Trois visions de la Guerre froide

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Les espions (G.-H. Clouzot, 1957)
La mort aux trousses (North by Northwest, Hitchcock, 1959)
Dr Folamour (Dr Strangelove, S. Kubrick, 1963)

La Guerre Froide appartient à une période historique révolue, qui tend à s’effacer dans les mémoires[[On peut à ce sujet consulter André Fontaine, Histoire de la guerre froide, 2 vol., Fayard, 1967, qui correspond largement à la période de nos trois films.]]. Les souvenirs qui restent évoquent des images contradictoires. D’un côté un affrontement sans merci entre deux systèmes, deux groupes d’Etats, deux puissances mondiales, opposées sur tous les plans, hérissées d’armes nucléaires qui comportaient une virtualité d’anéantissement général et complet. De l’autre un monde ordonné par cette division même, hiérarchisé autour de ces puissances mondiales, en définitive lisible et prévisible parce que devenu stable. La sortie du jeu a fait justice de cette illusion, que certains regrettent parfois, parce qu’elle simplifiait et régularisait les relations internationales, la stratégie nucléaire et la dissuasion interdisant tout affrontement armé direct entre les protagonistes. Aujourd’hui, une situation internationale plus trouble, dont la maîtrise semble perdue, alimente une tentation nostalgique, celle des lignes claires de la Guerre Froide, en oubliant au passage ses risques, ses crises, ses ambiguïtés et la dépossession d’eux-mêmes qu’elle représentait pour de nombreux peuples. En réalité, la Guerre Froide n’était pas moins ambiguë. L’ambiguïté était même en son cœur, puisqu’elle n’était pas une guerre, et qu’elle reposait sur une dialectique du politique et du militaire particulièrement complexe. Chacune de ces dimensions, politique et militaire, comportait elle-même ses propres ambiguïtés. L’affrontement politique était radical, les systèmes et les ambitions inconciliables, mais ils n’empêchaient ni les relations régulières, ni les compromis, ni l’entente sur un duopole commun – le « condominium[[Suivant la formule de M. Jobert, ministre français des affaires étrangères, en 1973.]] » parfois dénoncé de l’extérieur. La confrontation militaire n’était pas moins redoutable. Les partenaires dominaient des alliances militaires qui s’opposaient frontalement, et surtout disposaient d’arsenaux nucléaires pouvant ramener chacun d’eux à l’âge de pierre – mais précisément cette réalité inacceptable les contraignait à une gestion commune de la dissuasion, de sorte que les instruments les plus menaçants de l’affrontement devenaient par là même des outils de pacification. Mais le propos n’est pas ici de revenir sur la nature de la Guerre Froide. Il est d’analyser, avec quelques décennies de recul, la manière dont le cinéma de l’époque l’a représentée et les enseignements que l’on peut en retenir. A cette fin, on a retenu trois films qui en utilisent la trame historique, et qui disent quelque chose à son sujet. Les Espions est un film français de 1957, réalisé par Henri-Georges Clouzot, cinéaste connu pour son amertume et sa lucidité[[Les Espions, scénario d’après Egon Hostovski, avec Gérard Séty (Malic) ; Curd Jürgens (Alex) ; Véra Clouzot (Lucie) ; Peter Ustinov (Kaminski) ; Sam Jeffe (Pr. Cooper) ; Martita Hut (Conny) ; O. E. Hasse (Pr. Vogel) ; Paul Carpenter (Colonel Howard) ; Louis Seigner (Le malade) ; Fernand Sardou ; Sacha Pitoëff (Les hommes de main).]]. La Mort aux trousses est un film américain d’un cinéaste anglais, Alfred Hitchcock, souvent présenté comme « le maître du suspense »[[North by Northwest, 1959, scénario E. Lehman, avec Cary Grant (Roger Thornhill) ; Eva Marie Saint (Eve Kendall) ; James Mason (Philippe Vandamn) ; Leo G. Carroll (Le professeur) ; Martin Landau (Leonard).]]. Dr Folamour est un film anglais[[Dr Strangelove, or How I Learned to Stop Worrying and Love the Bomb, 1963, scénario S. Kubrick, T. Southern, P. George, avec Peter Sellers (Group Capt. Mandrake / Président Muffley / Dr. Folamour); George Scott (Général Turgidson) ; Sterling Hayden (Général Ripper); Slim Pickens (Major “King” Kong).]] d’un cinéaste célèbre pour son goût pour les situations limite, Stanley Kubrick, de nationalité américaine mais à beaucoup d’égards Anglais, on y reviendra. Ces trois films représentent ainsi trois visions de cinéastes importants des principales puissances occidentales de l’époque. Il ne s’agit pas de films militants. A première vue, on peut même considérer que les circonstances extérieures qui en constituent le contexte fournissent davantage un prétexte pour une texture plus interindividuelle, voire pour des visions plus fondamentales de la condition et de la nature humaines, mises en situation dans une conjoncture historique qui à la limite pourrait n’être qu’un décor. Alfred Hitchcock en particulier, qui a pourtant réalisé nombre de films d’espionnage, voire de propagande durant la seconde guerre mondiale, considérait la dimension politique comme accessoire, tout comme l’intrigue au demeurant, et déclarait ne s’intéresser qu’à la technique[[Alfred Hitchcock : « Le public ne s’intéresse pas à la politique au cinéma. Comment expliquez vous que presque tous les films où il est question de la politique, du rideau de fer, aient été des échecs ? », in François Truffaut, Hitchcock – Truffaut, Ramsay, 1983, p. 211.]]. Affirmation que l’on n’est pas obligé de prendre à la lettre, comme on le verra. Stanley Kubrick a également utilisé nombre de situations politiques dans ces films, mais ne semble en retenir que la dimension dramatique et l’éclairage qu’il jette sur l’ubris des personnages, qui serait son véritable sujet. Georges-Henri Clouzot, qui a souffert professionnellement de la politique et des convulsions internationales[[Dans une bibliographie assez peu fournie, on peut consulter José-Louis Bocquet – Marc Godin, Clouzot cinéaste, Horizon illimité, 2002. ]], paraît le plus détaché du contexte politique, qui constitue comme un personnage invisible de son œuvre – invisible mais d’autant plus présent, comme on tentera de le montrer. Les trois films n’occupent pas la même place dans leur œuvre. La Mort aux trousses est une réalisation majeure de la période américaine d’Hitchcock. Dr Folamour, à l’inverse, n’est pas retenu dans une anthologie récente des films de Kubrick, même s’il a connu un grand retentissement à l’époque. Quant aux Espions, le film n’a eu que peu de succès, et ne saurait se comparer de ce point de vue aux Diaboliques [[Avec notamment Simone Signoret, Véra Clouzot, Paul Meurisse, Charles Vanel.]] (1954) ou au Salaire de la peur [[Avec notamment Yves Montand, Charles Vanel, Folco Lulli, Véra Clouzot.]] (1953), qui appartiennent à la même période. Rechercher ainsi le contenu politique de films qui ne se présentent pas au premier chef comme politiques – Dr Folamour relève certes clairement de la dénonciation de l’arme nucléaire, mais en renvoyant les deux adversaires principaux dos à dos il s’écarte de la fameuse distinction de l’ami et de l’ennemi dont Carl Schmitt fait le critère du politique[[Sur cette distinction et sa critique, Empire romain : derniers soubresauts de la décadence …, infra.]] – conduit à s’interroger d’abord sur les rapports entre cinéma et politique et sur les raisons du choix des oeuvres. Deux des films ensuite, Les Espions et La Mort aux trousses, traitent de l’une des dimensions politiques de la guerre froide, l’espionnage. L’action occulte de réseaux qui affleurent dans la vie des citoyens ordinaires et entraînent une série de perturbations est la trame même de ces films. Ils se prêtent ainsi à des comparaisons très intéressantes entre une perception américaine et une perception française de la guerre froide. Dr Folamour, en outre un peu plus récent, se situe sur un autre registre, celui de l’arme nucléaire et de ses périls. Il est à la fois militaire et politique, militaire en ce que des militaires sont les protagonistes principaux et qu’il est question d’une arme, politique en raison de ses caractéristiques propres et de ses conditions d’emploi, qui en font une arme à la disposition des politiques au niveau le plus élevé.
I. – FILMER LA GUERRE FROIDE : TROIS FILMS EXEMPLAIRES
Cinéma et politique

La représentation de la politique au cinéma est difficile. Il ne s’agit pas ici de s’interroger sur les liens, le contrôle, la censure ou l’instrumentalisation de l’outil cinéma par les autorités politiques, mais sur la manière dont les contraintes du cinéma, sa dramaturgie, peuvent exprimer, traduire et rendre sensibles les enjeux et les jeux politiques dans le cadre d’un film de quelques dizaines de minutes, comportant nécessairement une intrigue compréhensible entre des personnes singulières. Or la politique a des enjeux collectifs, elle se déroule dans un temps long, entre groupes, elle comporte souvent des affrontements invisibles, ou dont le sens demande à être décrypté, masqué qu’il peut être par une rhétorique idéologique. Elle implique des périodes molles, d’attente, de latence, alors que le cinéma exige de l’action, plus encore que le théâtre qui accepte les tirades d’exposition des situations ou des sentiments. La contrainte behavioriste du cinéma demande un mouvement ininterrompu, même s’il est segmenté, une succession de scènes dramatiques au rythme soutenu. Le pire reproche que l’on puisse faire à un film est d’être statique ou ennuyeux. On peut naturellement citer quelques exceptions – La Marseillaise, de Jean Renoir[[1937, financé par la CGT, avec notamment Pierre Renoir, Lise Delamare, Louis Jouvet. Sur la genèse du film et la manière de représenter au cinéma les conflits politiques, Jean Renoir, Ecrits (1926 – 1971), Belfond, 1974 ; Ramsay Poche Cinéma, 1993, p. 321 – 333. « Histoire de France et tragédies intimes – I – Trois films de Jean Renoir … », infra.]], Tempête à Washington d’Otto Preminger[[Advise and Consent, 1961, avec notamment Henri Fonda, Charles Laughton, Franchot Tone, Walter Pidgeon, Gene Tierney, Peter Lawford.]], Le Président [[1960, scénario et dialogues de Michel Audiard, d’après Simenon, avec notamment Jean Gabin, Bernard Blier, Alfred Adam, Renée Faure, Louis Seigner.]] de Henri Verneuil, et surtout Le Parrain [[The Godfather (1), 1971 ; (II), 1975 ; (III), 1990, d’après Mario Puzo, avec notamment Al Pacino, Diane Keaton, Marlon Brando (I / II), James Caan (I), Robert Duvall (I / II), Robert de Niro (II), Andy Garcia (III). ]], de Francis Ford Coppola. Mais Le Parrain traite le sujet de façon métaphorique, à partir de la montée en puissance d’un gang, façon de répondre à la fameuse et difficile question sur la différence entre un parti politique et une bande de gangsters. Il incorpore donc tout naturellement la violence physique, qui pousse à l’extrême la logique de l’affrontement politique, dans lequel la violence ne reste que symbolique et par là même peu spectaculaire. Le spectacle demande des situations extrêmes. A cet égard, l’hyperbole du film politique, c’est le film de guerre, ou le Western qui en est une variante, parce que les conflits y sont tranchants, la dramaturgie simplifiée, la distinction ami – ennemi en principe claire, l’affrontement résolu par l’action, par opposition à ce que la politique implique de dissimulation, de manœuvres souterraines, de conduites de détour, d’apparences policées et paisibles. La canalisation des conflits politiques par des procédures publiques conduit à détourner leur violence potentielle, à la modérer, et ainsi à leur ôter leur pointe agressive. Ce n’est que dans les procédures judiciaires anglo-saxonnes, accusatoires et donc reposant sur la figure du duel, avec souvent la liberté ou la mort comme conclusion, que le cinéma retrouve un espace dramatique qu’il a largement utilisé. La scène est différente dès lors qu’il est question de relations internationales. La guerre ou la paix en sont en effet fréquemment l’enjeu, comme dans Dr Folamour, les crises y sont plus facilement identifiables et de plus grande conséquence, l’intérêt est plus facile à maintenir, et la mobilisation du spectateur pour un camp ou un autre plus aisée. Les relations internationales ouvrent également un champ illimité à un genre particulier, celui du film d’espionnage, qui se distingue à la fois du film politique et du film de guerre, tout en se situant aux franges de ces deux catégories. Il emprunte sa dimension d’hostilité et d’affrontement au film de guerre, il en est à la fois un prélude, un contrepoint et un substitut. Il est proche du film politique en ce qu’il s’inscrit dans un climat de paix officielle, et doit conserver à la violence réelle du combat une apparence paisible, de sorte que la dissimulation, les faux-semblants, le détour en sont les ressorts. Par d’autres côtés, il se rapproche aussi du film policier, puisqu’il s’agit de démasquer des intrigues ou des traîtres, de substituer la réalité de la culpabilité au mensonge de l’innocence. L’espion et le criminel ont en commun d’agir de façon à ne pas être découverts – mais l’espion agit pour une cause là où le criminel recherche son intérêt particulier. A tous égards, le film d’espionnage est un genre ambigu : il est donc bien adapté aux représentations de la Guerre Froide.

