Mondialisation et criminalité

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Crimes sans châtiment

La criminalité organisée a été l’un des grands thèmes du film noir du XXe siècle. De style Shakespeare ou Feydeau, de Francis Ford Coppola à Michel Audiard, le malfaiteur parcourt tous les registres de la dramaturgie. Gangsters fous, tueurs sadiques, mégalomanes cruels, aventuriers froids et calculateurs, romantisme du voyou voué à l’autodestruction, policier maudit, intègre et mélancolique en quête de rédemption, demi-sel ou malchanceux de comédie, ses héros ambigus ne manquent pas. La figure du mafieux à la destinée fatale n’a guère de rivale que celle du serial killer, autre sujet de frisson morbide, de fascination transgressive pour les âmes tranquilles – charme du voleur, beauté de l’assassin. Ces figures succèdent à leurs ancêtres littéraires, Vautrin ou Lupin. Elles ont aussi une expression politique plus réelle, avec Mandrin ou la bande à Bonnot. La criminalité organisée contemporaine, comme sans doute celle qui la précédait, ne cultive cependant pas ces spectaculaires figures de proue. Elle cherche surtout à se cacher, à dissimuler ses activités, voire à leur donner une apparence de légalité qui les mette à l’abri des investigations et des poursuites.

Car la notion même de criminalité est relative, puisqu’elle dépend des définitions du droit pénal positif, et que celui-ci diffère selon les États, même si grosso modo ils prohibent les mêmes comportements. Violation consciente, délibérée, collective et durable de la loi, ou encore détournement frauduleux de la loi, telle pourrait être sa définition. La violence contre les personnes n’en est qu’une des formes, la plus visible, mais pas la plus efficace, puisque son objectif est la prédation, le profit individuel, l’enrichissement de l’ensemble de ses acteurs au détriment de la collectivité – ce qui devrait les rendre moins sympathiques, puisque leur victime est avant tout la société qu’ils parasitent. La galaxie des activités criminelles épouse l’ensemble des activités humaines, et le vice – corruption, drogue, prostitution… – n’en est que l’un des marchés, puisqu’on y trouve aussi bien les contrefaçons multiples, trafics de fausse monnaie, faux médicaments, pierres précieuses, fraudes bancaires, blanchiments divers, pillage des fonds publics, rackets, cybercriminalité, etc. Si la criminalité organisée concerne largement les sociétés internes, elle développe également une activité transnationale croissante, elle devient en quelque sorte la face noire de la mondialisation, ce qui ne facilite pas la lutte contre elle.

Des sociétés parallèles

Les groupes criminels sont généralement organisés, hiérarchisés, suivant une logique qui dépend beaucoup de leur environnement culturel, dans une relation complexe les uns avec les autres, de sorte qu’ils forment un objet d’étude pour les sociologues et même les politistes. Récusant les règles du jeu social et légal, ils semblent n’obéir qu’à un état de nature à la Hobbes – loi du plus fort, domination de fait, prédation, méfiance, loi du talion. Et même ne relèveraient-ils pas de l’éthologie comme science du comportement animal, où l’insécurité et la survie seraient les seules règles ? En réalité, ces microsociétés clandestines ont leurs propres codes qui en font des sociétés parallèles. Le contrat, sous une forme primitive et informelle, marque leur fonctionnement. Comme elles sont enkystées dans des sociétés plus vastes et régulées, elles agissent souvent à l’interface de la légalité et de l’illégalité – ce qui rend leurs relations avec les États particulièrement ambiguës. Elles constituent enfin un signe autant qu’un instrument d’une insuffisance de la cohésion sociale, voire de dissolution du lien social.

Le contrat dont il est ici question, et qu’ont popularisé cinéma et romans policiers, n’a que peu à voir avec le contrat synallagmatique du droit civil, ordinaire et paisible, reposant sur le libre consentement, conforme à la loi et garanti par les juridictions étatiques. Son objet est par définition extra légal et ses parties préfèrent qu’il demeure inconnu, de sorte qu’il est généralement verbal. Chacune d’elles en est garante par les moyens dont elle dispose en cas d’inexécution. Il vise parfois des tiers qui en sont l’objet, la victime, ou des fournitures qui font intervenir des intermédiaires, dans une chaîne criminelle qui contribue à l’opacité des commanditaires et des prestataires. Il est à plusieurs dimensions, cumulatives dans son contenu le plus complet : appartenance au groupe, solidarité avec les autres membres, exécution de missions définies, rétribution sous des formes diverses, punition en cas de manquement, silence… Il est souvent d’adhésion et léonin, l’inégalité voire la contrainte en étant le ressort – « la proposition que l’on ne peut pas refuser », suivant la formule du Parrain, qui en présente des images et une analyse très évocatrices.

