policiers dont la Série Noire a assuré la popularité en France. Elle n’est pas anti-américaine pour autant, car la liberté avec laquelle s’expriment ces analyses n’en rend les Etats-Unis que plus fascinants. Aucune société ne semble avoir été, ni être en mesure de porter un tel regard critique sur elle-même. Le Western, on l’a dit, a connu lui aussi cette déconstruction avant de disparaître. Mais, dans son âge d’or, il a ramené l’Amérique à son mythe fondateur, celle d’une nouvelle terre promise ouverte aux accomplissements des justes, et à leur bonheur. Un mythe qui semble annoncer un avenir radieux, et au-delà de sa référence historique, évoque l’optimisme des années qui ont suivi la seconde guerre mondiale, durant lesquelles les Etats-Unis, après avoir défait leurs ennemis, ont pris la tête d’une croisade pour la liberté. Ce retour en arrière vers un passé mythique est bien symbolisé, dans les Westerns, par les fameuses roues de chariots que l’on voit tourner à l’envers, de sorte qu’ils avancent dans l’espace tout en reculant dans le temps. Illusion d’optique certes, illusion involontaire, mais l’on y perçoit le double mouvement d’un voyage dans le passé et d’une inversion, entre une réalité triviale et un imaginaire glorieux. – Il repose sur quelques constantes qui sont devenus autant de clichés, comme les éléments d’une convention dramatique. D’abord un espace, reposant sur l’opposition entre la ville, qui est plutôt un village, et la nature, où l’on trouve le ranch, mais aussi la plaine et la montagne. Le village est souvent au centre de l’action, avec ses lieux publics symboliques, le saloon, l’église ou le temple, le tribunal et la rue. Les trois premiers sont des lieux où l’on se retrouve et où l’on se groupe, espaces sociaux qui disent la passion, la raison et la loi : le saloon, espace des passions et des pulsions ; l’église espace de la raison et de la morale plus que du divin ; le tribunal espace de la loi – souvent pervertie au demeurant. Dans le quatrième, la rue, on circule. La rue, écrasée de soleil, qui mène de l’un de ces espaces à un autre, où stationnent des hommes désoeuvrés qui regardent passer le vice autant que la justice, mais aussi qui traverse le village et le relie au monde extérieur, la rue symbole du temps qui passe, du flot qui apporte et remporte, mais aussi souvent lieu du duel et de la mort. Des hommes ensuite. D’un côté des hommes quelconques, interchangeables, simples statuts sociaux – vachers, commerçants, shérifs, propriétaires, médecins, voyageurs -, parmi lesquels des méchants, des traîtres, des lâches, à côté de bons et honnêtes citoyens. Des femmes également, épouses ou prostituées, résidentes ou de passage, dames de pique ou dames de cœur, amoureuses ou pleines de ressentiment. D’un autre côté des personnages qui sont les héros de l’intrigue, le plus souvent des hommes en armes, solitaires et statiques, sortes de statues qui se dressent pour voir venir leurs ennemis et leur faire face, troublant la vie ordinaire du village, à l’instar de ces femmes nues que Delvaux[[Le peintre belge surréaliste Paul Delvaux (1897-1994), influencé par Magritte et de Chirico.]] place dans les gares, sur les voies de chemin de fer, au milieu des sémaphores. Le Western a été servi par les plus grands acteurs et actrices hollywoodiens, qui lui ont apporté leur talent, leur charisme, leur narcissisme, et n’ont pas peu contribué à la création de son mythe. Une intrigue enfin, autour d’un danger, d’une menace que le héros doit surmonter, épreuve qu’il réussit généralement par son propre dépassement, parfois au prix de contradictions ou de révélations sur sa propre nature. Le danger est omniprésent, symbolisé par les armes que chacun porte et qui sont promptes à délivrer la mort. Le danger peut venir de l’extérieur, ce sont notamment les Indiens dont la présence hostile est toujours une menace qui s’exerce surtout contre les faibles, mais il est aussi à l’intérieur, avec les malfaiteurs qui chevauchent dans la ville ou qui la subjuguent à distance, avec les politiciens véreux, les shérifs ou les juges corrompus, les tricheurs et accapareurs de toute sorte. Danger du dehors, danger du dedans, le danger est toujours l’homme lui-même, si l’on y regarde de plus prés. Abel affronte toujours Caïn. Deux scénarios archétypiques Le Train sifflera trois fois (High Noon) : une tragédie classique, trois intrigues, deux débats, un héros, quatre morts Un récit linéaire – Commençons par le plus ancien des deux films. Le shérif Kane, alias Gary Cooper, de la bourgade d’Hadleyville, se marie et renonce à son poste, car sa jeune épouse, Amy, alias Grace Kelly, est de religion Quaker, et ne supporte aucune forme de violence. Ils se préparent à quitter la ville quand arrive une nouvelle qui va bouleverser leur projet. Un assassin, autrefois arrêté par Kane puis condamné à mort, Frank Miller, vient d’être libéré contre toute attente et se prépare à regagner Hadleyville, où l’attendent trois complices. Il arrivera par le train de midi, dans un peu plus d’une heure. Les quatre hommes ne vont pas manquer de chercher et d’abattre le shérif, et déjà les trois premiers se sont montrés en ville, y semant l’émoi. Ses proches pressent Kane de partir sans attendre, puisqu’il n’a plus de fonction officielle. L’ex-shérif se rend aux objurgations de son épouse, mais sur le chemin du départ il se ravise : il n’a jamais fui. Il rentre donc et reprend son étoile. Sa femme décide quant à elle de le quitter, de repartir par ce même train qui amène Frank Miller. Kane, dans le bref délai qui lui reste[[Le film se déroule en temps réel, ce qui contribue à accroître la tension dramatique, rythmée par des plans sur les horloges.]], cherche en ville des soutiens contre les malfaiteurs. Il se rend au saloon, au temple où sont regroupés les habitants, visite individuellement quelques ami(e)s – son témoin de mariage, une ancienne maîtresse – ou autorités – le juge, l’ancien shérif. Mais personne, ou presque, ne veut l’assister. Son ancienne maîtresse elle-même quittera la ville avec sa nouvelle femme. Lâcheté des uns, intérêt des autres, qui espèrent que la prospérité de la ville reviendra avec Miller et sa bande, indifférence de beaucoup, qui considèrent que ce n’est pas leur affaire. Même l’adjoint de Kane démissionne, furieux de ne pas lui succéder pas comme shérif et, nouvel amant de son ancienne maîtresse, jaloux de son prédécesseur. Ainsi abandonné de tous – et la ballade lancinante de Dimitri Tiomkin accompagne son errance à la recherche de soutiens – Kane se retrouve seul face aux tueurs, qui débarquent dans la ville entièrement désertée, où chacun se calfeutre. La fusillade commence. Au premier coup de feu toutefois, Amy, la femme de Kane, sort du wagon et rejoint la ville, où elle va assister à la scène finale et en devenir un acteur essentiel. Scène finale très rapide – moins de dix minutes pour un film de plus de quatre vingt minutes – dans laquelle les quatre tueurs sont éliminés successivement. Le troisième est tué par Amy Kane, qui, surmontant sa répulsion pour la violence, lui tire dans le dos. Le quatrième, Frank Miller, la prend alors en otage et s’en fait un bouclier contre Kane. Mais elle se débat, l’aveugle et Kane le tue à son tour. Réuni et reconstitué, le couple Kane est entouré par une foule cette fois solidaire, et admirative. Un dernier regard de mépris sur les quidams, Kane jette son étoile à leurs pieds, dans la poussière, et part avec sa femme sans se retourner. High Noon est traduit de façon un peu trompeuse par Le Train sifflera trois fois – car on attendrait trois hommes, alors qu’en définitive il n’en vient qu’un, mais qui rejoint trois autres, de sorte qu’ils sont quatre. Certes, tandis que le passager débarque, deux femmes partent par le même train, ce qui fait trois – mais l’une redescend, et cela ne fait plus que deux … High Noon, midi juste, ou plein midi, renvoie plus exactement à la lumière sans ombre, au soleil, exact médiateur qui tranche et sépare deux parties de la journée, mais aussi qui oppose deux camps et les met face à face, ou encore qui renverse sa marche et retourne les situations. C’est bien ainsi qu’est construit le scénario du film, avec la rigueur d’une tragédie classique – unité de temps, de