Trois films exemplaires

Pourquoi avoir retenu ces trois films, parmi tant d’autres ? Aux origines de la Guerre Froide, on aurait pu aussi bien s’intéresser au Troisième Homme [[The Third Man, 1949. Réalisé par Carol Reed d’après Graham Greene ; avec Joseph Cotten, Orson Welles, Alida Valli, Trevor Howard, Paul Hoerbiger.]], ou à L’Homme de Berlin [[The Man Between, 1953, du même Carol Reed ; avec James Mason, Claire Bloom, Hildegarde Neff, Geoffrey Toone.]], sur des registres dramatiques, voire à un film comme Un, Deux, Trois[[One, Two, Three, 1961. Réalisé par Billy Wilder ; avec James Cagney, Horst Buchholz, Pamela Tiffin, Arlene Francis.]], sur un mode plus parodique. Pour traiter de la guerre nucléaire, pourquoi pas The Day After [[1983, Réalisé par Nicholas Meyer, avec notamment Jason Robards, JoBeth Williams, Steve Guttenberg, John Cullum. ]], ou surtout Point limite [[Fail Safe, de Sidney Lumet, 1964, donc d’un an plus récent que Dr Folamour ; avec Henry Fonda (Président des Etats-Unis), Dan O’Herlihy (Général Black), Walther Matthau (Professeur Groeteschele). Le film traite un scénario très proche – une guerre nucléaire qui résulte d’une faille de la dissuasion – sur un mode plus tragique, et à partir d’une défaillance technique, non de la folie humaine. ]] ? Et même, parmi les nombreux films qui ont illustré le genre, pourquoi ne pas choisir les moins bons ? Ils ne sont pas nécessairement moins significatifs, tout au contraire, parce que les mauvais films reposent sur des clichés qui sont plus éloquents que l’ambiguïté et la complexité des meilleurs. Les films d’espionnage en particulier comportent deux pôles parodiques, de l’héroï-comique de 007 alias James Bond à la dérision, avec la période chabrolesque du style Le Tigre se parfume à la dynamite [[1965, avec Roger Hanin (également auteur du scénario), Michel Bouquet, Margaret Lee, Roger Dumas, Claude Chabrol.]]. Il est sans doute de l’arbitraire dans le choix de ces trois exemples, mais il n’est pas sans motifs. Il repose d’une part sur la période de leur réalisation, qui se situe au cœur de la Guerre Froide[[Période qui correspond grosso modo à la présence au pouvoir en URSS de Nikita Krouchtchev. On consultera avec profit à ce sujet Aleksandr Fursenko et Timothy Naftali, The Inside Story of an American Adversary, Norton & Company, 2006]]. Entre le milieu de la décennie cinquante et le début des années soixante, la dualité des rapports Est-Ouest, complicité – confrontation, se dessine nettement, et la stratégie nucléaire de dissuasion mutuelle s’affirme. Il s’appuie d’autre part sur la qualité des films, leur richesse, leur notoriété, mais aussi sur leurs différences, qui leur confèrent un caractère particulièrement exemplaire. Les films que l’on a retenus sont en effet à certains égards très différents, à d’autres égards proches. L’humour est commun aus trois, noir chez Clouzot, léger chez Hitchcock, métaphysique chez Kubrick. Les Espions et Dr Folamour n’ont pas le même objet, mais ils partagent un pessimisme profond, puisque les deux s’achèvent par des échecs, individuel pour le premier, collectif avec la catastrophe nucléaire du second. Les Espions et La Mort aux trousses ont des éléments de scénario proches, qui appartiennent au genre. Dans les deux cas, un individu ordinaire, éloigné de toute préoccupation politique, se trouve à son corps défendant mêlé à une intrigue à laquelle il ne comprend rien, et dont il risque fort d’être victime. Il s’efforce d’en reprendre la maîtrise, et découvre à cette occasion un monde souterrain, de mensonges et de violence, de leurres – le M. Kaplan de La Mort aux trousses, Alex des Espions – dont il est le jouet progressivement consentant. Mais l’esprit de ces deux films est totalement opposé, et l’échec du Dr Malic dans Les Espions contraste avec la fin heureuse de La Mort aux trousses, où Gary Grant, alias Roger Thornhill, alias M. Kaplan, sauve la liberté en même temps qu’il trouve l’amour. Ces climats différents caractérisent certes la thématique générale des réalisateurs, la cruauté de Clouzot, la peur surmontée et les tensions résolues d’Hitchcock, l’idée que l’homme est raté pour Kubrick, qu’il est un animal déraisonnable conduit par l’ubris à sa perte. Au-delà cependant, ils transmettent un message politique plus général. Il convient à ce stade de rappeler d’un mot l’intrigue des trois films, tout en gardant présent à l’esprit que leur sens ne se dévoile que progressivement pour les protagonistes, comme pour les spectateurs. Pour Les Espions, un agent américain, le Colonel Howard, meurtri par la guerre, entreprend de soustraire à ses propres services un scientifique allemand, le Pr. Vogel, spécialiste de l’arme nucléaire, transfuge de l’Est. Il utilise, afin de leurrer les services concurrents qui ne vont pas manquer de le rechercher, un faux Vogel, Alex, qui vient trouver un abri à Maisons-Laffitte, dans une clinique psychiatrique tenue par le Dr Malic, à charge pour celui-ci de dissimuler sa présence. Howard espère ainsi égarer les poursuivants, qui se pressent autour de la clinique et tentent d’approcher le faux malade, tandis qu’il organise par ailleurs la fuite du vrai savant, qui ne veut livrer ses découvertes à personne. La maladresse et le zèle intempestif de Malic font échouer l’affaire. Howard et le Pr. Vogel se tuent ou sont tués, cependant que les services américains et soviétiques rivalisent puis en définitive fraternisent dans cette chasse à l’homme. Malic reste contraint au silence, et l’emprise commune des services étrangers concurrents, qui circulent librement sur le sol français, est confirmée. Pour La Mort aux trousses, un publicitaire américain, Roger Thornhill, se trouve par accident mêlé à un meurtre commis dans l’enceinte des Nations Unies, à New York. Pris pour l’auteur de ce meurtre et voulant prouver son innocence, il tombe dans un jeu où il devient, sans le savoir, l’incarnation d’un agent inexistant crée par les services américains pour égarer les services soviétiques, qui se dissimulent derrière une mission diplomatique. Cherchant à retrouver le personnage que l’on prend pour lui, il s’enfonce de plus en plus dans le piège et lui donne à l’inverse encore plus de vraisemblance. Les services adverses tentent donc de l’éliminer. C’est dans ce contexte qu’il rencontre, apparemment par hasard, une belle espionne – une loi du genre – qui le séduit pour mieux le livrer. Mais la situation se retourne. Eclairé en définitive par les services américains, de gibier il devient chasseur. Après diverses péripéties, il parvient à la fois à entraver l’action des espions soviétiques – qui ne sont pas désignés comme tels dans le film, mais la fiction est transparente – et à sauver la belle espionne, Eve Kendall, qui était en fait un agent américain infiltré, et dont il fait sa femme. La liberté et l’amour triomphent, le sol américain est purgé des agents ennemis, les services fédéraux veillent, tout est bien qui finit bien. Réduire le film à cette trame ne rend pas justice à la virtuosité de la réalisation, aux scènes d’anthologie qui le parsèment, telles l’assassinat d’un diplomate aux Nations Unies, l’avion sulfateur qui poursuit Roger Thornhill en rase campagne ou l’évasion finale du couple par les Monts Rushmore. Quant au Dr Folamour, qui tend vers le burlesque en dépit de la tragédie qu’il conte, il vise à mettre en lumière l’absurdité suicidaire de la stratégie nucléaire. Un général américain pathologiquement anti-communiste a résolu de détruire préventivement l’Union Soviétique en lançant une attaque nucléaire contre elle. Il a pris le contrôle de la base qu’il dirige et fait en sorte que l’attaque soit irréversible. Les dirigeants politiques, Président des Etats-Unis en tête, mais aussi un officier de liaison britannique dans la base, tentent d’empêcher la catastrophe – car l’URSS a les moyens d’une riposte automatique qui conduira à la destruction mutuelle assurée, base même de la dissuasion nucléaire. Il faut en venir à des solutions extrêmes : abattre en vol les avions que l’on ne peut rappeler, offrir aux Soviétiques une destruction limitée mais équivalente à celle qu’ils subiront de la part des appareils encore en service, cependant que l’on s’efforce de reprendre la base par la force. Le contact est donc établi avec l’URSS, son ambassadeur appelé à assister aux délibérations du Président. L’attitude de certains militaires américains est toutefois équivoque, cependant que le Dr Folamour, savant allemand concepteur de la stratégie et Nazi mal repenti, explique aux dirigeants américains qu’ils échapperont à la catastrophe par une vie souterraine durant laquelle ils auront toutes les facilités à leur disposition, pourront faire repartir la civilisation après cette grande purge, avec notamment un accès illimité aux femmes pour repeupler un monde détruit. Le film s’achève par une explosion nucléaire annonciatrice de la destruction générale, l’un des avions ayant atteint sa cible.
II. – ESPIONNAGE ET FAUX SEMBLANTS