L’interface illégalité/légalité met en relation la criminalité organisée avec l’État et son ordre juridique, politique et social. Le contrat concerne le groupe par rapport à lui-même, cette interface caractérise ses rapports avec son environnement, son marché pourrait-on dire. Les groupes criminels cherchent souvent à légaliser leur activité, d’une manière ou d’une autre, à fonctionner à l’abri d’un paravent légal qui les protège des poursuites. Pour cela, tous les moyens sont bons : corruption, financement occulte du monde politique et plus généralement d’autorités publiques dévoyées, infiltration afin d’obtenir informations et concours, pénétration des médias, lobbying. Certains États se font même les complices de certaines activités, notamment d’ordre financier, au détriment des autres : paradis fiscaux favorisant le blanchiment ou l’évasion fiscale, voire refus d’extradition qui permet à des délinquants poursuivis de disposer d’asiles et de refuges. Certains vont même jusqu’à alimenter des activités criminelles, non pas seulement parce qu’ils y trouvent un avantage, mais pour nuire à des États tiers, dans une logique de compétition hostile.

La dissolution du lien social est la menace la plus lourde mais aussi un indice de fragilité des sociétés étatiques qu’elle affecte. Le développement de la criminalité organisée caractérise les États défaillants. Elle met en relief leur impuissance à assurer la sécurité publique sur leur territoire et à partir des espaces sur lesquels ils ont juridiction, elle souligne la faiblesse de leur ordre juridique régulier. Elle est un défi à l’État de droit et à la démocratie, elle en est la négation. La prospérité du vice érode la confiance dans les institutions, déconcerte et décourage la vertu. Non violente, cette criminalité revient à un impôt privé prélevé sur la collectivité. Violente, elle crée un climat d’insécurité qui pèse sur le débat public en favorisant les excès sécuritaires. Poussée à son paroxysme comme dans certains États récents ou affaiblis, elle constitue de véritables féodalités qui s’opposent directement et quasi ouvertement aux autorités publiques. Le comble est atteint lorsque l’État lui-même devient l’instrument de groupes criminels qui utilisent sa légitimité pour faire fructifier leurs trafics. Les conséquences ne sont pas moins d’ordre international que d’ordre interne.

La face noire de la mondialisation

La mondialisation économique n’a évidemment pas créé la criminalité organisée. Son activité internationale existe depuis longtemps – réseaux de prostitution forcée, trafics de drogue, fausse monnaie, trafics d’armes, évasion fiscale, etc. Elle n’a pas non plus développé la dérive criminelle de certains mouvements, violente pour ceux qui se disent de libération, ou économique pour certaines sectes religieuses. Les premiers ont d’abord cherché des sources de financement qui ont pu devenir leur souci principal, à l’abri d’objectifs politiques ou idéologiques revendiqués. Les secondes ont été parfois conçues et organisées comme des entreprises à but financier, et ont prospéré sous le masque de la quête spirituelle. Ces organisations non gouvernementales d’un type particulier ou ces acteurs non étatiques délinquants ne sont pas nouveaux. Les groupes criminels ont toujours joué des différences des législations, du saute-mouton à travers les frontières, et contribué à une transnationalisation économique clandestine. La mondialisation leur offre des terrains de chasse beaucoup plus vastes et ouverts. Associée aux nouvelles technologies, l’internet spécialement, qui universalise jeux en ligne, piratage de cartes bleues ou de comptes bancaires, commercialisation des contrefaçons, vente de produits interdits dans certains États, pillage de données, la criminalité organisée permet à des groupes occultes de développer des activités nouvelles contre lesquelles police et justice sont d’abord prises de court, de disposer ainsi d’un temps d’avance sur les appareils de surveillance et de répression. La contradiction entre une société internationale toujours fragmentée en États et ainsi entre systèmes juridiques indépendants d’un côté et, de l’autre, une société transnationale ouverte et fluide conduit à donner un avantage considérable à la criminalité organisée. Elle peut en outre s’appuyer sur la tendance à l’ouverture des frontières et à la libération des échanges, qui implique un abaissement des standards et un desserrement des contrôles.

À la prédation économique internationale s’ajoutent les menaces pour la sécurité internationale. La dimension maritime est spectaculaire, qui a toujours été un domaine de faible présence étatique, en raison même du statut de ces espaces. Le développement de la piraterie côtière est lié à l’anarchie des États riverains, parfois à leur complicité, et il met gravement en cause la sécurité du trafic maritime, par lequel transitent environ 90 % du commerce physique mondial. Plus souterrainement, la circulation dans les ports puis par voie terrestre des conteneurs – forme aujourd’hui dominante du transport maritime – favorise tous les trafics et contrebandes, car l’ouverture de conteneurs toujours plus nombreux devient une tâche impossible. Pour la dimension terrestre, la porosité des frontières permet à des passeurs organisés de multiplier et de rentabiliser l’immigration clandestine, créant ainsi une insécurité locale, voire un climat de méfiance entre États d’origine et États d’accueil ou de transit. Plus largement encore, les groupes criminels peuvent mener leurs propres relations internationales, se répartir territoires ou activités, sur une base matérielle ou fonctionnelle, coopérer de façon structurée ou ponctuelle. Ce sont des relations parallèles qui se nouent, pacifiques ou guerrières, puisque la compétition peut conduire ces groupes à des règlements de compte violents pour la domination de trafics ou d’espaces donnés. Là encore, Le Parrain illustre remarquablement ce phénomène, que l’on peut aujourd’hui transposer du plan interne au plan international : lorsque les « Cinq familles » tiennent à New York une réunion au sommet pour mettre fin à leurs affrontements sanglants et se partager quartiers et activités, comment ne pas y voir une caricature du Conseil de sécurité et une analogie avec le rôle de ses cinq membres permanents ? Or, le Conseil de sécurité a précisément commencé à s’intéresser à la criminalité internationale, sous l’angle de la paix et de la sécurité, en liaison avec la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive et contre le terrorisme…