lieu, d’action -, une montée vers la lumière qui distingue et clarifie progressivement les positions des protagonistes, durcissant les antagonismes avant de résoudre la tension dans le sang. Les oppositions de situations, de caractères et d’images sont presque mécaniques. Pour la situation, le partage de midi montre l’inversion des rôles entre Miller et Kane. Le premier était condamné à mort à l’issue d’un progrès régulier. Il y a échappé, il revient et c’est Kane à son tour qui est condamné à mort. La dramaturgie du retour est celle d’une exécution. Lorsque Miller descend du train, il est accueilli comme pourrait l’être un bourreau, et il demande à ses acolytes si tout est prêt. On lui remet arme et cartouchière, symboles de la puissance de mort. Kane pendant ce temps rédige son testament, tandis qu’on fabrique son cercueil. Bien sûr, la symétrie n’est qu’apparente, puisque le meurtre programmé de Kane relève de la loi du Talion, alors que Miller a été jugé selon la loi de la cité – mais il a aussi été libéré du fait de l’insuffisance des mécanismes légaux, qui ont permis son élargissement par des politiciens véreux. Pour les caractères, l’épouse contraste avec l’ancienne maîtresse, et la scène ou la Mexicaine, sombre de partout, fait face à la blanche Amy Kane, lui reproche d’abandonner son mari, en est un modèle. Le shérif adjoint est le contraire de Kane, qui est pourtant son exemple, tout comme le shérif retraité, qui était lui-même un idéal pour Kane, dont il parachève l’abandon. Le juge, qui s’enfuit avec des explications tirées de l’Antiquité[[Le juge évoque une anecdote de l’Antiquité grecque, selon laquelle un tyran chassé d’une cité par la population revient quelque temps plus tard à la tête d’une armée et massacre ceux qui l’avaient évincé. Cet homme de loi est en quelque sorte un Stoddard dévoyé, retournant le personnage de l’avocat pur et légaliste incarné par James Stewart dans L’Homme qui tua Liberty Valance. Mais l’impuissance et l’affacement du droit positif face au danger est un thème commun aux deux films – comme si ce droit ne valait que pour le petit temps et s’évanouissait en cas de gros temps (infra).]], qui oppose la faiblesse de la loi – on y reviendra – à la lâcheté de la foule et à la puissance des assassins qu’il avait naguère condamnés, contredit l’attitude de Kane, fondée non sur un raisonnement mais sur un principe. L’ancienne maîtresse qui liquide ses affaires et part s’oppose à la jeune épouse qui revient et risque sa vie. Cette ancienne maîtresse, Hélène Ramirez, est toutefois le personnage le plus ambigu, car partagée entre trois hommes – elle a été successivement la maîtresse de Frank Miller, de Kane puis de son adjoint, et c’est elle qui juge les protagonistes du drame de la façon la plus rationnelle. Elle est en quelque sorte le récitant, celle qui détient la mémoire de l’ensemble, celle qui tire la leçon de la tragédie, mais aussi qui dicte à chacun son devoir – ou son destin, en fonction de son caractère, qu’elle analyse sans complaisance – avant de quitter la scène. Ambiguë, mais pas flottante, à l’opposé de Amy Kane, partagée entre sa répulsion pour la violence – non pas tant d’origine religieuse, mais parce que son frère et son père ont déjà péri par les armes, comme elle l’explique elle-même – et son amour pour Kane, qui finalement l’emporte. Flottante également, mais en sens inverse, la masse des habitants qui se désolidarise du shérif, mais pour des motifs différents. Il y a ceux qui ont peur, ceux qui éprouvent de la sympathie pour Frank Miller et les siens, ceux qui escomptent des avantages de son retour, ceux qui pensent pouvoir apaiser la situation si le shérif s’en va. On voit clairement les références internationales que comporte ce tableau, à quelles situations il renvoie : la montée de l’hitlérisme, les appeasers, les pacifistes, les isolationnistes. Amy elle-même pourrait être une image de l’Amérique d’avant 1940, qui ne rentre dans le conflit qu’à reculons – mais y joue ensuite un rôle décisif. Le film renvoie aussi à la Guerre Froide, aux hésitations supposées des alliés devant la menace soviétique, et son caractère de propagande est alors manifeste. Est-ce par hasard que High Noon est le film préféré à la fois de l’ancien président Clinton et du président George W. Bush ? On reviendra sur cette dimension et sur sa pertinence, mais le contenu politique de l’œuvre n’est pas douteux. Trois niveaux d’intrigue – Ce contenu est cependant plus complexe, car il imbrique trois niveaux d’intrigue – imbrique plus qu’il ne les superpose. A la dimension héroïque, celle de l’homme seul qui affronte et surmonte l’adversité, se surimposent une dimension affective et une dimension d’intérêts individuels et collectifs. Dimension affective, lorsque Amy Kane soupçonne son mari de vouloir revenir et rester en ville, malgré la menace, pour protéger Hélène Ramirez, et demande une explication à sa présumée rivale. De son côté, l’adjoint du shérif, est également convaincu – à tort – que Hélène ne le quitte que pour se rapprocher de Kane. Ces soupçons éloignent encore plus ces deux personnages de Kane et ajoutent à sa solitude. Quant à la dimension des intérêts individuels et collectifs, elle se manifeste dans les explications qui sont fournies par les habitants pour justifier leur refus de soutenir leur shérif. Certains se fondent sur l’intérêt collectif de la ville, d’autres sur leur intérêt personnel, d’autres encore sur des arguments juridiques, d’autres sur leur propre insuffisance, tandis que Kane quant à lui ne désapprouve personne et garde le silence. Le silence est un aspect de son personnage héroïque. Kane demande de l’aide, mais n’insiste guère si on la lui refuse. Humain, il souffre de cet abandon, il a quelques instants de faiblesse, mais se reprend vite. Il est seul dans le tourment, seul contre l’opinion, contre son épouse, son adjoint, ses amis proches, solitude qui ne fait que durcir sa résolution. Il ne s’explique guère sur son attitude. Simplement, il déclare à Amy, lorsqu’il revient en ville, qu’il doit combattre parce qu’autrement il n’y aura de sécurité pour eux nulle part, qu’ils seront toujours pourchassés. Mais cette rationalisation n’est pas l’essentiel. « Je n’ai jamais fui », conclut-il, et la formule est plus convaincante. C’est en définitive Hélène Ramirez qui a le mot exact, lorsqu’elle déclare à l’adjoint, son ex-amant, qu’il ne sera jamais qu’un charmant garçon, mais jamais un homme, en dépit de ses belles épaules, alors que Kane, lui, est un homme. On est dans le registre de l’héroïsme sans phrases. Ainsi, une femme qui ne l’aime plus dresse le portrait viril du héros américain, solitaire, taciturne, obstiné et secret. – Par deux fois, la collectivité lui signifie qu’il doit partir. D’abord lorsqu’on apprend la libération de Frank Miller, au moment du mariage. Ensuite lorsqu’il se rend dans le temple où sont rassemblés les bons citoyens d’Hadleyville – avec leurs épouses, au demeurant muettes. Cette scène est centrale dans le film, car elle consacre la solitude de Kane en fixant la position de la population. En même temps, elle montre le fonctionnement spontané d’une démocratie directe – éloge là encore des Etats-Unis – dans laquelle c’est un débat public, mais organisé, tolérant et paisible, qui conduit à résoudre en commun, par consensus, une question qui intéresse la ville tout entière. C’est même la seule fois dans le film où l’on puisse avoir le sentiment qu’une institution, celle de l’assemblée des habitants, fonctionne, même si le résultat n’est guère satisfaisant. La conclusion du film est en effet d’ordre aristocratique, puisque le héros solitaire a raison contre le sentiment public. Ce débat démocratique où s’échangent les arguments en sens divers pourrait évoquer ceux que rapporte Thucydide dans La guerre du Péloponnèse[[Les débats de ce genre abondent dans La guerre du Péloponnèse. Ils ne constituent pas une reconstitution historique mais, pour Thucydide, une manière à la fois dramatique, rationnelle et philosophique ou morale de mettre en lumière les choix de la Cité, et de montrer l’implication de la population. Il transforme donc l’Histoire en débat alors que, dans High Noon comme dans Liberty Valance, c’est le débat que l’on transforme