Les Espions et La Mort aux trousses traitent le même sujet, mais d’un point de vue français pour le premier, américain pour le second. Critiques de l’époque et commentateurs postérieurs ne les ont guère analysés du point de vue de la Guerre Froide. Pour Les Espions, André Bazin, pape de la critique cinématographique de son temps, reproche à Clouzot d’avoir voulu « porter à l’écran, sinon Kafka, du moins une traduction libre de l’univers kafkaïen. Les Espions sont assez clairement une transposition syncrétique de l’univers du Château et du Procès »[[Article de France Observateur, 17 octobre 1957, repris in A. Bazin, Le cinéma français de la Libération à la Nouvelle Vague, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1983, p. 183. Henri Jeanson est plus expéditif : « Il a fait Kafka dans sa culotte ». Clouzot lui-même se déclare « obsédé par l’absurdité de ce monde qui souffre de ces contradictions. L’angoisse, l’inquiétude, l’homme et ses fantômes dans le monde actuel, c’est ça le sens du film » (Les Lettres françaises, n° 693, 27 octobre 1957). Cette conscience malheureuse est donc historiquement située. ]]. André Bazin regrette cette dérive métaphysique. Il observe en outre que le film a un côté vieillot, parce qu’il n’évoque guère l’espionnage « de l’âge atomique » – comme si l’Humint ne conservait pas, et jusqu’à aujourd’hui, toute son importance à côte de l’Elint [[« Humint » ou renseignement humain, par opposition à « Elint », ou renseignement électronique. On sait que les Etats-Unis, au cours des années récentes, ont connu quelques déboires en partie fondés sur la négligence de l’humint au profit de l’elint. ]]… Truffaut, alors critique, était encore plus cinglant[[Dans les Cahiers du cinéma, il évoque « la lassitude » de Clouzot et « une mise en scène sommaire jusqu’au primarisme » (Clouzot cinéaste, préc., p. 101). Il n’aime manifestement pas Clouzot, si l’on en juge par un autre article contemporain, « Clouzot au travail ou le régime de la terreur », La revue des lettres modernes, été 1958 (repris dans Le plaisir des yeux, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 2000, p. 340-356). Sur le tournage des Espions, l’étude documentaire de Michel Cournot, Le premier spectateur, Gallimard, 1958. Quant à Truffaut, il manque singulièrement de modestie, voire de prudence, car ses propres films sont souvent bêtifiants, et s’il se mêle de philosophie politique, on aboutit au passablement ridicule Farenheit 451 (1966).]]. Pour La Mort aux trousses, c’est Hitchcock lui-même, on l’a noté, qui affectait de n’attacher aucune importance à l’intrigue de ses films, et ne se soucier que de leur qualité technique. Tout se passe donc comme si la logique cinématographique conduisait à inverser le rapport entre apparences et réalités de l’espionnage : il se cache dans la vie, alors que ces films le dévoileraient, le montreraient, pour mieux dissimuler leur sujet véritable, qui serait, lui, à décrypter. Point de vue paradoxal, que l’on ne partage pas. Est-ce le recul ? En toute hypothèse, l’analyse d’un certain type de rapports internationaux dans le contexte de la Guerre Froide mérite d’être opérée, parce qu’elle est l’objet ostensible de ces œuvres, et parce qu’elle est beaucoup plus précise et instructive que ne l’ont pensé les critiques de l’époque.

Les Espions ou la France occupée

Un pays impuissant

Clouzot est resté marqué par l’Occupation et par l’après – guerre, dont il a eu quelque peu à souffrir. Ce que nous offre Les Espions, c’est la vision critique d’une France appauvrie, subjuguée, champ d’affrontement passif entre deux impérialismes, américain et soviétique, et de son impuissance brouillonne et finalement nuisible face à des conflits qui la dépassent. Le film dessine un portrait peu flatteur d’une France humainement amoindrie et décatie – portrait anachronique en réalité, qui répond plutôt à celui de la Libération, car en 1957 les « trente glorieuses » sont largement amorcées. Le Dr Malic et sa clinique sont plutôt un résumé de la France de la fin des années quarante. Malic est alcoolique, sa clinique n’a pas de clients hormis un malade en cure de désintoxication et une jeune femme qui, recluse dans sa chambre, ne parvient plus à parler. La clinique est une belle propriété bourgeoise de Maisons-Laffitte, au milieu d’un parc qui donne sur les bois, clos de murs. Elle est délabrée, tombe presque en ruines, et Malic n’a pas les moyens de la remettre en état pour relancer son entreprise. Son personnel, une infirmière et une bonne, n’ont que peu de considération pour lui. Apolitique déclaré, il tient un discours quelque peu poujadiste contre la paperasse et les impôts, et regrette vivement que la gauche au pouvoir ait développé une politique contraire à ses promesses. Il voudrait simplement que l’on le laisse en paix. Ce discours est tenu dans un café, lieu principal de la sociabilité du quartier, qui se trouve à proximité de la clinique, et dont Malic est un client assoiffé. C’est alors que survient le Colonel Howard, qui lui propose une somme considérable pour accueillir dans sa clinique un malade qu’il n’aura pas le droit de voir. La scène de leur rencontre se situe dans un abattoir, métaphore transparente de la guerre, et occasion pour Howard de confier son horreur du sang, son dégoût pour les bombardements auxquels il a participé, et son pacifisme. Il prévient Malic que beaucoup de gens vont s’intéresser à ce faux malade et venir se renseigner à son sujet, en lui enjoignant de se tenir à l’écart de toute cette agitation. Malic accepte, par besoin d’argent, mais tente rapidement de se dégager de contraintes qui lui pèsent. Dès le lendemain cependant, il constate que son personnel est remplacé par une infirmière américaine et deux gardes du corps qui sentent le milieu. Au café du coin, le garçon de café lui-même est nouveau, écoute volontiers les conversations, tandis que s’incruste un improbable groupe musical, « Les Ocarinistes de Bagnolet » – image éloquente du PC – dont les membres tournent autour de la clinique. Il reçoit également des visites, spécialement d’un certain Michel Kaminski, qui se présente comme réfugié politique lituanien, animateur d’une chronique radiophonique en direction des pays baltes, et d’un certain Sam Cooper, prétendument réfugié américain, victime du Maccarthysme, et professeur d’anglais dans une institution privée : Les espions sont arrivés. Ils semblent d’ailleurs bien se connaître. Tout ceci constitue une présentation humoristique, dans un climat cependant inquiétant, de l’humanitaire dévoyé – l’infirmière – des faux réfugiés qui font du renseignement – Kaminski et Cooper – des mercenaires – les truands qui servent de garde du corps mais travaillent aussi pour eux-mêmes.

Soudain Alex est arrivé, clandestinement, et se calfeutre dans sa chambre. L’agitation autour et dans la clinique devient frénétique, chacun cherche à apercevoir le faux malade, et Malic ne parvient pas à dissimuler sa présence. Il apparaît très vite que deux groupes sont en concurrence, d’un côté Kaminski et les « Ocarinistes de Bagnolet » plus Victor, le garçon de café, Cooper, l’infirmière et ses gardes du corps de l’autre – les uns à l’intérieur, les autres à l’extérieur. Par une série de maladresses – il téléphone à l’ambassade américaine, où l’on prétend ne pas le connaître, pour contacter le Colonel Howard – Malic met Cooper sur la piste. Il se dévoile alors comme chef des services spéciaux américains en France, que son adjoint et ami, Howard, a trahi. Il tient à s’assurer qu’Alex est bien le Pr. Vogel, le transfuge. Kaminski a le même dessein. Malic voudrait chasser tout ce monde, mais n’y parvient pas – image d’une France ouverte et dépossédée d’elle-même, sous la double pression américano-russe. En définitive, après diverses péripéties – élimination de l’un des gardes du corps qui espionnait pour l’autre camp, exécution de Victor qui avait failli dans sa mission – Malic accepte de montrer à Cooper une photo d’Alex, dévoilant ainsi la supercherie. Dès lors, tout le monde s’esquive, à la recherche du véritable Vogel. Malic le recherche également, parvient à retrouver Howard – mais il a naturellement été suivi, de sorte que Cooper et Kaminski se retrouvent avec Malic dans son réduit. Howard se suicide mais a le temps de communiquer à Malic le moyen de rejoindre Vogel, qui prend un train de nuit pour Marseille. Dans le train, tout le monde se retrouve et Vogel est jeté ou se jette par la fenêtre. Un message politique