Une lutte difficile : du judiciaire au sécuritaire

Cette lutte est d’abord d’ordre interne et relève de processus judiciaires et policiers – policiers qui dans les États de droit sont encadrés par l’autorité judiciaire. On ne peut à cet égard que constater l’inadaptation ou l’insuffisance des législations et des moyens dont disposent la plupart des États. On l’a déjà constaté, la capacité d’innovation et de transgression du crime organisé est sans limite, et la lutte contre lui est plus défensive qu’active, malgré la création de services de police spécialisés. Quant aux codes pénaux, ils sont en règle générale fondés sur la répression des actes illicites, et sur la responsabilité individuelle de ceux qui les ont commis, avec protection efficace – et légitime – des droits de la défense. Il s’agit d’une régulation sociale, avec volonté de réprimer une criminalité occasionnelle, personnelle – pas nécessairement accidentelle mais individuelle. Les préjudices qui en résultent sont souvent davantage d’ordre privé que d’ordre public, et l’État agit plus en substitut des vengeances privées que pour défendre son intérêt propre.

La criminalité organisée n’est pas ignorée, mais elle n’est pas traitée de façon fondamentalement différente. Or, différente elle l’est, en ce qu’elle relève d’une délinquance non ordinaire, ni primaire ni nécessairement récidiviste, mais en quelque sorte structurelle. Plus que des actes singuliers, c’est une activité qui est en cause, ce sont des organisations de fait, criminelles par essence, qu’il s’agit de combattre. C’est l’autorité de l’État autant que des intérêts privés qu’il s’agit de protéger. Ces professionnels disposent également de professionnels de la défense, particulièrement habiles à utiliser le labyrinthe de la procédure pénale pour échapper aux poursuites. Quant aux peines qu’ils peuvent subir, elles ne sont pas moins inadaptées, puisque l’on constate que les réseaux criminels se maintiennent et fonctionnent à partir des lieux d’incarcération par les liens multiples qu’ils conservent, à l’intérieur comme à l’extérieur… En outre, que signifie la réinsertion lorsque l’on sait que, une fois libérés, les condamnés n’ont guère d’autre ressource que de reprendre leurs activités, éventuellement dans d’autres lieux et sous d’autres formes ? Et la coopération judiciaire internationale n’est que d’un secours aléatoire, tandis que les juridictions internationales pénales ne sont pas compétentes en la matière, sauf génocide, crime contre l’humanité ou crime de guerre…

Dans la mesure cependant où la sécurité internationale est menacée, et elle peut l’être comme on l’a vu, on passe d’une approche judiciaire interne à une approche sécuritaire internationale. Le saut a été opéré par le Conseil de sécurité, mais la criminalité organisée n’y est visée que de façon latérale – notamment par les résolutions 1373 (28 septembre 2001) et 1540 (28 avril 2004) – dans la mesure où elle serait liée à des activités terroristes ou de prolifération d’armes de destruction massive. Ces résolutions font appel à la fois à une répression judiciaire interne et à la coopération entre services de police et de sécurité largement entendus, y compris finances et douanes. Entre approche judiciaire interne et approche sécuritaire internationale, il y a plus rupture que continuum, et leur articulation n’est pas aisée. Certains États redoutent en outre les excès d’une telle coopération internationale qui permet aux États les plus puissants de s’ingérer dans le fonctionnement interne de leurs institutions en utilisant l’instrument international que constitue l’ONU et l’alibi de la sécurité pour criminaliser les États faibles.

À côté de ces développements normatifs, qui visent surtout à solidariser les États, à coordonner leurs services et à surveiller leur implication, il y a place pour des actions militaires spécifiques – soutien des forces armées américaines contre des cartels de la drogue en Amérique latine, opération navale de l’Union européenne contre la piraterie maritime dans l’océan Indien en sont des exemples. Mais, une fois les pirates capturés, il faut en revenir à la répression pénale, dont l’expérience montre qu’elle est fort délicate à organiser, parfois pour des raisons de compétence judiciaire, parfois par manque de moyens matériels des États concernés. Pour le moment, les actions militaires individuelles ou collectives répondent à des situations particulières, défendent autant la sécurité des États qui les mettent en œuvre que la sécurité internationale, et leur succès demeure aléatoire. En ce domaine comme dans les autres, on est encore loin de la gouvernance internationale qu’appellerait une lutte efficace contre la prédation internationale et l’anarchie rampante que représente la criminalité organisée.