en histoires. Après l’anecdote contée par le juge, c’est une nouvelle référence, cette fois implicite, à l’Antiquité, considérée comme modèle pour des sociétés à la fois civilisées et en voie de formation. Elle est, à côté de la Bible, un fonds culturel souvent à l’arrière plan des Westerns. Si sur le plan cinématographique elle sert de pont entre Westerns et Peplums, elle rappelle aussi l’influence de l’Antiquité gréco-latine sur les institutions américaines. Voir André Aymard, Les Assemblées de la Confédération Achaienne – Etude critique d’institutions et d’histoire, Klincksiek, 1938.]], marqués par la logique et la rhétorique sophistiques, dans lesquels les citoyens écoutent les orateurs puis décident de la paix ou de la guerre. Il pourrait aussi évoquer, plus près de l’esprit américain, les débats judiciaires contradictoires qui éclairent le jury – mais en l’occurrence les intervenants sont juges et parties, et le tableau précédemment présenté de la justice, avec le juge qui prend ses jambes à son cou devant le retour des condamnés, gêne plutôt la comparaison. Il rappelle donc surtout les discussions parlementaires, dans lesquelles il ne s’agit pas tant de convaincre que d’articuler et de rationaliser ses positions pour le public – et le public, ce sont les spectateurs du film. Démocratie directe d’un côté donc, mais représentation à l’intention d’un public extérieur de l’autre. L’Homme qui tua Liberty Valance ou l’Odyssée de l’Etat de droit Une histoire à rebondissements – Un Sénateur, Ranson Stoddard, alias James Stewart, se rend en train avec sa femme à Shinbone, petite ville de l’Ouest profond, pour assister à l’enterrement d’un inconnu, Tom Doniphon, alias John Wayne. Devant le modeste cercueil, il exige qu’on enterre l’inconnu avec ses bottes, ses éperons et son revolver. La presse locale attend le Sénateur : pourquoi est-il venu ? Il va raconter à la rédaction, à laquelle il a jadis appartenu, les raisons de ce voyage. Flash back qui ramène plusieurs décennies en arrière, à l’époque qui suit la guerre de Sécession. Jeune avocat, frais émoulu de l’école de droit, il voulait ouvrir un cabinet dans la ville. Il y arrive par la diligence, laquelle est attaquée et dévalisée par une bande de gangsters masqués, qui, apprenant qu’il est avocat, le rossent d’importance et le laissent en piteux état. Ici, on ne connaît que la loi de l’Ouest. Conduit à l’auberge par Tom Doniphon qui l’a retrouvé alors qu’il convoyait des chevaux, il est soigné par la fille de la maison, Hallie, et engagé comme plongeur, la pratique du droit semblant inadaptée aux mœurs locales. On connaît le malfaiteur et sa bande, Liberty Valance, alias Lee Marvin, par ailleurs homme de main des éleveurs qui entendent conserver la maîtrise du territoire. Mais pas question de l’arrêter. Le shérif, la population temporisent, à l’exception de Doniphon, qui pour sa part ne redoute pas Liberty Valance et dont ce dernier craint l’habileté au revolver. Stoddard ne renonce pas à arrêter Valance, mais ne veut le faire que conformément à des procédures légales. Humilié par Valance dans l’auberge où il joue les serveurs, il est secouru par Doniphon, dont il rejette les méthodes, trop semblables pour son goût à celles de son tourmenteur. Il va alors s’efforcer de répandre en ville l’alphabétisation et l’éducation politique et constitutionnelle, tout en collaborant au journal local. Dans ce contexte se profile une consultation électorale importante, puisqu’il s’agit de décider du statut du pays : restera t-il un Territoire, sous le contrôle des éleveurs, avec une démocratie restreinte ? Deviendra t-il un Etat, doté des institutions régulières des Etats-Unis ? Stoddard milite en ce sens, comme les fermiers, sédentaires et intéressés à un statut protecteur de leur situation. Les éleveurs et Liberty Valance agissent en sens inverse. Parallèlement, Stoddard apprend à tirer, car il doit pouvoir se défendre – mais il n’est guère habile à l’exercice, comme le lui démontre Doniphon, auquel le lie une amitié traversée d’orages. Outre l’opposition de leurs conceptions de la loi et de l’ordre, une rivalité amoureuse latente les sépare. Doniphon aime Hallie, qui aime Stoddard – le tout en silence, même si lui-même considère que la jeune fille est promise à Tom Doniphon. La procédure électorale commence, et Valance qui ne peut plus contrôler les habitants défie Stoddard en duel, puisque celui-ci est désormais armé. Le duel se déroule dans la nuit, près du saloon. Contre toute attente, Stoddard abat Valance. Il est blessé, et Hallie se jette dans ses bras, à la grande douleur de Doniphon, qui s’enivre et incendie sa propre maison. Puis arrive la procédure électorale décisive, dans la capitale du territoire. Débat entre éleveurs et fermiers, qui soutiennent la candidature de Stoddard et le statut d’Etat. Accusé d’être un meurtrier, Stoddard se retire, car il ne veut pas que son succès soit dû à la mort d’un homme. Doniphon lui révèle alors – flash back dans le flash back – que c’est lui, Doniphon, qui a en réalité abattu Valance, s’étant placé en protection cachée de Stoddard … Rien ne s’oppose plus à l’élection de l’avocat. Fin du flash back. C’est avec Hallie, son épouse, que le Sénateur, promis à la vice-présidence des Etats-Unis après une brillante carrière élective, revient à Shinbone pour rendre hommage à Tom Doniphon, et qu’il révèle la vérité à la presse : Doniphon, et non lui-même, a tué Liberty Valance. Mais la presse ne publiera pas l’histoire, car elle désenchanterait la légende – et la légende est préférable à l’histoire. Rentrant à Washington en train, le Sénateur et sa femme décident de revenir finir leur vie à Shinbone, et d’y retrouver leurs racines. Des films différents et complémentaires Si à beaucoup d’égards Liberty Valance est un anti-High Noon, à d’autres il le complète voire le confirme, par un ensemble de variations sur des thèmes proches. Là où High Noon est un éloge des valeurs américaines, Liberty Valance est une illustration des institutions américaines. – Les différences avec le film précédent sont nombreuses. Sur le plan de la technique du récit d’abord. Ni unité de temps, ni unité d’action, si le lieu est dans les deux cas pour l’essentiel restreint à une petite ville de l’Ouest. Alors que High Noon concentre l’action en la durée réelle du film, Liberty Valance la distend sur plusieurs décennies, et le flash back central lui-même couvre une durée indéfinie mais qui s’étend au moins sur plusieurs mois. En outre, High Noon ne dure que quelque quatre-vingt minutes contre près de deux heures pour Liberty Valance. C’est un peu une Odyssée que conte Liberty Valance – Odyssée de Stoddard qui revient au pays, Odyssée de l’Etat de droit qui s’impose après de multiples traverses – alors que High Noon évoque plutôt l’Iliade, un événement central organisant l’ensemble[[L’opposition des techniques du récit dans l’Iliade et l’Odyssée, d’un côté un événement singulier autour duquel tout s’organise, de l’autre un cycle, une longue errance qui ramène au point de départ, est souvent présentée comme la matrice de deux formes de récits dans la littérature occidentale.]]