Ce qui ressort de ces péripéties, c’est que l’espionnage n’est pas seulement une activité, mais aussi un milieu. Tous ces gens se connaissent, échangent des informations, coopèrent, chacun espérant duper l’autre. En même temps ce milieu est très hiérarchisé, et les petits paient les erreurs des grands – en l’occurrence, Victor les négligences de Kaminski. Une scène illustre cette hiérarchie, lorsque l’infirmière américaine, Conny, laisse Victor recopier des informations qu’elle détient : « Il faut bien que tout le monde vive, madame Conny … » plaide Victor. « J’t’empêche pas de gagner ta croûte, mais ferme ta gueule ! », répond l’intéressée. Ainsi, on ne sait pas exactement qui travaille pour qui, la distinction ami – ennemi s’estompe, et Cooper et Kaminski repartent bras dessus bras dessous après la mort des protagonistes. Tout le monde trahit tout le monde, mais la solidarité collective des espions l’emporte sur leurs divisions dès lors qu’il s’agit d’éliminer les tiers. Ce milieu est en outre un destin. On ne peut s’en évader, et tous sont condamnés à poursuivre à perpétuité une activité qui leur pèse. « Les Ocarinistes de Bagnolet » sont en fait des esclaves, tout comme Victor, comme l’explique cyniquement Kaminski à Malic. On est beaucoup plus dans l’univers de John Le Carré, et de ses personnages écrasés par des missions qu’ils ne comprennent pas, que dans celui de James Bond, maître de lui comme de l’univers. Métaphysique, condition humaine si l’on veut, mais historiquement et politiquement située, John Le Carré et non Kafka. Quel est le contenu politique qui se dégage de tout ceci ? On peut l’envisager sur plusieurs plans, celui des rapports américano-soviétiques, celui de leur pression à l’encontre de la France, celui de la situation de la France dans ce contexte. Pour la nature des rapports américano-soviétiques, elle est clairement présentée : les Etats-Unis, qui ont organisé la fuite de Vogel d’Allemagne de l’Est, ne veulent pas être rejoints, tandis que l’URSS ne veut pas être dépassée. Si aucun d’eux ne peut l’emporter, ils s’accordent sur un match nul. Le mélange de confrontation et de complicité est parfaitement mis en lumière. Leurs méthodes de domination, par infiltration et pression, sont également clairement illustrées. Du côté soviétique, de pseudo réfugiés anti-communistes, comme Kaminski, qui disposent de relais locaux. Du côté américain, l’appel à la solidarité, mais aussi la menace et l’intrusion, non sans complicités locales. Une scène surréaliste illustre et résume le tout. Cherchant Cooper dans l’institution privée où il est théoriquement enseignant, Malic se retrouve enfermé dans une classe où il comparait devant un aréopage autour du pseudo professeur. Son véritable personnel et le garçon de café authentique, avec la complicité du directeur de l’institution et menés par Cooper, instruisent son procès et veulent le persuader de coopérer. Là sans doute réside la comparaison que relevait André Bazin avec Kafka, mais la référence est beaucoup plus réaliste. Elle évoque le Maccarthysme tout autant que les procès de Moscou, et contribue à renvoyer les deux camps dos à dos. Pour la France, c’est une forme nouvelle d’occupation qui est mise en lumière, non pas militaire et ouverte, mais clandestine, civile et politique. On peut interpréter la dénonciation de cette situation de plusieurs manières différentes, et les sentiments de Clouzot demeurent ambigus. Ou bien on y trouvera une légitimation de l’attentisme vichyssois – Malic n’aurait pas du se mêler de ce qui ne le regardait pas. Ou bien un plaidoyer pour le neutralisme, alors prôné par certains courants politiques – tout le monde dehors, dans la logique d’un autre film de l’Occupation, Les Inconnus dans la maison[[Film de la Continental, réalisé par Henri Decoin, 1941, et dont l’idéologie est pour le moins ambiguë. Dialogues de H.-G. Clouzot, d’après un roman de Simenon ; avec Raimu, Juliette Faber, Jean Tissier, Marcel Mouloudji, Noël Roquevert.]]. Ou bien un avant goût du gaullisme qui va triompher quelques mois plus tard avec la Ve République, l’aspiration à retrouver chez soi une pleine souveraineté. Clouzot n’était certainement pas gaulliste, mais il est intéressant de noter qu’après tout, les véritables alliés face à cette conjuration des deux impérialismes, ce sont Malic et Vogel – ou Alex, lui-même Allemand, les Français et les Allemands, qui ne peuvent s’entendre en raison du zèle intempestif de Malic, alors qu’ils ont les mêmes intérêts. Anticipation de la réconciliation franco-allemande et d’une construction européenne destinée à assurer plus d’indépendance à l’Europe ? Le film date de 1957, année de la signature du Traité de Rome. Quant à la France prise en elle-même et par rapport à elle-même, très éclairant est le personnage de la jeune malade muette, Lucie – un prénom qui renvoie au demeurant à la lumière. Elle symbolise le pays, incapable de s’exprimer, mais qui comprend tout, étant involontairement destinataire de certains messages – transmis selon des modes qui, là encore, évoquent l’Occupation et la Résistance[[Le messager est un jeune garçon insaisissable et furtif, en lequel les experts se plaisent à reconnaître le jeune Patrick Dewaere.]]. Lucie symbolise également un pays enfermé dans une sorte d’autisme et qui ne peut communiquer avec ses dirigeants, coupure entre les citoyens ordinaires et le responsable qu’incarne le Dr Malic. Elle parvient toutefois, à la fin, à articuler quelques mots pour le sauver et lui exprimer son amour. L’intrigue sentimentale inaboutie, puisque Malic n’a pas conscience, ou ne veut pas voir l’attachement qu’elle a pour lui, ajoute à l’impression générale d’échec et de noirceur qui se dégage du film. On pourrait n’y voir qu’un scénario convenu, banal, traduisant les thèmes récurrents de Clouzot. Après tout, Malic est une sorte d’anti – Corbeau[[1943 ; avec notamment Pierre Fresnay, Ginette Leclerc, Antoine Balpétré, Pierre Larquey, Micheline Francey, Héléna Manson, Noël Roquevert, Louis Seigner]], médecin comme lui et délateur pervers. Mais il veut mettre à jour des conspirations politiques de façon ouverte, là où le Corbeau dénonçait des turpitudes privées par lettres anonymes. Les deux se veulent d’une certaine façon justiciers, mais le Dr Malic est du côté de la lumière là où le Dr Delorme était du côté de l’ombre, il est naïf ou l’autre est cynique. Opposition également entre la dictature vichyssoise et la République, ce qui fait justice du procès intenté à Clouzot lui-même, et dont on trouve sans doute l’écho dans le procès de Malic que l’on vient de mentionner.

La Mort aux trousses
ou l’Amérique protégée

Hitchcock, cinéaste politique

Hitchcock est-il un cinéaste politique ? Ses déclarations incitent à en douter, puisque, comme on l’a noté, il se présente avant tout comme un technicien[[Déclaration à prendre à notre sens avec prudence, tout comme celle qui lui est prêtée, et selon laquelle les acteurs ne seraient que du bétail (« cattle »). Lorsque l’on observe avec quel soin ses acteurs sont choisis et tout ce que le succès des films d’Hitchcock doit à leur qualité, on demeure très sceptique devant ce qui relève probablement de l’humour hitchcockien. Il en est de même pour ses scénarios et ses thèmes, qui montrent une continuité presque obsessionnelle.]], réalisant des prouesses pour des plans dont l’habileté n’est décelable que par les professionnels. Comme Mozart, il pourrait dire qu’une œuvre d’art doit rassembler les éléments qui lui attirent tous les publics, les experts aussi bien que les amateurs. Ceux-ci sont sensibles à l’intensité du suspense et au jeu des acteurs, ceux-là se partagent entre interprètes des significations cachées – la déchéance, la présence du mal, l’imperfection morale de la nature humaine, mais aussi la rédemption et la grâce, qui nous rappellent qu’Hitchcock est un cinéaste catholique [[Claude Chabrol, Eric Rohmer, Hitchcock, Editions Universitaires, 1957 ; Ramsay Poche Cinéma, 2006.]] – et admirateurs de la virtuosité et de l’inventivité du réalisateur [[François Truffaut, Hitchcock – Truffaut, préc. note 6.]]. Retenons ici un autre registre, celui de la structure des films, qui dénote une remarquable continuité, et souligne des thèmes récurrents, une manière d’organiser le récit, entre l’individuel et le collectif. Certes tous les films ne comportent pas cette dimension collective, certains se tournent vers la psychanalyse ou la psychiatrie. Mais un grand nombre d’œuvres de la période anglaise et du début de la période américaine ont un contenu collectif et politique évident, qu’il serait vain de méconnaître. Quant à la dimension individuelle, elle illustre souvent la lutte entre le bien et le mal, lutte qui se déroule entre les personnages et aussi parfois à l’intérieur d’un même personnage (par exemple, Ingrid Bergman alias Alicia Huberman dans Les Enchaînés [[Notorious, 1946, avec, outre Ingrid Bergman, Cary Grant, Claude Rains, Louis Calhern, notamment. L’intrigue de Notorious présente plusieurs points communs avec celle de La Mort aux trousses, de même qu’un autre film d’espionnage d’Hitchcock, Saboteur (Cinquième colonne, 1942, avec notamment Robert Cummings, Priscilla Lane). Dans ce dernier, la dernière scène, dans laquelle le coupable s’efforce de précipiter un poursuivant du haut de la statue de la Liberté avant de tomber lui-même évoque celle de notre film, avec les Monts Rushmore. On sait que le thème du vertige est également récurrent chez Hitchcock. A noter, dans Saboteur, une scène de Western, clin d’œil du réalisateur à son enracinement américain. ]]). Au centre, un individu menacé, en proie à une menace extérieure, à sa périphérie, un autre ou d’autres qui sont les agents de cette menace, et d’autres encore qui viennent à son aide ou lui fournissent les moyens de s’en libérer. Fréquemment, il existe des liens intimes entre la menace et la victime, de sorte qu’elle reste ignorée du héros, et que les relations bourreau – victime sont très ambiguës. Souvent encore, une intrigue sentimentale se greffe sur ce scénario de base et lui ajoute une émotion supplémentaire. On pourrait dire que, dans les films d’Hitchcock, la quête de l’amour est le contrepoint de la recherche de la vérité, ou que les deux se jouent en miroir. Au départ, existent deux couples virtuels, l’un authentique, qui se forme à la fin, l’autre artificiel, dont la résolution de l’intrigue démontre la fausseté. Ainsi, dans Le Crime était presque parfait [[Dial M for Murder, 1954, avec notamment Ray Milland, Grace Kelly, Robert Cummings, John Williams.]], l’épouse croit que son mari veut la sauver alors qu’il a organisé le meurtre qui la perd – mais il est démasqué juste à temps et l’on laisse entendre qu’un couple nouveau va se former. Dans L’Ombre d’un doute [[Shadow of a Doubt, 1943, avec notamment Joseph Cotten, Teresa Wright, MacDonald Carey.]], la jeune Charlie est amoureuse de son oncle Charlie, qui est un serial killer que démasque un policier amoureux d’elle. Dans L’Inconnu du Nord Express[[Strangers on a Train, d’après Patricia Highsmith ; avec notamment Farley Granger, Ruth Roman, Robert Walker, Leo G. Carroll, Patricia Hitchcock.]], à la composante homosexuelle très claire, un psychopathe veut échanger son crime avec un innocent tennisman pour lequel il éprouve une attirance trouble – mais ne peut l’empêcher de retrouver la femme qu’il aime. Lorsque le couple authentique se constitue, on a affaire à une comédie, même conduite avec des épisodes dramatiques voire violents – et la majorité des films d’Hitchcock repose sur cet aboutissement optimiste, de sorte que leur morale est dans l’ensemble positive. Dieu finit par l’emporter sur le Diable, le mal sur le bien, la vérité sur le mensonge, l’amour sur la haine, le trio se résorbe en duo, la vérité et le bien se rejoignent, dans une logique socratique. Dans les hypothèses ou le mal triomphe – comme dans La Corde [[Rope, 1948, avec notamment James Steward, Farley Granger, John Dall. La morale inculquée par un professeur dévoyé et reprise par des étudiants crédules est source d’un meurtre – mais on peut y voir aussi en filigrane le désordre qui résulte des tentations homosexuelles. ]] ou dans Sueurs Froides [[Vertigo, 1958, avec notamment James Stewart, Kim Novak, Barbara Bel Geddes. ]], voire dans Psychose [[Psycho, 1960 ; avec notamment Anthony Perkins, Janet Leigh, Vera Miles,John Gavin, Martin Balsam.]] – c’est une faute commise par le personnage principal qui explique qu’il ne peut être sauvé, que sa culpabilité ne peut être rédimée. Le ressort de l’œuvre repose donc fréquemment sur une logique trinitaire, et non simplement sur la dialectique du bien et du mal. Deux personnages, ou groupes de personnages, se disputent la maîtrise d’un troisième, qui oscille, par inconscience le plus souvent. D’où une sorte de valse, qui est le rythme propre de nombreux films – ainsi Charlie le criminel dans L’Ombre d’un doute est obsédé par la musique de La Veuve joyeuse – ou encore la figure de la spirale, évoquant le vertige – et l’on connaît la scène fameuse de Psychose où le sang de Marion Crane tournoie dans la bonde de la douche, chassé par l’eau purificatrice. Dans La Mort aux trousses, Roger Thornhill est instrumentalisé par les services américains et pourchassé par un réseau d’espionnage hostile, cependant qu’Eve Kendall, partagée entre ce réseau qu’elle infiltre et l’amour de Thornhill, devient le centre de cette lutte. Mais, avec ce dernier film, on entre dans la dimension collective – et donc politique – des œuvres hitchcockiennes. Pour ce qui la concerne, les films à contenu politique se trouvent aussi bien dans la période anglaise – Le premier Homme qui en savait trop, Les Trente neuf marches, Une femme disparaît [[The Man Who Knew Too Much, 1934 ; avec notamment Pierre Fresnay, Peter Lorre, Leslie Banks, Edna Best. The Thirty-Nine Steps, 1935; avec notamment Robert Donat, Madeleine Carroll, Gordfrey Tearle. The Lady Vanishes, 1938; avec notamment Margaret Lockwood, Michael Redgrave, May Whitty.]] par exemple – que prolongent les films américains de la période de la guerre – Correspondant 17, Cinquième colonne, Lifeboat [[Foreign Correspondant, 1940 ; avec notamment Joel Mc Crea, Lorraine Day, Herbert Marshall, George Sanders, Albert Bassermann. Saboteur, 1942; avec notamment Robert Cummings, Priscilla Lane, Otto Kruger. Lifeboat, 1943; avec notamment Tallulah Bankhead, William Bendix, Walter Slezak. Claude Chabrol et Eric Rohmer relèvent que Goebbels considérait le premier comme très dangereux – il était un plaidoyer contre la neutralité américaine – et indiquent que des films comme Une femme disparaît, La Corde, Les Enchaînés, sont « dans une certaine mesure, des films politiques » (Hitchcock, préc., p. 68). Cette mesure nous semble beaucoup plus certaine et s’appliquer à un nombre beaucoup plus important de films. ]] ou Les Enchaînés. La Mort aux trousses renoue avec le genre, interrompu durant une dizaine d’années, à l’exception du remake de L’Homme qui en savait trop[[The Man Who Knew Too Much, 1956 ; avec notamment James Steward, Doris Day, Daniel Gélin, Reggie Nalder.]]. Sur ce plan, il ne sera plus suivi que par deux films moins achevés, Le Rideau déchiré et L’Etau[[Torn Curtain, 1966 ; avec notamment Paul Newman, Julie Andrews, Lila Kedrova, Tamara Toumanova. Topaz, 1969 ; avec notamment Frederick Stafford, Dany Robin, John Vernon, Michel Piccoli, Philippe Noiret, Claude Jade, Michel Subor.]]. La période anglaise correspond à l’ascension et à dénonciation de la menace nazie, toujours présentée de façon implicite sous la forme d’un ennemi intérieur – toujours l’intimité entre la menace et la victime -, et la période américaine à la menace soviétique. La Mort aux trousses est le plus réussi dans ce genre. Le thème présente une grande continuité. Il s’agit de démasquer un complot contre la liberté individuelle, symbolisé par la lutte d’un individu contre des forces occultes et malignes, qui se dissimulent sous des apparences bénignes. A cet égard, nazisme et communisme sont renvoyés dos à dos par l’identité de la menace totalitaire qu’ils font peser sur le monde libre. Une différence est peut-être que, dans la dénonciation du nazisme, le ton des films est plus grave, le climat plus oppressant, tandis que La Mort aux trousses conserve une distance humoristique – mais après tout il ne s’agit que d’une guerre froide. On pourrait n’y voir qu’une toile de fond sans signification qui enracine l’intrigue interindividuelle dans un contexte réaliste, ou de simples opérations de propagande liées à leur contexte historique. Dans le même esprit, on pourrait considérer que lorsque Hitchcock déclare que peu importent le whodunit, l’enjeu de la lutte ou l’énigme, il veut dire que la résolution des tensions du film n’est pas dans la solution apparente d’une intrigue policière, ou dans la découverte et le châtiment des ennemis, mais dans la révélation de l’authenticité des personnages à eux-mêmes, au moyen d’une épreuve surmontée. Ils sont à eux-mêmes leur propre énigme, et c’est son dévoilement et son assomption qui apaise et résout les tensions. Sans contester cette dimension récurrente – plus psychologique et morale que métaphysique – il n’en demeure pas moins que la dimension politique importe aussi bien. Les deux sont même à égalité, puisque le bonheur individuel et la vérité collective, la liberté et la conscience de soi s’harmonisent, ils sont même indissociables. En d’autres termes, comme dans la Gelstattheorie ou théorie de la bonne forme, on peut voir ces films en creux ou en relief, mettre l’accent sur le bonheur individuel ou sur les valeurs collectives, mais en réalité ils ne sont que les deux faces d’une même structure. La Mort aux trousses en offre un parfait exemple, celui d’une Success Story dans laquelle les amants se retrouvent tout en protégeant leur pays[[Dans une œuvre abondante, Hitchcock a tourné nombre de films dont la tension résulte de données criminelles ou psychologiques sans contenu politique déterminé. Ce sont des films intimistes, entre autres Young and innocent, 1937 ; Shadow of a doubt, 1943 ; Spellbound, 1945 ; M for Murder, 1954; Rear Window, 1954 ; To Catch a Thief, 1955 ; Vertigo, 1958 ; Psycho, 1960 ; The Birds, 1963 ; Frenzy, 1972. Un film politique fait peser sur les personnages une contrainte extérieure plus qu’intérieure, objective plus que subjective. Ce n’est pas à dire que ces films intimistes n’ont pas de signification collective – ainsi, Strangers on a Train (L’inconnu du Nord Express, 1951 ; voir supra, « Trois leçons de sociologie anglo-saxonne »). Mais ils se prêtent mieux à l’ambiguïté, à l’approfondissement des personnages, et les films politiques à leur simplification. Certaines intrigues politiques hitchcockiennes peuvent aussi donner lieu à des pastiches de type criminel – sans même évoquer Brian de Palma, pasticheur invétéré, L’Affaire de Trinidad (Vincent Sherman, 1952, avec Rita Hayworth et Glenn Ford) évoque tout à la fois Notorious (Les Enchaînés) et North by Northwest (La Mort aux Trousses), dans une histoire de gangsters et de cabaret. Mais ce film, digne de la série B, permet de mesurer par contraste le génie d’Hitchcock.]]. Une Success Story à l’américaine

La Mort aux trousses est un film gai, en dépit des moments de tension croissante, savamment dosés, qu’il comporte. Il baigne dans un climat d’humour léger, et les scènes les plus stressantes sont accompagnées d’une distance qui, sans en désamorcer l’effet, donne le sentiment qu’Hitchcock se parodie parfois lui-même, ou le genre du film d’espionnage. Au-delà des clichés du genre – l’apparence et la réalité, le visible et l’invisible – il fait du film une sorte de course de plus en plus rapide, à l’instar des Trente neuf marches. On circule de train en train, on passe d’hôtel en hôtel, de taxi en taxi. Ce privilège de l’action, du mouvement, réduit la complexité des personnages, surtout par rapport à d’autres héros hitchcockiens dont on sent bien qu’ils sont des variantes. C’est notamment le cas pour Eve Kendall, apparemment déchue et finalement rédimée, qui rappelle la tension beaucoup plus intériorisée d’Alicia Huberman dans Les Enchaînés, voire de cette femme aux deux visages – sinon aux trois – qu’est Kim Novak dans Sueurs Froides, qui n’est pas sauvée. Quant à Philippe Vandamn, le chef du réseau, il est, malgré son attachement réel à Eve Kendall qui le met en conflit avec lui-même lorsqu’il est convaincu de sa trahison, moins ambigu que le Pr. Jordan des Trente neuf marches, le Stephen Fisher de Correspondant 17 ou l’Alexander Sebastian des Enchaînés, qui occupent le même emploi. Cette dimension allusive des personnages, plus silhouettes que caractères pour les rôles secondaires, plus types qu’êtres humains pour les rôles principaux, est un élément de la distance qu’impose la comédie – une tragédie vue de loin, suivant une formule célèbre[[Une réplique du film explicite ce choix : « Tout ça est triste à pleurer … Pourquoi est-ce que ça donne envie de rire ? » s’interroge l’un des personnages. Où encore, à la fin, la réflexion de Vandamn après que son second ait été abattu : « Ca manquait vraiment d’élégance de tirer à balles … ».]]. Elle tient aussi au caractère positif et didactique du film. En l’occurrence, puisque l’on ne s’appesantit guère sur les motivations et les sentiments des autres personnages que Roger Thornhill et que Eve Kendall, la distance sert plutôt à simplifier le message. Sans pouvoir être qualifié d’engagé, le film choisit nettement son camp. La distinction entre les bons et les méchants est très claire, elle l’est même davantage que dans les films qui dénoncent la menace nazie[[C’est peut-être cet anticommunisme massif et sans phrases qui a conduit certains critiques à dénoncer chez Hitchcock, de façon très surprenante, des tendances fascisantes. Après avoir critiqué « ses thrillers minables », ses « erreurs » qui deviennent des « trouvailles géniales », « ses trous … comblés de significations profondes », Aldo Kyrou (Les Lettres Nouvelles, n° 47, mars 1957) regrette que l’on entraîne la jeunesse vers « un cinéma ennuyeux » et « vers une culture néo-nazie ». Ces imprécations ne sont pas autrement argumentées, mais montrent que l’impact idéologique des films hitchcockiens n’était pas toujours jugé insignifiant.]]. Les méchants n’inspirent ni la sympathie ni la compassion que l’on pourrait éprouver pour Stephen Fisher ou pour Sebastian, qui sont en définitive victimes de leurs choix. La Mort aux trousses ne présente pas de traîtres américains, qui seraient par quelque côté pathétiques, à la différence des films de la période anglaise. Le film ne met en scène que deux personnages doubles. Le premier l’est bien involontairement, c’est Roger Thornhill devenu à son corps défendant Mr Kaplan. Il a ainsi perdu son identité, sa liberté d’action, il n’est plus défini que de l’extérieur, par les autres, par des actions qui lui sont prêtées, par des signes qui l’identifient faussement pour autrui – il est dans la chambre d’hôtel de M. Kaplan, il téléphone, il appelle le personnel d’étage, donc il est M. Kaplan. Même lorsque la vérité lui est révélée – on l’a utilisé comme leurre pour donner de la réalité à un personnage fictif – il est sommé de continuer à être M. Kaplan. Mais il se rebelle, il redevient lui-même, et en définitive rétablit la situation. Le deuxième personnage double est Eve Kendall, qui l’est quant à elle volontairement, mais avec de plus en plus de peine, dans un conflit intérieur de plus en plus intense. C’est elle qui comporte le plus d’ambiguïté, car elle était devenue la maîtresse de Vandamn avant de savoir qu’il était un espion. Son hésitation entre Thornhill et Vandamn n’est peut-être pas simplement un conflit entre l’amour et le devoir, mais aussi entre un amour finissant et un amour débutant. Au-delà de cette intrigue interpersonnelle, mais de façon indissociable, on trouve cependant une ambiguïté plus subtile dans La Mort aux trousses, sur le plan de la morale collective. Les camps sont nettement tranchés, on l’a dit, les Américains sont du bon côté, confrontés à des menées malignes et cruelles. Le camp du bien triomphe, comme il convient, mais pas de la façon que l’on aurait pu attendre. Ce ne sont pas en définitive les services spéciaux américains et leurs méthodes qui l’emportent, tout au contraire. Ils sont prêts à laisser partir Vandamn et ses précieux microfilms à l’étranger, donc à faire la part du feu, avec comme consolation de le voir partir avec Eve Kendall, qui pourra continuer à le surveiller. Décision inhumaine, digne des méthodes de l’adversaire. C’est ce que n’accepte pas Roger Thornhill, qui brise cette logique commune aux deux camps, qui parvient à empêcher ce départ, et au péril de leur vie à tous les deux, sauve Eve, récupère au passage les microfilms, et permet l’arrestation ou l’élimination des espions. Ainsi le triomphe des valeurs américaines est complet. Non seulement la victoire est remportée, mais elle l’est conformément aux principes organisateurs des Etats-Unis : l’individualisme, la supériorité des individus sur l’Etat, la liberté individuelle et collective, le droit au bonheur, l’harmonie entre le bonheur individuel et la félicité collective. L’énergie et l’optimisme individuel de Thornhill, citoyen américain modèle, prennent le pas sur les calculs et le pessimisme des services officiels, incapables de résoudre la situation par eux-mêmes. Exemplaire est cette remarque du Professeur – anonyme – qui dirige le service à Roger Thornhill : « C’est la guerre, M. Thornhill, même si c’est une guerre froide … Je crains que nous ne l’ayons déjà perdue ». Thornhill lui démontre le contraire. Ainsi l’Amérique est protégée par ses valeurs mêmes, portées par les citoyens ordinaires.