. Sur le plan du climat également, moins tragique dans Liberty Valance, qui comporte une bonne dose d’humour, qui est plus détendu, comme si la déconstruction du Western était déjà à l’œuvre – d’autant plus que le flash back en fait un regard rétrospectif, quelques décennies plus tard, sur un monde en voie de disparition, ce que symbolise la mort de Doniphon. Déconstruction aussi de l’esprit, puisque c’est la légende de l’Ouest qui se trouve quelque peu malmenée dans Liberty Valance. La vie quotidienne, avec ses détours et ses aspects triviaux, l’emporte sur la volonté de maintenir une tension constante dans High Noon. Plus profondément, alors que High Noon est un film aux forts contrastes, qui accentue les arêtes, Liberty Valance cultive l’ambiguïté. L’intitulé déjà : à la lumière lucide du plein midi s’oppose l’incertitude du titre de LV. On pense que c’est Stoddard qui a tué Valance, mais c’est Doniphon, et cette vérité est vouée à demeurer cachée. Hallie semble longtemps hésitante entre les deux hommes, alors que Amy Kane a fait un choix initial et définitif. Le soutien de Doniphon à Stoddard n’est pas sans mélange, puisqu’il ne croit guère à ses méthodes ni à la force de la loi. Stoddard lui-même finit par s’armer et joue du revolver. Différence cependant des méthodes qui triomphent dans les deux films : violence pure de High Noon, mélange plus complexe dans Liberty Valance, puisqu’elles passent par l’alphabétisation, par l’éducation, par le recours au vote, tous éléments plus collectifs et plus lents que l’héroïsme personnel de Kane. Différence de registre, de ce fait même : High Noon traite des valeurs, qui concernent les individus, et Liberty Valance davantage de la politique, à la dimension publique, puisqu’il s’agit de répandre pour tous l’instruction, la démocratie, l’Etat de droit. High Non est aristocratique là où est Liberty Valance est démocratique – mais le premier est plus populaire et le second davantage patricien. Pour le dire en d’autres termes, reprenant la distinction classique de Max Weber, on pourrait dire que les deux films illustrent deux types d’éthique. High Noon est fondé sur une éthique de la conviction, action rationnelle par rapport à des valeurs, l’honneur en l’occurrence, et la victoire est donnée par surcroît. Liberty Valance repose sur une éthique de la responsabilité, une action rationnelle par rapport à un but, certes, mais aussi sur la vertu, aussi bien au sens romain qu’au sens moral. C’est aussi une opposition plus large qu’il faut mentionner, sur trois plans, trois plans qui se superposent, politique, géographique et social : démocratie et aristocratie, côte Est contre Ouest profond, ville contre campagne. L’aristocratie, le culte du héros, sont exprimés par High Noon, la démocratie, le règne des gens ordinaires, par Liberty Valance. L’Ouest profond, c’est non seulement Liberty Valance mais aussi Doniphon, qui arbore toujours Stetson et Jeans, éperons et arme au côté, comme tout homme du Far West qui se respecte, tandis que Stoddard, qui vient de l’Est, est en permanence revêtu du costume trois pièces qui sent son avocat en même temps que l’homme des villes – la ville, espace de la démocratie, d’abord développée dans les régions où s’est formée la société américaine. Liberty Valance illustre le passage d’une société à l’autre, de la brutalité sommaire de la campagne des pionniers – en l’occurrence le désert – aux mœurs urbaines, plus civiles et pacifiques. En revanche, High Noon se déroule dans un espace politiquement et socialement homogène et clos, comme si n’existait pas un monde extérieur encore trop lointain. Dans cette période de transition, Liberty Valance traduit le passage d’une société à une autre, presque d’une civilisation à une autre, en tout cas un changement de sociabilité, et c’est ce qui explique son ambiguïté[[De façon sous-jacente, ou biaisée, on peut aussi y voir une allusion à la période qui suit la guerre de Sécession, la victoire du Nord sur le Sud, d’une société urbaine sur une société rurale, d’une société égalitaire sur une société patricienne – mais avec un souci de réconciliation. L’Est et l’Ouest profond décalent le Nord et le Sud, mais Doniphon, par exemple, est servi par un Noir qui a tout de l’esclave affranchi et qui lui reste loyal. Les deux Amériques, Stoddard et Doniphon, deux Amériques à la fois dans le temps et l’espace, s’épaulent et se prêtent main forte.]]. Si l’on revient aux personnages, et d’abord à ceux qui sont à l’arrière-plan, qui expriment une manière d’être collective, on peut observer que les personnages positifs sont beaucoup plus nombreux dans Liberty Valance que dans High Noon. Dans ce dernier, il n’y a guère qu’un jeune garçon proche de Kane qui veuille combattre à ses côtés, et que celui-ci écarte avec gentillesse. Pour Liberty Valance, aux côtés de Stoddard, Doniphon, Hallie, on trouve Peabody, qui dirige le journal local, le domestique noir de Doniphon, loyal et courageux, la majorité des fermiers qui soutiennent le passage du statut de Territoire au statut d’Etat. Au fond, dans LV, le peuple est bon, ouvert à l’éducation, perfectible, alors que la lâcheté collective et les petits intérêts dominent les habitants d’Hadleyville – toujours l’opposition entre une vision démocratique et une vision aristocratique. Pour les personnages centraux, leurs comportements sont également très différents. Kane quitte Hadleyville sans esprit de retour, alors que Doniphon y reste, que Stoddard y revient et entend s’y fixer définitivement. Avocat, Stoddard parle beaucoup, est toujours soucieux d’expliquer et de s’expliquer, très rhétorique, alors que Kane, on l’a noté, est tout silence. Un trait commun cependant : ni l’un ni l’autre ne fuient l’adversité, mais au contraire l’affrontent, en dépit des conseils qui leur sont prodigués. Mais il est d’autres similitudes, non moins importantes, dans les deux films[[Même si Liberty Valance est tourné quelques années plus tard que High Noon, il faut rappeler qu’ils se situent dans un contexte américain où le maccarthysme est présent ou encore proche. Or les deux réalisateurs, Fred Zinnemann et John Ford, y ont été l’un et l’autre confrontés. Zinnemann, juif allemand d’origine, a été anti-maccarhyste et en butte aux dénonciations internes d’Hollywood. En 1950, Cecil B. DeMille s’en est pris aux « Mister Veilder » (Billy Wilder), « Veiler » (William Wyler) et « Tzinnémann ». John Ford a alors pris la défense des accusés, en critiquant ceux qui voudraient « nous transformer en services de renseignements et donner aux producteurs ce qui à mes yeux ressemble à une liste noire ». Toutefois, dès le lendemain, il écrivait à Cecil B DeMille pour lui témoigner sa sympathie. (Joseph McBride : A la recherche de John Ford, Institut Lumière Actes Sud, 2007). L’ouverture des archives américaines indique également que John Ford fut un agent de l’O.S.S, ancêtre de la C.I.A, pendant la deuxième guerre mondiale – mais il fut loin d’être le seul. Ce n’est qu’un exemple des multiples contradictions de ses attitudes, puisqu’il est passé d’une gauche affirmée à une droite fortement conservatrice, tout en demeurant un farouche individualiste (Edouard Waintrop, Libération, 1er janvier 2008, p. 20). Liberty Valance porte la trace de ces ambiguïtés, notamment dans le rapport entre la loi et la violence, mais aussi entre la vérité officielle et la réalité cachée. Dans la différence des comportements de Kane et de Stoddard, on observe deux méthodes différentes de résistance au maccarthysme. La portée des films dépasse toutefois de loin les circonstances historiques qui entourent leur naissance.]]. – Les similitudes ne sont pas moins frappantes – Similitude de certaines situations d’un côté. Dans les deux cas, une ville est aux prises avec une bande de malfaiteurs qui y fait régner sa loi, ou plutôt sa violence et son arbitraire. Frank Miller, Liberty Valance, sont de la même espèce de prédateurs et de tueurs, et leurs complices sont interchangeables[[L’acteur Lee Van Cleef, alors troisième couteau, incarne le même personnage dans les deux films, un complice sournois et brutal voué à recevoir des coups. Il devient ensuite personnage de premier plan avec les « Westerns spaghetti » de Sergio Leone, toujours cantonné dans les rôles de grand méchant, au physique en rapport.]]. Les deux bandes connaissent en outre le même sort final. Dans les deux films également, la présence de débats collectifs qui concernent l’avenir de la ville ou du pays, et même pour chacun de deux débats successifs. Dans HN, on l’a noté, il s’agit de débats spontanés, d’abord lors du mariage de Kane, ensuite lors de sa visite au temple pour demander de l’aide. Chaque fois, on l’exhorte à fuir. Pour LV, ce sont des débats régulièrement organisés suivant des procédures électorales, puisqu’ils visent à désigner des délégués. Les débats spontanés ne sont pas moins structurés que les autres, et sont même plus ouverts. Mais les résultats sont différents, puisque dans HN les conseils ne sont pas les bons, alors que les décisions sont justes dans LV – là encore, opposition entre vision aristocratique et démocratique. Dans HN, on n’a pas affaire au peuple selon J.-J. Rousseau, mais à un conglomérat d’individus menés par leurs intérêts ou leurs craintes. Dans LV à l’inverse, le peuple, par cela même qu’il est, est tout ce qu’il doit être, parce qu’il se définit en fonction de l’intérêt général. Similitude entre deux couples d’un autre côté, celui que forment Kane et sa femme pour HN, Stoddard et Doniphon pour LV. Mais les rôles respectifs, le mineur et le majeur, sont en quelque sorte inversés. C’est Amy Kane qui est pacifiste et condamne la violence, tandis que c’est Stoddard qui remplit cet emploi alors que Doniphon évoquerait davantage Kane – mais un Kane rusé, sorte d’Ulysse de cette Odyssée. En définitive, les quatre se retrouvent les armes à la main dans la scène décisive, et ce sont les personnages présumés mineurs qui assurent le succès du héros principal, Amy pour Kane, Doniphon pour Stoddard. Plus profondément, ce qui constitue leur trame commune, ce sont les rapports entre la loi et la force, plus exactement entre différents types de lois et différents types de violence qui les appuient ou les contredisent. On atteint là la dialectique centrale des deux films, les problèmes de principe qu’il soulève, qui en sont les fils rouges. Les variations des rapports entre lois et violence, aussi multiples que complexes, leur contrepoint, sont au cœur de la signification des deux films. La résolution de leurs contradictions – partielle, très partielle, dramatique plus que conceptuelle – est différente pour chacun d’eux, mais n’en présente pas moins des éléments comparables. La Geste du Colt A quoi pourrait se résumer le ressort dramatique des Westerns : qui va jouer du Colt, pourquoi, contre qui, après quelles péripéties laborieuses le héros malmené va t-il en définitive l’emporter, gagnant au passage l’amour d’une belle – plutôt une blonde, comme il sied à une dame de cœur – ou à l’inverse quittant le champ de bataille en héros solitaire. Les variations autour de ce thème sont nombreuses, et les très grands Westerns ont fixé des modèles, transformé les clichés en mythe. Derrière ce mythe, si on l’analyse plus rationnellement, une absence, celle de la loi, ou plus exactement, celle des lois, et une présence, celle de la violence. Substitut de la première, ou des premières, le Colt est l’instrument de la seconde. A l’instar du sabre de Joseph Prudhomme, il est toutefois aussi bien l’instrument des malfaiteurs que celui des justiciers, d’où une dialectique compliquée que les meilleurs films illustrent, décrivent, sans parvenir pour autant à établir une ligne de démarcation parfaite. La justice serait-elle toujours du côté des vainqueurs, comme dans l’ancien duel judiciaire, le jugement de Dieu, apanage des sociétés primitives, sans justice reposant sur une force publique légitime ? Pour éviter cette conclusion cynique, contraire au moralisme américain, il faut accepter une sorte de grâce immanente des justes, renvoyant à une grâce particulière – signe éventuellement d’une présence divine dont on a pourtant remarqué l’absence ostensible dans la plupart des Westerns – la balle magique, ou un Dieu à six coups, en quelque sorte. La carence des lois Fonder ou défaire le lien social – Cette carence permet une réflexion sur les origines de la sociabilité et de son maintien, dans une problématique plus proche du XVIIIe siècle que du XIXe – mais question centrale dans un pays en voie de formation, qui doit s’interroger sur le fondement du lien social, sur ce qui constitue le ciment de l’agglomération humaine, sa légitimité, ce qui en assure la stabilité. A priori, on songe aux lois, au sens de règles communes, reconnues par tous, qui assurent la paix publique et la cohésion du groupe dans le respect des droits de chacun. Or, dans les Westerns en règle générale, les lois ne sont pas tant inexistantes qu’inefficaces – surtout les lois positives, celles qui sont posées par l’Etat ou par l’autorité publique, et qui reposent sur un appareil judiciaire et policier. Leur carence ne crée pas pour autant une situation sans règles – mais les règles qui émergent alors s’inscrivent contre les lois officielles, elles les bafouent, elles établissent un désordre de domination prédatrice autour des plus forts. L’état de nature que décrivent les Westerns est plus proche de celui de Hobbes ou de Spinoza – tradition philosophique anglo-saxonne oblige – que de celui de J.-J. Rousseau. Les lois inefficaces sont ainsi remplacées par des lois dangereuses, autre aspect de leur carence générale. Alors le chemin de la violence – mais de la violence aux multiples formes et aux multiples sens – est ouvert. – Cette dynamique régressive, qui est le point de départ où la démonstration initiale développée par les Westerns est abondamment illustrée par les deux films, chacun à sa manière : par l’action pour High Noon, davantage par le discours pour Liberty Valance. Ce sont les différentes visites que réalise Kane à la recherche de soutiens qui montrent les défausses cumulatives des lois positives et de leurs instruments officiels, et même de la loi divine. Ces défausses entraînent son recours à une légitime défense à la fois individuelle collective, qui n’est pas une usurpation mais une substitution[[A l’instar de la légitime défense reconnue dans la Charte des Nations Unies (art. 51), présentée comme un droit « naturel » (« inherent » dans le texte anglais) de légitime défense individuelle ou collective. Plus nettement individuelle dans High Noon, malgré l’intervention d’Amy Kane, elle est collective dans Liberty Valance, puisque Tom Doniphon apporte un concours décisif sans avoir un intérêt direct dans l’affaire. Telle peut être la légitimation du comportement d’Amy Kane comme de celui de Tom Doniphon, qui illustre par ailleurs l’ambiguïté du recours à la violence (infra). La logique du duel, sinon sa légalité, repose au demeurant sur la légitime défense, puisque chaque duelliste peut se considérer comme menacé par l’autre.]]. Stoddard pour sa part argumente beaucoup, raisonne en avocat, soutient longuement la loi ordinaire, demande un procès contre les exactions qu’il a subies, veut porter plainte et, devant l’incapacité des autorités publiques à remplir leur mission – ou leur refus d’accomplir leur devoir – entreprend de changer les règles à son bénéfice. Le recours à la procédure électorale pour obtenir la transformation du Territoire en Etat de plein exercice dans le cadre des Etats-Unis permet un renforcement de l’autorité de la loi, lui assure une plus forte légitimité et un soutien populaire plus efficace. Ainsi le destin de la loi positive est incontestablement meilleur dans Liberty Valance que dans High Noon. Mais dans l’ambiguïté, on y reviendra, parce qu’il a fallu, avec Doniphon, sortir de la loi pour mieux la fonder. Lois inefficaces ou lois dangereuses – Revenons sur ces deux types de lois, lois inefficaces ou lois dangereuses. Lois inefficaces ? Kane n’est plus shérif lorsqu’on apprend le retour de Miller et de sa bande, décidés à se venger. Son successeur ne doit arriver que le lendemain. Il reprend son étoile, dans des conditions à la légalité douteuse, que l’on pourrait dire d’urgence ou d’exception – mais on ne sort pas du cadre du droit positif. Son adjoint démissionne, carence de l’autorité qui doit lui prêter main forte. Le juge, qui pourrait peut-être prendre une décision conservatoire contre Miller, s’enfuit. L’ancien shérif refuse également son appui à Kane. L’assemblée spontanée qu’il consulte dans le temple lui demande à nouveau de partir, détruisant l’autorité qu’il pourrait invoquer. Il reste seul, face au vide de la loi. Pire, le loi protège les malfaiteurs, en lui interdisant une arrestation préventive d’une partie de la bande : ils n’ont encore rien fait. Il reste alors, sorte de loi naturelle à laquelle il pourrait recourir, la loi divine, qui pourrait lui donner une certaine légitimité. Mais sa femme, Quaker, invoque ses convictions pour refuser la violence et l’abandonner à son tour. Quant au pasteur, également sollicité dans le temple, il se refuse à trancher : tuer, ne pas tuer ? Dieu se tait. Privé ainsi de la force de la loi et d’un fondement légitime substitutif, il ne reste à Kane que sa conscience, ou son honneur – mais on entre alors dans le domaine des lois potentiellement dangereuses, on va y revenir. Quant à Stoddard, il se heurte exactement au même type de carences. Le shérif, lâcheté ou prudence, se refuse à enregistrer sa plainte. On ne lui laisse même pas