Clouzot et Hitchcock : Pessimisme français, optimisme américain

Le genre du film d’espionnage comporte ses codes, de sorte que l’on trouve dans les deux films des éléments communs. Pour le décor, une demeure patricienne dans la campagne, au milieu d’un parc, où se noue l’intrigue. Pour les personnages, deux hommes de main qui relèvent plus de la truanderie que de l’idéologie ; un méchant élégant et cynique, courtois et cruel ; de l’autre côté, un professeur américain aux enseignements improbables et plus présent sur le terrain que dans les salles de cours ; un personnage central isolé, instrumentalisé, manipulé par des forces occultes – les deux ayant un certain goût pour l’alcool et ne comprenant que progressivement où ils sont tombés ; un leurre, destiné à attirer les autres sur une fausse piste, Alex pour l’un, M. Kaplan pour l’autre. Pour les saynètes qui parsèment l’action, des coups de téléphone intempestifs qui piègent leurs innocents auteurs ; un procès qui manque son objet et tourne court ; une pochette d’allumettes qui, dans les deux cas, ouvre la voie ; une scène finale dans un train. Au-delà cependant de ces éléments communs, les contextes et même les ressorts dramatiques se distinguent. Une Amérique puissante et prospère contraste avec une France affaiblie et divisée. Pour La Mort aux trousses, un film d’initiation se superpose à l’action dramatique, et Thornhill doit surmonter diverses épreuves pour trouver le cœur de sa belle. Dans Les Espions, l’heure n’est pas à la bagatelle. La proximité des codes est cachée par les différences radicales de technique des deux réalisateurs. Elles soulignent à l’inverse l’opposition du contexte et du climat. Les Espions est un film en noir et blanc, souvent nocturne, en huis clos, dans un décor délabré, à la lumière pauvre, dans une atmosphère glauque, humide et froide, là où La Mort aux trousses est un film coloré, dont les décors cossus et modernes sont en pleine lumière – ou alors sous la lumineuse « nuit américaine », dans des espaces ouverts. Hitchcock moquait ces films noirs où l’on assassine les passants sur un pavé glissant et luisant, au cœur pluvieux de la nuit [[Hitchcock –Truffaut, préc., p. 216.]]. Il rappelait, en contrepoint, la scène célèbre durant laquelle Kaplan – Thornhill est attaqué par un avion qui le poursuit en plein après-midi, sous un soleil écrasant, dans une campagne uniformément paisible[[Dans cette scène justement célèbre, après l’écrasement de l’avion, on remarque le plan sur un groupe de curieux, sur la route, qui contemplent l’incendie – il n’apparaît pas alors à l’écran – figés dans un mouvement arrêté, dans une solitude et une attente vide qui évoquent les tableaux du peintre américain Edgar Hopper. ]]. Les Espions est statique, les modes de locomotion poussifs, La Mort aux trousses dynamique, on y est toujours en mouvement. Celui-là est horizontal, on est toujours au ras du sol et le monde souterrain affleure, celui-ci est vertical, du bâtiment des Nations Unies à la falaise d’où manque plonger la voiture de Thornhill, de la menace qui vient du ciel au vertige des Monts Rushmore – les lieux élevés, le vertige, thème récurrent d’Hitchcock. Aux différences de technique correspond également l’opposition des messages. La Mort aux trousses est un film optimiste, Thornhill est rapide, efficace, heureux, il a de nombreux amis, est entouré de femmes – en un mot Américain – là où Malic est torturé, réduit à l’impuissance professionnelle, solitaire, pessimiste, en état de déréliction. Il illustre une sorte de déchéance de la France de l’époque, et Thornhill l’euphorie des Etats-Unis. Pourtant, Malic et Thornhill ne sont pas si différents. Individualistes et loyaux, ils s’efforcent d’agir avec courage et ne veulent pas s’en laisser compter. Mais, confrontés au même type de danger, les deux personnages parviennent à des résultats exactement opposés. Thornhill défait les espions en se mêlant de ce qui ne le regarde pas, il y trouve en même temps l’amour, cependant qu’Eve Kendall sort de la duplicité par la rédemption. Malic fait tout échouer en se mêlant de ce qui ne le regarde pas – pire, il provoque contre lui la solidarité des adversaires, alors que Thornhill oblige les agents américains à arrêter les agents soviétiques. Malic est au bout de l’aventure plongé dans une culpabilité indéfinie, et ne voit pas l’amour de Lucie, qui ne sera probablement pas guérie. Le malade en traitement dans la clinique du Docteur observe avant de sombrer dans le sommeil : « Malic est un chic type, il pourrait réussir s’il y avait pas … ». S’il n’y avait pas quoi ? On ne nous le dit pas, mais peut-être Dieu n’est-il plus Français, tandis que la Grâce est américaine ? La Grâce est américaine – jusqu’à ce que survienne, quelques années plus tard, le Docteur Folamour.
III. – UNE FAUSSE SORTIE : LA GUERRE NUCLEAIRE

Dans l’une des scènes finales des Espions, le Professeur Vogel explique à Malic qu’il doit se tuer parce qu’il ne veut pas livrer une découverte nucléaire, ni à l’un ni à l’autre camp. « On ne peut pas détruire l’arme nucléaire », dit-il, « il faut se tuer pour y échapper. Ce qu’ils veulent, c’est la mort des autres. Ils veulent avoir raison »[[René Girard, dans Achever Clausewitz, Carnets Nord, 2007 voit dans l’affrontement nucléaire l’aboutissement et le paroxysme de la figure du duel, du mimétisme dont elle est la traduction et de l’autodestruction qu’elle implique. Il rejoint par là le pessimisme de Kubrick. La montée aux extrêmes débouche sur l’Apocalypse, en même temps qu’elle s’abolit, mettant radicalement fin à la guerre comme à la politique par la disparition commune des combattants, révélant par là le danger intrinsèque du mimétisme. Mais on peut y voir une critique de la montée aux extrêmes plus que de la dissuasion, qui est une forme de maîtrise de l’arme nucléaire. Sur tous ces points, Serge Sur, Relations internationales, Précis Domat, 4e éd. 2006.]]. Relativisme politique par rapport à l’opposition idéologique des deux blocs, mais aussi peur des conséquences catastrophiques d’une guerre nucléaire. Ce pourrait être un résumé de Dr Folamour, puisque le film illustre précisément ce risque. Sa thématique est plus proche des Espions que de La Mort aux trousses, son esthétique aussi. Thématique parce qu’il n’est pas moins pessimiste, qu’il tend à renvoyer les deux blocs dos à dos, qu’il illustre un échec de la raison en même temps que le cynisme des dirigeants. Esthétique parce que le film est en noir et blanc, et qu’il se présente comme un huis clos entre les trois espaces fermés d’une base aérienne interdite, de la War Room présidentielle américaine, et de l’intérieur d’un B 52 porteur d’armes nucléaires mégatonniques en route vers ses cibles en URSS. En revanche, Dr Folamour est plus proche de La Mort aux trousses par une sorte d’allégresse qui vire même au burlesque, un sujet tragique et même morbide étant traité de façon comique[[Sur la genèse et le tournage du film, on peut consulter John Baxter, Stanley Kubrick, Seuil, 1999.]]. Le paradoxe est qu’un cinéaste américain, vivant il est vrai en Angleterre, est plus proche du relativisme et du pessimisme d’un cinéaste européen comme Clouzot que de l’optimisme américain, alors que Hitchcock, cinéaste anglais, vivant il est vrai aux Etats-Unis, semble pleinement épouser les valeurs du pays hôte[[Peut-être y a-t-il là une certaine prudence de la part d’Hitchcock, un souci de faire étalage de loyauté, car La Mort aux trousses n’est pas si éloigné de la période maccarthyste. On notera à ce propos la méfiance traduite par le film à l’égard des Nations Unies, implicitement présentées comme un nid d’espions. Elle rappelle la dénonciation des prétendus mouvements pacifistes, en réalité pronazis, dans Correspondant 17. ]]. Dr Folamour a quant à lui été tourné en Angleterre. Le comique est toutefois pour Kubrick une arme, car ce film voltairien[[Dr Folamour est un peu un Candide appliqué à la dissuasion nucléaire, où le cataclysme nucléaire occuperait la place du tremblement de terre de Lisbonne et dont le personnage éponyme serait le Dr Pangloss. Il existe toujours pour lui une interprétation et une sortie heureuse des dysfonctionnements et des catastrophes les plus irrémédiables. ]] veut démontrer l’absurdité de la théorie de la dissuasion nucléaire et son impossibilité pratique. Pour cela, il se place au cœur de la décision centrale, et non, comme les deux autres films, dans la vie quotidienne des citoyens ordinaires. Il illustre d’un côté les contradictions de la doctrine de « la pire hypothèse », fausse rationalité face aux pulsions humaines et à une logique de système. Il montre de l’autre la double dimension, historique et génétique, des périls de l’arme nucléaire. L’homme, le système et « la pire hypothèse »

La doctrine de la pire hypothèse, classique dans la théorie de la dissuasion nucléaire, en est à la fois la clef de voûte et l’aporie[[Kubrick s’était beaucoup documenté sur la question, en lisant un nombre considérable d’ouvrages, et notamment On Thermonuclear War, de Hermann Kahn, alors à la Rand Corporation. L’idée de tourner un film sur ce sujet pourrait avoir été inspirée à l’auteur par Alastair Buchan, directeur de l’I.I.S.S. (Institut international d’études stratégiques de Londres). ]]. Clef de voûte, car elle implique que l’on doit toujours raisonner en fonction d’une menace extérieure, faire comme si l’adversaire, doté d’armes nucléaires, était en mesure de lancer une attaque préventive, qui lui assure l’avantage destructif de la première frappe. Ainsi faut-il toujours garder la capacité de répliquer par une seconde frappe, et pour cela conserver le nombre minimal d’armes requises, avec les moyens de les acheminer sur leurs cibles. A défaut de cette possibilité de représailles, l’adversaire n’est pas dissuadé, il est à l’inverse encouragé à prendre les devants. C’est ainsi que, à l’époque de Dr Folamour, on maintient en vol en permanence des bombardiers prêts à atteindre leurs objectifs, et actuellement que restent en patrouille, à l’abri d’une première frappe, des sous-marins porteurs d’armes nucléaires. La paix est donc assurée par le paroxysme de la menace de destruction – comme le souligne ironiquement un slogan inscrit sur la base aérienne du général Ripper, qui va provoquer la catastrophe, « Peace is our profession ». Mais la pire hypothèse – se prémunir quoi qu’il arrive contre une première frappe, parce qu’on ne peut jamais faire confiance à l’adversaire – est aussi à l’origine de la course aux armements nucléaires, parce qu’une force de représailles est en même temps une force de première frappe, et qu’elle renforce la méfiance au lieu de stabiliser la dissuasion. Sortir de ce cercle vicieux suppose que l’on établisse la confiance, et que l’on maintienne son territoire vulnérable aux frappes de l’adversaire. C’est à quoi tend la politique de maîtrise des armements (Arms Control) conduite entre les Etats-Unis et l’URSS, afin de gérer conjointement la dissuasion et de limiter la course aux armements. Elle s’est développée largement après Dr Folamour, même si elle était amorcée à l’époque. Les jugements rétrospectifs à son égard sont contrastés, puisque, pour certains, elle a plutôt contribué à organiser la course aux armements nucléaires : si l’on sait ce à quoi l’autre a renoncé, on reste libre de s’armer sur d’autres terrains et de chercher à le déborder, notamment par des percées technologiques[[Serge Sur, Relations internationales, préc. note 46, et la bibliographie. ]].

Dr Folamour
place les spectateurs au centre du système politico-militaire américain, avec une distinction tranchée entre les vues des politiques et celles des militaires. Le système soviétique n’apparaît qu’en contrepoint, presque en filigrane, et les deux ne sont pas exactement symétriques, on le verra. Dr Folamour met en lumière les failles de la dissuasion, en montrant sa fragilité humaine du côté américain, sa faiblesse systémique du côté soviétique. Pour les Etats-Unis, le général Ripper prend le contrôle de la base aérienne qu’il commande et lance de sa propre initiative une attaque préventive destinée à prendre de vitesse les Soviétiques. Il réalise ainsi une triple opération. Il veut que cette attaque partielle serve d’allumette pour une attaque plus générale, puisque le gouvernement, pense t-il, n’aura d’autre choix que de suivre avec une attaque massive pour se prémunir contre une riposte trop destructrice. Il réalise ainsi un coup d’Etat contre le pouvoir civil, qui en théorie est le seul autorisé à décider de l’arme nucléaire. A la guerre nucléaire il ajoute une guerre civile, puisqu’il se prépare à résister à ceux qui s’opposeront à lui, et dont il veut faire des complices de l’URSS et du communisme. La réaction du Président Muffley est double. Sur le plan militaire, s’efforcer de reprendre le contrôle de la base et d’obtenir des chefs militaires qu’ils rappellent les B 52 en route vers leurs objectifs en URSS. Sur le plan politique, inviter l’ambassadeur soviétique à assister aux délibérations des autorités américaines dans la War Room – mesure de confiance – joindre au téléphone son homologue soviétique, le secrétaire général Kissov pour gérer avec lui la crise – mise en œuvre du « téléphone rouge » établi entre les deux pays à la suite de la crise de Cuba. Mais les généraux américains, et notamment le général Buck Turgidson, sorte de relais du général Ripper, résistent et trouvent que l’occasion est belle d’en finir avec les Rouges. En revanche, dans la base, un capitaine anglais, Mandrake, le second de Ripper, cherche lui aussi à reprendre le contrôle des appareils et à les rappeler. Mais seul Ripper détient le code, et il va jusqu’à se suicider pour empêcher qu’on ne le lui arrache lorsque la base est reprise par les forces régulières. Ainsi s’opposent deux hommes de raison, Muffley et Mandrake, un civil et un militaire – britannique – et deux hommes de pulsion, Ripper et Turgidson, tous deux militaires. Les épisodes de la crise font aussi intervenir les Soviétiques. Muffley veut les persuader de sa bonne foi, les empêcher de riposter, les aider à déjouer l’attaque. Il est prêt à les aider à abattre les appareils, si on ne peut les rappeler. Cela fournit à Kubrick l’occasion de montrer l’ambassadeur soviétique, introduit dans la War Room hautement secrète, et apparemment inconscient de la gravité des événements, tenter de prendre des photographies – démon de l’espionnage. Quant au secrétaire Kissov, on ne le voit ni ne l’entend, et son dialogue avec le Président Muffley ne nous est connu que par les répliques de celui-ci. Kissov indique à Muffley que les Soviétiques ont mis au point une riposte automatique et massive en cas d’attaque, la Doomsday Machine, sur laquelle ils n’ont plus aucune prise une fois l’attaque lancée. Il ne peut donc rien faire si une bombe nucléaire explose. Or un B 52, piloté par le major « King » Kong, quoique touché, a échappé à la DCA, et se dirige vers son objectif. Avec une résolution héroïque, « King » Kong parvient à débloquer les bombes coincées dans leur logement. A cheval sur la bombe, comme dans une charge de cavalerie, coiffé d’un Stetson, il tombe sur l’objectif et fonce vers la mort en poussant des cris de triomphe. Ainsi s’opposent l’automaticité d’un système qui échappe à la volonté humaine et cette même volonté, surmontant tous les obstacles, les deux aboutissant à une catastrophe commune. On peut y voir un défaut de communication entre logiques hétérogènes. C’est ce qui souligne le Docteur Folamour – qui n’apparaît, en chaise roulante, qu’à la moitié du film -, convoqué par le Président Muffley. Il reproche d’abord à l’ambassadeur soviétique de n’avoir pas annoncé l’existence de la Doomsday Machine, puisqu’elle perdait son caractère dissuasif si l’on ne la connaissait pas. Le Docteur Folamour, qui donne son titre au film, est un savant allemand, hitlérien mal repenti. Il est en quelque sorte un anti Pr. Vogel, puisque la guerre ne lui a rien appris et qu’il est tout prêt à recommencer. Dans une scène finale étonnante, il confond la War Room avec le bunker d’Hitler et propose un plan de survie de l’humanité, mais d’une humanité sélectionnée par ordinateur pour ses qualités. On y trouvera naturellement le président et les généraux, on leur assurera notamment la jouissance de dix femmes pour un homme, afin de repeupler plus rapidement le monde. Cette perspective semble fort attrayante pour tous les participants, y compris l’ambassadeur soviétique, et le film s’achève sur l’inévitable explosion nucléaire.

Dimension génétique, dimension historique

L’homme, être manqué

Dr Folamour est un film qui porte au paroxysme des thèmes chers à Kubrick [[On ne peut s’y appesantir ici. Mais la démesure, le déséquilibre, l’ubris sont des thèmes récurrents de l’auteur, particulièrement visibles dans Orange mécanique (A Clockwork Orange, 1971), ou dans Full Metal Jacket (1987). Voir par exemple Norman Kagan, Le Cinéma de Stanley Kubrick, Ramsay Poche Cinéma, n° 55. On ne peut que regretter que Kubrick n’ait pu mener à bien le film qu’il projetait sur Napoléon. ]], mais qui, sur le plan historique, présente une anticipation erronée, ou une fausse sortie, de la Guerre Froide. On peut d’abord s’attacher au premier aspect, parce qu’il prolonge directement ce qui précède. En tant que métaphore de la condition humaine, le film rassemble et résume, voire annonce des thèmes propres à son auteur. En un mot, l’Homme est manqué, il faut le refaire. Tout en lui est désaccordé, aussi bien individuellement que socialement, et il n’est ni en paix avec lui-même ni en harmonie avec ses semblables. Déchirements internes et conflits collectifs forment son ordinaire, et l’on ne voit pas qu’il puisse y échapper. Animal particulièrement agressif et stupide, il est condamné à l’erreur et à l’errance. Kubrick se distingue ainsi à la fois de Clouzot, dont le pessimisme est historique et social, en quelque sorte local, et d’Hitchcock, dont l’œuvre illustre le combat spirituel entre le bien et le mal, qui triomphent alternativement selon que les personnages ont ou non la Grâce. Le pessimisme de Kubrick – pessimisme en général gai ou ironique sur le plan artistique, mais qui sur le plan personnel aboutit à la misanthropie et à une sorte de réclusion[[John Baxter, Stanley Kubrick, préc. Il semble même avoir présenté certains traits paranoïaques.]] – est quant à lui plutôt d’ordre génétique, parce que c’est la nature humaine, l’Homme tel qu’il est biologiquement constitué, qui est défectueux. Prenons ainsi les noms des personnages de Dr Folamour. Ripper ou l’éventreur, Turgidson ou le chaud lapin, toujours en quête d’une érection, « King » Kong[[Peut-être doit-il ce surnom à un film de Henry King, Un homme de fer (Twelve O’Clock High, 1949) retraçant les aventures d’un équipage de bombardier de la Seconde guerre mondiale.]] au nom simiesque[[Pour ce rôle, refusé par Peter Sellers, Kubrick a choisi Slim Pickens, authentique cow boy texan et cascadeur pour le cinéma.]], voire le militaire qui libère la base, le Colonel Guano, obsessionnel et radin[[On connaît l’analyse psychanalytique de l’avarice, liée à un narcissisme coprophile. La référence au guano est donc claire.]], sont les éléments d’une ménagerie dominés par des pulsions animales[[Quant aux sentiments qu’ils éprouvent pour le Secrétaire général soviétique, son nom l’indique : Kissov (Kiss Off), qui peut se traduire, poliment, par « Va te faire voir ».]]. Une scène l’illustre : Ripper confie à Mandrake, et écrit à Muffley qu’il agit pour sauvegarder – on attend nos valeurs essentielles – la pureté de nos fluides biologiques. Il confie ne plus faire l’amour de peur de s’en voir dépossédé. Il développe ensuite un discours délirant sur un complot communiste, qui aurait injecté du fluor dans l’eau[[C’était en effet, à l’époque, un thème de groupes américains d’extrême-droite.]]. Les êtres raisonnables eux-mêmes – le Président Muffley, ou le précautionneux, l’emmitouflé, Mandrake le Britannique, pourtant le seul personnage positif du film, sont quant à eux trop prudents ou incapables de rétablir la situation. Quant au Docteur Folamour, il illustre une intellectualité déséquilibrée, pathologique, les errements d’un esprit dévoyé. On peut y voir une métaphore psychanalytique : Ripper serait Thanatos, la pulsion de mort, Turgidson Eros, la pulsion sexuelle, Muffley et Mandrake deux variantes du Surmoi, et Folamour une incarnation du Ca, de la multiplicité des pulsions violentes et narcissiques. On peut également y voir une métaphore de la superposition des cerveaux qui ne parviennent à s’accorder, le cerveau limbique, celui des pulsions élémentaires des mammifères, représenté par Ripper, Turgidson, « King » Kong, le néo-cortex par Muffley et Mandrake, la désarticulation et l’incompatibilité entre les deux étant exprimée par le Docteur Folamour. On est alors plus proche d’Arthur Koestler[[L’impossibilité d’articuler les couches successives du cerveau humain (les « trois cerveaux », reptilien, limbique et néo-cortex) et les troubles qui en résultent sont l’un des thèmes d’Arthur Koestler, notamment dans Le cheval dans la locomotive (The Ghost in the Machine, 1967) troisième élément d’une trilogie sur Le génie et la folie de l’homme. ]] que de Freud. On anticipe aussi sur les thèmes de 2001, Odyssée de l’Espace [[2001, A Space Odyssey (1968). Dans ce film sans acteurs notables, l’ordinateur, Hal, est le personnage principal. Or un ordinateur devait jouer un rôle important dans une version préparatoire de Dr Folamour. ]], avec lequel Dr Folamour présente de nombreuses ressemblances. Visuellement, les scènes à l’intérieur du B 52 évoquent déjà celles qui se déroulent dans le vaisseau spatial, dans un univers silencieux et froid, où tout semble robotisé, y compris le comportement détaché de l’équipage, professionnel, distant et serein, même dans les circonstances les plus dramatiques. HAL, l’ordinateur, apparemment comble de la rationalité, est un mélange de la Doomsday Machine et du Dr Folamour. Il a incorporé non seulement l’intelligence humaine, mais, fabriqué par l’homme, il n’a pu éviter ses défauts, comme le montre son comportement erratique et finalement meurtrier. Ou bien il se trompe parce qu’il traduit l’imperfection de l’esprit humain, ou bien c’est la libido dominandi qui l’anime, et il contient également son cerveau limbique, tous ses passions et vices, ce qui le conduit à son autodestruction. L’une et l’autre hypothèse se rejoignent, comme le montre Dr Folamour. C’est en effet le même acteur, Peter Sellers, qui joue les trois rôles du raisonnable Mandrake, du rationnel Président Muffley, et du déréglé Dr Folamour. Il devait même jouer « King » Kong, ce qui aurait complété la ménagerie, mais il a refusé, au grand déplaisir de Kubrick, plus intéressé à notre sens par la métaphore de l’unité des différentes variantes du comportement humain que par la performance de l’acteur. 2001, Odyssée de l’espace est plus cosmique – et moins comique – que Dr Folamour, mais la structure du scénario est la même. Confrontée à un défi inconnu, une civilisation le relève avec les outils technologiques à sa disposition, et va rechercher au plus profond de l’espace la solution du mystère. Mais le maître de l’expédition, l’ordinateur, semble pris d’une folie soudaine et détruit l’équipage qu’il avait pour mission de mener à bon port. Un seul astronaute échappe, débranche l’ordinateur, mais se trouve pris dans un espace-temps qu’il ne peut plus maîtriser, et semble perdu à jamais. La clef de l’intrigue se trouve dans la scène introductive du film, où un groupe de singes est soudainement en présence d’un curieux monolithe noir venu de l’espace, qui provoque une mutation soudaine. Le plus doué des singes s’empare d’un fémur qui traînait et frappe ses congénères : il a découvert l’outil et la violence, ressorts de la civilisation, passeports pour l’humanité. Ou du moins, il a trouvé le moyen de surmonter sa peur, car le groupe de singes vit dans la précarité et la terreur[[Cette scène évoque trait pour trait un passage d’un ouvrage antérieur d’un écrivain britannique, Roy Lewis, The Evolution Man, publié en 1960, et dont il est peu douteux que Kubrick se soit inspiré (Publié en France en 1990 sous le titre Pourquoi j’ai mangé mon père, Actes Sud). Simplement, dans ce roman au darwinisme humoristique, la rupture dans l’évolution provenait plus de la maîtrise du feu que de l’invention de l’outil – feu qui ne manquait pas de provoquer des catastrophes. A cet égard, le roman serait plus proche de l’inspiration de Dr Folamour, mais l’analogie entre les hommes et les singes appartient plus largement à l’univers de Kubrick. ]]. Ce singe n’est-il pas une autre représentation du général Ripper ? Alors la peur, passion fondamentale des hommes selon Hobbes, se serait maintenue et sa contrainte pèserait toujours, l’arme nucléaire en étant en l’occurrence à la fois la source et le remède. On pourrait même imaginer, mais ce serait là pure rêverie, considérer qu’après tout les singes sont les descendants des survivants de la guerre atomique par laquelle s’achève Dr Folamour. Dans 2001, Odyssée de l’espace, la peur semble exorcisée, un univers robotisé et apparemment purement rationnel s’est substitué aux émotions. En réalité, c’est l’ordinateur qui les a intégrées – il confie par exemple sa peur au moment de son débranchement. Le message de 2001 est cependant plus optimiste, puisqu’il s’achève par une mutation génétique dont on peut penser qu’elle sera positive. L’énigmatique monolithe noir qui a provoqué l’expédition spatiale se retrouve au début et à la fin, il accompagne une nouvelle mutation, la genèse d’un être nouveau, issu de l’homme mais qui est appelé à lui être supérieur. On sort ainsi de l’imperfection, ou de la malédiction biologique humaine – peut-être la malédiction de la peur – par le haut. Non par un Surhomme à la Nietzsche, sur un plan philosophique et moral, mais par une mutation qui devrait réaliser un saut biologique identique à celui qui, au départ, a mené du singe à l’homme. Sortie par le haut, alors que dans Dr Folamour la sortie est par le bas, par la destruction de l’espèce, puisqu’il n’est nullement écrit que les promesses eugéniques du Docteur Folamour conduiront à une mutation positive. Par-là on revient à l’Histoire, qui est le propre de l’Homme.