installer son cabinet d’avocat, et l’on cherche à entraver l’exercice des libertés collectives fondamentales, notamment le droit à l’information en détruisant les locaux du journal qui soutient sa cause. Au surplus, dans Liberty Valance comme dans High Noon, il apparaît que la loi positive peut protéger les malfaiteurs. Lors de l’élection, un éleveur observe que Stoddard est inéligible, car il a tué un homme. Il lui reproche d’avoir été à la fois jury, juge et bourreau de Valance. « La marque de Caïn est sur le front de cet homme », clame t-il, ce qui est associer loi positive et loi divine, ainsi retournés à l’avantage des assassins. L’éventail des lois que parcourt Stoddard est en revanche plus vaste, et il élargit le champ de bataille, sans recourir, comme Kane, à la violence, tout au moins immédiatement. Au-delà de la presse, il met en œuvre les procédures démocratiques, qui doivent permettre le renforcement de la loi. Il ne recherche donc pas, à l’encontre de Kane, le soutien d’une quelconque loi divine ou naturelle, il entend se situer exclusivement dans le cercle des lois humaines, consacrées par des votes. Loi civile, non loi divine : Liberty Valance est plus moderne, plus philosophie des Lumières, plus conforme au génie des Pères fondateurs – dans la classe où il alphabétise, on remarque les portraits de Washington et de Lincoln – que Kane, qui met en œuvre quant à lui des lois d’une autre nature, la loi de l’Ouest. A la fin du film, lorsque le Sénateur Stoddard reprend le train avec son épouse, celle-ci observe que, de désert l’Etat est devenu un jardin – à la fois paradis terrestre, innocence retrouvée, et humanisation de la terre, loi positive et loi divine s’épaulant en quelque sorte, mais par la grâce de la démocratie et de la vertu[[L’image du jardin possède également une signification plus personnelle. Doniphon, amoureux d’Hallie, lui offrait des fleurs de cactus, symbole du désert. On les retrouve, à la fin, autour de sa maison incendiée. Il est donc resté fidèle à son mode de vie, sans doute noble mais stérile, tandis que l’action de Stoddard a fait s’épanouir les mille fleurs de la civilisation, réalisation des promesses de la nature. Ajoutons que le cactus est symbole à la fois pour Israël et pour la Palestine. Pour Israël, il est l’image de ce qui est épineux à l’extérieur et sucré à l’intérieur ; pour la Palestine, l’équivalent du Phénix et de la renaissance perpétuelle.]], dans une démarche en définitive très protestante. Le fait que le couple Stoddard décide de finir ses jours à Shinbone manifeste aussi que l’Amérique doit rester fidèle à ses origines, tout comme la Constitution américaine ne saurait être modifiée mais que ses amendements ont seulement pour objet de revenir à ses sources et d’en suivre le cours. – Lois dangereuses ? Ce sont toutes celles qui remplissent le vide des lois positives, de celles qui sont édictées par les autorités publiques régulières et garanties par elles. Une formule les résume : la loi de l’Ouest, c’est-à-dire la loi du vide de la loi, l’anti-loi en quelque sorte. Kane l’utilise à son profit, mais tout en assurant sa survie, il a conscience de ne pas être en règle avec la mission qui est la sienne. Au fond, lorsqu’il jette son étoile dans la poussière, aux pieds des habitants, c’est une manière de signifier qu’ils ont eux-mêmes renoncé à la protection de la loi, qu’ils n’en sont pas dignes, et qu’à son tour il les abandonne à leur sort – sortie négative sur le plan collectif, pessimisme aristocratique à nouveau. A l’inverse, Liberty Valance est le triomphe final de la loi positive, défendue par les électeurs, les gens ordinaires – mais non par les préposés officiels, shérifs, juges … Cette loi de l’Ouest, mise en œuvre sans phrases par Kane, elle est à l’inverse explicitée, déclinée dans le second film par un personnage qui explique à Stoddard l’inanité, à ses yeux, de ses prétentions. Elle comporte de multiples variantes : loi de la survie, sorte d’état de nécessité, qui n’éloigne qu’à demi du droit positif, car tous le systèmes juridiques l’admettent sous des formes diverses ; loi du tomawak, qui pourrait être aussi un autre type de droit positif, celui d’un groupe différent, auquel il faut bien s’adapter par la loi du fusil ; loi de Lynch – et après qu’il ait apparemment tué Liberty Valance, ses sbires veulent pendre Stoddard comme assassin sans autre forme de procès, ce dont Doniphon les détourne à coups de poing. Loi du Talion, loi biblique, qui sert de justification aussi bien à Kane qu’à Doniphon – et l’on retrouve une forme de loi divine. On rencontre du même coup, dans toutes ces anti-lois, une tentative de légitimation de la violence, de sorte qu’elles se nient elles-mêmes. La violence comme fatalité Le trait commun de toutes ces variantes de la loi de l’Ouest, soit qu’elles nient la loi positive, soit qu’elles la combattent, c’est d’établir un triangle infernal entre loi inefficace, loi dangereuse, et violence. Car en réalité ces variantes ne servent que de justificatif à une violence déréglée. Pseudo lois, anti-lois, elles n’organisent que le désordre, l’arbitraire, le règne de la force, la négation des droits de chacun. Cependant, l’autorité de la loi peut également prescrire le recours à la violence réglée, de sorte que la violence apparaît comme une fatalité. La question centrale posée par les Westerns, aussi bien dans LV que dans HN, n’est pas l’élimination de la violence, mais sa légitimation, et sur ce plan les deux films conduisent, sinon à des impasses, du moins à des apories, à des difficultés qui ne sont qu’imparfaitement surmontées. Les métamorphoses de la violence ou les variations sur la violence qui sont le ressort des deux films illustrent la difficulté que les Etats-Unis ont toujours éprouvé à son égard, un mélange de fascination et de légitimation d’un côté, de malédiction et de rejet de l’autre. La violence accable, la violence sauve – mais le passage de la violence culpabilisatrice à la violence salvatrice comporte nombre d’ambiguïtés. Violence culpabilisatrice, violence salvatrice – La violence qui accable est une sorte de péché originel, d’imperfection essentielle de la condition humaine, ou plus exactement du lien social. Car les justifications de la loi de l’Ouest qui viennent d’être énumérées font toutes référence à une nécessité qui est sociale plus que personnelle, plus politique que métaphysique – ce qui confirme une approche de la religion davantage fondée sur la sociabilité que sur la transcendance. Au-delà de ce qui peut être légitimé par les circonstances, par la légitime défense, apparaissent cependant les dévoiements individuels, qui sont de deux ordres : ceux qui s’emparent de la violence pour leur prédation personnelle, qui lui assignent donc des fins nuisibles à l’épanouissement du groupe ; ceux qui acceptent cette situation, qui la justifient et qui renforcent la prédation personnelle par une lâcheté collective. Lâcheté collective, souvent dissimulée par des raisonnements divers, qui viennent justifier la résignation ou la fuite. Nous n’avons rien à reprocher à ces supposés agresseurs, on n’a pas les moyens de les combattre, cela ne nous concerne pas, c’est l’affaire de la police, que font les politiques, etc … High Noon fustige implicitement ces attitudes. Plus équivoque, Liberty Valance les enregistre comme une donnée et les contourne par une autre forme de mobilisation collective, la démocratie. Les deux films convergent toutefois dans une critique du pacifisme, qui débouche sur une impasse, comme doit bien le constater Amy Kane, et dans une certaine mesure Stoddard lui-même – et l’on peut songer aux pacifistes d’avant la seconde guerre mondiale, qui ont payé de cinq années d’occupation leurs convictions, quand ils n’ont pas pactisé avec l’ennemi[[De façon sans doute involontaire, on peut trouver dans chacun des deux films une condamnation implicite de la neutralité américaine face à la montée du péril hitlérien avant la seconde guerre mondiale, neutralité rompue par l’Allemagne nazie et non par les Etats-Unis.]]. – La violence qui sauve est davantage explorée et démultipliée, comme si la première était un donné qui se passait de longues explications. Dans High Non ainsi, Kane est en état de légitime défense, mais il assure en même temps les fonctions de juge, de shérif et d’exécuteur qui ont été abandonnées par l’autorité publique, les mêmes fonctions que l’on reproche à Stoddard d’exercer dans Liberty Valance. Sa violence est ainsi salvatrice et restauratrice – salvatrice de lui-même, de sa femme, de Hadleyville, restauratrice de l’autorité de la loi positive, mais son avenir dépendra des habitants, et rien ne paraît garanti à cet égard. Situation plus complexe dans Liberty Valance, puisque à ces dimensions salvatrice et restauratrice s’ajoutent une dimension rédemptrice, et une autre fondatrice. Rédemptrice pour Stoddard : en apprenant à tirer, en relevant le défi de Valance et en acceptant le duel, il ne renonce pas tant à ses principes pacifistes qu’il ne prouve, à lui-même et aux autres, qu’il est prêt à risquer sa vie pour ses convictions, sorte de litmus test de leur authenticité, et de leur validité. Fondatrice, puisque par là il permet que soit établie une loi civile qui écarte l’usage individuel et déréglé de la violence. Mais cette démonstration de la violence fondatrice repose sur une insoluble contradiction. On ne peut en définitive condamner et exclure la violence des rapports sociaux qu’en l’utilisant, et l’on rejoint ici une ancienne sagesse politique qui considère qu’un pouvoir ne doit jamais trop s’interroger sur ses origines, car le risque est trop élevé de les trouver impures [[Traitant de l’Europe monarchique dans L’Europe et la Révolution française (vol. 1, Plon, 1885, p. 13 et 103), Albert Sorel écrit : « … il importe de voiler l’origine des pouvoirs … il n’y en a point dont les fondements soient plus obscurs .. » et cite le Cardinal de Retz : « Le droit des peuples et celui des rois ne s’accordent jamais si bien que dans le silence ». A cette prudence, qui en définitive légitime l’usurpation, l’esprit des Lumières oppose la recherche du fondement rationnel du pouvoir, « l’idée que la raison doit gouverner le monde ». Ce débat propre à l’Europe de la fin de l’ancien régime semble revivre avec les deux films, High Noon appartenant davantage au premier courant, Liberty Valance à celui des Lumières, qui inspirait aussi les fondateurs des institutions américaines. Mais la ruse de la violence, ou sa fatalité, conduit à ce que la raison elle-même doive s’appuyer sur son concours, que Stoddard ne triomphe que grâce à Doniphon.]]. La violence fondatrice n’est pas en effet la violence réglée qui est autorisée pour mettre en œuvre la coercition publique à l’appui des lois, qui est elle parfaitement légitime et légale. Elle est par définition extérieure à la loi positive, quand elle ne lui est pas contraire. On peut dès lors s’interroger sur la réversibilité des critères de jugement de la violence, autre aspect de sa fatalité. Réversibilité et ambiguïté de la violence – La contradiction reste implicite dans High Noon, puisque Kane, abandonné de tous, n’entend agir que pour lui-même et que les conséquences collectives de son action sont à la fois indirectes et incertaines. Il est au fond possible qu’il n’ait fait que réaffirmer la loi de l’Ouest, par un effet miroir, que l’on ne sorte pas de la violence accusatrice, pessimisme cette fois tragique du film. En outre, Amy Kane abat l’un des gangsters en lui tirant dans le dos, ce qui est contestable du point de vue de la logique du duel. Il est vrai que Kane devait affronter quatre adversaires, dans un combat qui semblait perdu d’avance. On peut en conclure que lorsque les portes de la guerre sont ouvertes, il n’y a plus de règles, que le dérèglement est la seule loi de la guerre [[Ce que semble confirmer la mise à l’écart du droit international humanitaire par les Etats-Unis dans la « guerre contre le terrorisme » après le 11 Septembre, en réponse à des actes terroristes également contraires au droit classique de la guerre. Mais elle n’est pas sans précédents, comme le montrent nombre de films américains consacrés à la guerre du Vietnam, entre autres Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola (1979).]]. La contradiction est en revanche explicite dans Liberty Valance, et même au cœur de l’intrigue, qui montre Stoddard et Doniphon à la fois dissociés et associés. Contradiction dédoublée : d’une part l’avocat Stoddard s’est mué aux yeux de tous en justicier privé, ce qui permet la fondation d’une justice publique ; d’autre part – mais il est seul à le savoir, et lorsqu’ils l’apprennent les autres ne veulent pas que l’on en parle – cette mutation repose sur une imposture, puisque c’est en réalité Doniphon qui a tué Valance, en définitive victime d’une sorte de guet apens. Le succès du Gouverneur puis Sénateur Stoddard est donc fondé sur un mensonge, un mensonge d’autant plus lourd que Doniphon n’était en rien menacé par Valance, qu’il ne peut se justifier ni par la légitime défense individuelle ni par l’égalité des chances, et que Stoddard a couvert par son silence ce qui n’était qu’une exécution privée. Il l’a fait durablement, il en a tiré le bénéfice et il semble ensuite avoir négligé Doniphon, puisque celui-ci est retombé dans l’anonymat et que Stoddard ne le retrouve, pour lui rendre hommage, qu’après sa mort. La violence fondatrice, mais aussi restauratrice en l’occurrence, semble donc condamnée à être toujours à l’arrière-plan des procédures légales et démocratiques. Après tout, en France, les institutions républicaines dérivent de la Révolution, l’indépendance américaine d’une rébellion, les institutions britanniques elles-mêmes du meurtre d’un roi. Suivant le mot de Spinoza, la bougie n’éclaire pas sa base : le flambeau brandi par la Statue de la Liberté laisse dans l’ombre un passé à beaucoup d’égards plus mélangé. La mutation, qui est peut-être une mythification, est préférable à l’explication désenchanteresse. Compte tenu de la réalité, les journalistes du Shinbone Star sont peut-être sages de conclure que la légende est préférable à l’histoire, et de ne pas révéler que Valance a en réalité péri dans un guet-apens, en vertu de la loi du Talion. Violence qui accable, violence qui sauve : bien difficile de sortir de l’ambiguïté [[Fred Zinnemann, réalisateur de High Noon, a tourné parmi ses derniers films The Day of the Jackal (Chacal), 1973), qui apparaît comme une contre-épreuve, une exacte inversion de High Noon. Le film se déroule en France peu après la fin de la guerre d’Algérie et retrace la dernière tentative d’attentat contre le général de Gaulle, en 1964 à l’Ecole Militaire. Un tueur à gages solitaire, stipendié par les débris de l’OAS, prépare minutieusement l’assassinat du Président, qui n’est empêché qu’à l’ultime minute. Il est en quelque sorte un anti Kane et le contexte un anti High Noon – film ouvertement politique, vieille Europe, milieu urbain, tueur nomade. Les commanditaires se cachent, non les civils comme dans High Noon. Mais Chacal est comme le shérif un homme seul, confronté à la meute. Il traverse la France, semant la mort sur son passage, recherché par un impressionnant appareil secret aussi bien que policier, qui connaît son existence mais ignore son identité. Tout se déroule donc à l’envers dans cette variation sur la violence criminelle. On ne partage nullement le point de vue du commentateur du Dictionnaire du cinéma – Les réalisateurs, dirigé par Jean Tulard (Bouquins – Laffont, 9e éd. 2003), qui estime que ce « superbe sujet » a été « gâché » par Zinnemann. Il s’agit à l’inverse d’un excellent film qui a donné lieu par la suite à un laborieux remake américain ( The Jackal, par Michael Caton-Jones, 1997).]]. – Quel peut dès lors être le critère qui distingue la violence légitime de la violence injuste ? Guère les méthodes, on l’a vu. Guère non plus l’antériorité de la violence injuste, contre laquelle réagirait la juste violence. Après tout, les malfaiteurs pourraient aussi soutenir qu’ils sont chez eux et s’organisent suivant leurs propres principes, que l’intrusion dans leurs affaires d’un droit fédéral venu de l’extérieur est une agression contre laquelle ils se défendent avec leurs moyens[[Après tout, on pourrait estimer que les éleveurs qui défendent leur sol contre l’intrusion des règles extérieures, incarnées par Stoddard, ressemblent aux insurgents américains qui rejettent la loi britannique, dans la logique de ces groupes et milices contemporains qui s’opposent, aux Etats-Unis, à l’Etat fédéral, considéré comme une menace pour les libertés individuelles.]]