L’Histoire comme catastrophe

Dr Folamour est sur ce plan un prolongement des catastrophes du XXe siècle. Comme fréquemment les fictions ou les anticipations, il transpose et projette le passé dans l’avenir. Le film comporte un mélange des enseignements des deux guerres mondiales et de leur montée aux extrêmes d’un côté, de la déshumanisation totalitaire de l’autre. Pour la guerre, il en amplifie les effets destructeurs avec l’arme nucléaire, pour le totalitarisme il en souligne la présence, ostensible ou souterraine. Le régime communiste est là, point besoin d’insister, et ce n’est pas seulement par souci d’économie, comme l’explique l’ambassadeur, que la Doomsday Machine a été inventée – elle est une machine à anéantir le capitalisme. Mais les Etats-Unis, pays de l’individualisme et de la liberté ? Hitchcock ne les reconnaîtrait pas chez Kubrick. Non seulement on y retrouve cette automatisation, cette robotisation qui caractérise un totalitarisme technologique commun aux deux systèmes, mais la présence du Docteur Folamour au cœur du pouvoir est très symbolique. Le personnage est la transposition de Werner von Braun, créateur des V 2 et grand artisan des missiles américains, en outre nazi mal repenti[[On a également voulu l’assimiler – probablement à tort – à Henry Kissinger, ou à Edward Teller, l’un des théoriciens de l’Initiative de défense stratégique (IDS) du Président Reagan, qui, vingt ans plus tard, visait à placer des armes dans l’espace extra-atmosphérique. Le personnage semble également inspiré par le savant de Metropolis (Fritz Lang, 1926), handicapé et créateur de la cité. John Baxter, op. cit., p. 187 – 188.]]. La scène où le Docteur Folamour cherche à retenir son bras qui se lève compulsivement pour saluer le Président Muffley qu’il confond avec « Mein Fuhrer » est justement célèbre et se passe de commentaires. Mais Folamour – il a changé son nom allemand, Merkwürdigerliebe, observe avec méfiance le général Turgidson – n’est pas seul en cause. Ripper, Turgidson, sont inspirés par des militaires américains de l’époque[[Notamment par le général Curtis LeMay, qui a commandé les forces aériennes stratégiques. Il a préconisé le bombardement préventif de l’île lors de la crise de Cuba, puis, candidat à l’élection présidentielle de 1968, que le Nord-Vietnam soit bombardé et « renvoyé à l’âge de pierre », suivant un vocabulaire que l’on a entendu plus récemment. ]], et leur logique de mort n’est pas très différente. A cet égard, Kubrick s’est apparemment trompé, ou il a trop chargé la barque. Dr Folamour présente une sortie catastrophique de la Guerre Froide qui n’a pas eu lieu. Elle a eu, on le sait, une autre fin, beaucoup plus heureuse. Fausse sortie donc, qui montre qu’en réalité Kubrick n’a pas compris la véritable dimension de la dissuasion nucléaire. Il y a vu une amplification de la logique de la montée aux extrêmes dans l’approche que l’on prête à Clausewitz[[Approche dont Raymond Aron, dans Penser la guerre, Clausewitz, (1976) a montré qu’elle était présentée de façon trop simpliste. Voir vol. I, Gallimard, 1976.]], alors qu’elle est radicalement différente, et change la conflictualité de nature. Certes, le message n’est pas inutile. En soulignant les difficultés de la maîtrise de l’arme nucléaire et les risques de son emploi, il incite justement à la prudence, et au contrôle strictement politique de l’arme. Mais il a méconnu les mutations de la guerre, sa créativité, sa plasticité, le fait qu’elle change constamment de forme et de visage, de telle sorte que l’expérience antérieure est de peu de prix pour prévoir ses modalités futures. Au fond, il reste dans la logique de la deuxième guerre mondiale, celle des bombardements massifs, qui demeurait, il est vrai, celle de la doctrine de la « riposte massive » des premières années de la dissuasion. Déjà à l’époque de Dr Folamour cependant, la doctrine avait évolué vers la « riposte flexible », et les bombardements massifs n’étaient plus au goût du jour. La crise de Cuba, à l’automne 1962, avait en outre ouvert les yeux à beaucoup, et le film exprime plus une crainte rétrospective qu’il ne prévoit l’avenir. Pour autant, le film reste prémonitoire sur un double plan. Sur le plan nucléaire, il est vrai que ce sont les percées technologiques qui ont déstabilisé la dissuasion et conduit les adversaires à une politique dangereuse. Ainsi l’ « Initiative de défense stratégique » du Président Reagan, annoncée en 1983, signifiait pour les Soviétiques que, puisque le territoire américain serait protégé par un bouclier spatial et invulnérable, ils devaient craindre une première frappe à laquelle ils ne pourraient riposter. Or les Soviétiques n’avaient plus les moyens de suivre cette course aux armements, de sorte que, avec M. Gorbatchev, ils ont baissé les bras et recherché un accord avec les Etats-Unis. Ils ont alors dû renoncer à leur expansionnisme révolutionnaire, ce qui a préludé à l’effondrement de l’URSS elle-même. Le risque nucléaire n’en était pas moins aggravé, et seule la sagesse des dirigeants l’a – peut-être temporairement – maîtrisé. Sur le plan des conflits classiques en revanche, ceux qui se livrent avec des chars, des canons, des avions et des mitrailleuses, et qui sont plus justiciables des analyses stratégiques anciennes, Dr Folamour annonce bien une sorte d’ubris américaine, fondée sur la supériorité militaire[[Full Metal Jacket, l’un des meilleurs films sur la formation militaire et sur la guerre du Vietnam, en est une illustration éloquente.]]. Le film est à peine antérieur à la politique d’escalade au Vietnam, conduite par M. Mc Namara, et dont les résultats ont abouti au désastre que l’on sait. Ne la voit-on pas ressurgir après une période de latence, de rémission ou de macération, avec l’intervention américaine en Iraq ? Derrière les figures imaginaires du Dr Folamour ou du général Ripper, ne voit-on pas apparaître, non des militaires, mais des politiques comme Donald Rumsfeld ou Dick Cheney ? Malheureusement, avec George W. Bush ou Tony Blair, on n’a pas retrouvé pas les traits modérés du Président Merkin Muffley ou du sage, du raisonnable Group Captain Lionel Mandrake. Le Centre Thucydide est intéressé par toute contribution à sa rubrique « Thucydide au cinéma ». Veuillez envoyer vos propositions de texte à Aurélien Barbé (aurelien.barbe@hotmail.com) et Jean-Baptiste Féline (jbfeline2000@yahoo.fr)