. Un personnage observe, dans Liberty Valance, que c’est le train qui apporte la transformation de l’Ouest et la mort de ses traditions. En définitive, ce sont plutôt les caractères et les vertus qui semblent faire la différence. Les justiciers sont courageux, bons soupirants ou époux, animés par une vision de l’intérêt général. Les malfaiteurs sont mus par des intérêts privés, n’ont aucun souci de l’intérêt collectif et oppriment les faibles. C’est en règle générale ce que l’on dit de ses ennemis – et le critère risque en réalité maîtrisé par les vainqueurs, de devenir une idéologie justificatrice. L’Histoire est pleine de vaincus : combien trouvent grâce auprès des historiens ? En expliquant la défaite, on risque fort d’approuver le vainqueur. Du mauvais usage des comparaisons Les exemples sont nombreux qui illustrent cette constatation, mais elle ne comporte guère de conséquences qu’intellectuelles lorsqu’il s’agit du passé. Quand ce sont des décisions à prendre qui sont en jeu, la leçon est plus inquiétante, surtout sur le plan des relations internationales. On peut ainsi sans dommage voir en Kane un modèle du Président Reagan affrontant et détruisant l’URSS avec l’outil de la course aux armements, de l’IDS [[L’ « Initiative de défense stratégique », ou Strategic Defense initiative (SDI), lancée en 1983 par l’Administration Reagan, qui prévoyait une protection du territoire américain dans et à partir de l’espace extra-atmosphérique contre les attaques nucléaires a joué un rôle considérable dans la chute de l’URSS, lui faisant prendre conscience d’un retard technologique qu’elle n’était pas en mesure de rattraper (Serge Sur, Relations internationales, Domat politique, 4e éd. 2006). Si le Président Reagan, ancien acteur de Westerns, ami de John Wayne et cow-boy virtuel devenu Président a réussi dans son entreprise en incarnant le retour des Etats-Unis à une politique de confrontation avec l’URSS, il serait hasardeux de généraliser. Dans La rose pourpre du Caire (Purple Rose of Cairo, 1985), Woody Allen montre ainsi avec prescience les déboires qui ne manquent pas d’arriver lorsque les acteurs sortent de l’écran pour se mêler à la vraie vie. Mieux vaut que les cow boys ne descendent pas de cheval et ne sortent pas du XIXe siècle – ou alors restent sur l’écran.]], largement impopulaire dans le camp occidental. Un auteur américain, après le 11 Septembre – mais avant l’invasion de l’Iraq en 2003 – n’a pas hésité à rapprocher des habitants d’Hadleyville les alliés européens que les Etats-Unis voulaient défendre, et qui semblaient prêts au compromis et à l’appeasement avec les dictateurs et les terroristes [[James Woolsey, ancien directeur de la CIA, Wall Street Journal, 25 février 2002 : “ It’s high noon for the civilized world – Let timourous Europeans go home to their kids”.]]. Comparaison certes abusive, et que l’on pourrait aisément retourner. Les membres européens de l’OTAN se sont en effet immédiatement déclarés solidaires des Etats-Unis, ont proposé de mettre en œuvre l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord, et ce sont les Etats-Unis qui l’ont refusé. L’invasion de l’Iraq n’avait rien à voir avec le 11 Septembre, de l’aveu même des Etats-Unis qui l’ont justifiée par d’autres motifs. Le Président George W. Bush paraît s’être pris pour Kane lorsqu’il a décidé l’invasion de l’Iraq en 2003, et la France a été assimilée aux habitants timorés d’Hadleyville lorsqu’elle a refusé, au nom du droit international, de soutenir cette attaque. On lui a reproché une lâcheté congénitale, renversant un peu l’analyse, puisque il y a de meilleures raisons de comparer George W. Bush à Frank Miller ou à Liberty Valance qu’à Kane et surtout qu’à Stoddard. Quant à Stoddard, livré à lui-même, il évoquerait plutôt l’attitude du Président Carter, certes respectable mais qui a tourné à la confusion des Etats-Unis. En définitive, on a toujours besoin d’un Tom Doniphon [[Dans un article consacré en 1924 à « La justice internationale » dans la revue l’Europe nouvelle, Albert Thibaudet rapporte l’anecdote suivante, qui illustre le propos. Henri IV avait déclaré devant l’assemblée des notables de Rouen « qu’il les avait convoqués pour se mettre en tutelle entre leurs mains ». Gabrielle d’Estrées lui reprocha cette imprudence. « Bah ! répondit le roi, je l’entendais avec mon épée au côté ». A. Thibaudet, Réflexions sur la politique, Bouquins, Laffont, 2007, p. 607. Pour le dire en termes modernes, pas de Soft Power sans Hard Power. Réflexion dont pourraient s’inspirer les militants de la justice internationale pénale, leçon également de LV : la justice n’est rien sans l’adhésion du peuple et le concours de la force publique. Ce n’est pas la Dikè, justice idéale et pacifique, qui peut se substituer à la Némésis, vengeance privée, mais la Thémis, justice de l’Etat.]] : la force efficace – même cachée – à l’appui de la loi impuissante. Il est probable que le Président George W. Bush ne rejetterait pas la comparaison, et que l’image de John Wayne dans Liberty Valance lui soit aussi sympathique que celle de Gary Cooper dans High Noon. Mais il serait alors Doniphon sans Stoddard, puisque l’établissement de la démocratie et de l’Etat de droit, invoqués comme objectifs, se font longuement attendre. La comparaison serait donc tout à fait forcée [[On a parlé, à propos du Président George W. Bush et de ses soutiens idéologiques, les néo-conservateurs, qui associaient l’idéal de la démocratie libérale à son exportation par la force armée, de « Wilsonisme botté » – par référence au Président Wilson et à sa vision idéaliste de la reconstruction de la société internationale après la première guerre mondiale. En somme, Kane serait les bottes sans Wilson, Stoddard Wilson sans les bottes et Stoddard + Doniphon le Wilsonisme botté. Mais il y a là une double erreur. D’une part en effet, le Wilsonisme botté est un pléonasme, car le Président Wilson entendait bien pouvoir recourir à la force armée pour imposer ses vues, ce qu’il a fait avec l’entrée en guerre des Etats-Unis en 1917 ; d’autre part l’action de l’Administration Bush en Iraq et plus généralement au Moyen Orient ne semble pas avoir beaucoup contribué à la promotion des institutions démocratiques.]]. La société internationale n’est en outre, quant à elle, ni défaillante ni à fonder. Avant l’invasion de l’Iraq en 2003, il existait un ensemble de mécanismes coercitifs à l’œuvre contre le régime iraquien, le Conseil de sécurité avait adopté les résolutions nécessaires. Ce n’est donc pas seulement l’Iraq qui a été attaqué, mais le Conseil de sécurité et l’ensemble des mécanismes multilatéraux qui ont été transgressés. Du mauvais usage des mythes : Le Western a enchanté l’imaginaire américain, il a constitué un modèle universel. Mais ses enseignements sont à manier avec précaution, car beaucoup plus ambigus qu’il n’y paraît. Si l’on suit la logique de l’équivalence entre la vertu et la victoire, les avatars des Etats-Unis au Vietnam hier, en Iraq aujourd’hui, ne plaident pas davantage en faveur de la comparaison. Sans doute faut-il leur préférer, si l’on veut rendre compte de la violence américaine contemporaine, la déconstruction plus récente du Western ou encore ses illustrations crapuleuses ou pathologiques, de la saga du Parrain aux Serial Killers Movies [[L’ « hyperviolence » américaine, renforcée par la vente libre des armes individuelles, est illustrée dans de nombreux films contemporains, qu’il s’agisse des meurtres en série d’adolescents par des adolescents dans les collèges (Bowling for Columbine, de Michael Moore, 2002), de la cavale de tueurs et tueuses (Tueurs nés, Natural Born Killers, d’Oliver Stone, 1979), ou de la violence comme malédiction, fatalité, récurrence, cycle fatal de la Némésis (A History of Violence, de David Cronenberg, 2005). Brian de Palma, Francis Ford Coppola, Martin Scorsese, Quentin Tarantino, entre autres, mettent en scène une violente qui tourne au paroxysme et à la démence, n’offrant plus que le spectacle d’elle-même – image du dérèglement ou de l’anomie, d’un monde déchu qui s’éloigne du rêve américain.]].