Le Tigre et l’Euphrate : Des prières pour la pluie… à l’hydrodiplomatie

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Il y a tout juste un an, le président syrien Bachar Al-Assad demandait au ministère des Biens islamiques du pays d’organiser une prière pour la pluie (Salat al-Istisqa), alors que le pays traversait sa pire période de sécheresse depuis quarante ans. Pour la troisième année consécutive, la récolte de blé, ressource stratégique pour la Syrie, était gravement affectée.

Une des raisons de cette situation – dans ce que, depuis 1912, on appelle pourtant le Croissant fertile -, est le Projet d’Anatolie du Sud-Est, ou GAP (Güneydogu Anadolu Projesi) lancé en Turquie à la fin des années 1970, et qui consiste en la construction de vingt-deux barrages et dix-neuf centrales électriques. Bien au-delà d’une réponse à des besoins hydrauliques, il s’agit d’un projet de développement de l’agriculture, des infrastructures, et de la production d’hydroélectricité, ainsi qu’un moyen d’intégrer et de contrôler une large partie du Kurdistan turc. Mais pour les voisins syriens et iraquiens, ce projet a surtout une dimension géopolitique et sécuritaire, puisqu’ils seront confrontés à une coupure de 70% du débit naturel de l’Euphrate et 50% du débit du Tigre, deux fleuves qui prennent leur source en Turquie.

Alors que pour la Turquie, ces fleuves sont transfrontaliers, l’Iraq et la Syrie les considèrent comme des fleuves internationaux et prônent l’interdiction de tout aménagement qui en modifierait le débit sans l’accord de l’ensemble des Etats riverains. Selon un accord signé en 1987 entre les trois pays, Ankara doit laisser passer 500 m3/s d’eau à travers la frontière syrienne, et conformément à un accord syro-irakien conclu en 1989, l’Irak doit récupérer 58 % de cette quantité. Or dès 1990, la Turquie provoque un incident en fermant les vannes du fleuve durant un mois. Rappelons, avec Aaron Wolf, que la seule guerre de l’eau de l’histoire, déclenchée il y a 4500 ans, concernait déjà le Tigre et l’Euphrate.

En mars 2009, le 5ème Forum mondial de l’eau d’Istanbul s’inscrivait au contraire dans un mouvement allant de la conflictualité à la coopération. Ainsi, outre les opérations médiatiques, symboliques, voire d’inspiration divine, chacun prend conscience que c’est la négociation qui doit apaiser les tensions.

L’enjeu pour la Syrie et l’Iraq est alors de compenser l’inégalité du dialogue, due à la supériorité diplomatique, militaire et géographique de la Turquie, pays d’amont. Dès lors, la Syrie inclut dans les négociations sur le partage des eaux d’autres dossiers, dans lesquels elle pèse davantage : la sécurité régionale, les dilemmes territoriaux (possibilité d’exacerber les revendications syriennes sur la province d’Alexandrette), ou encore la carte kurde (on pense notamment à la bienveillance syrienne face au PKK, jusqu’à la signature du traité d’Adana en 1998, et l’expulsion du leader kurde Abdullah Öcalan). De la même manière, l’Iraq semble vouloir élargir le champ de la négociation, pour jouir d’une position plus favorable. En 2009, la promesse turque de laisser s’écouler une plus grande quantité d’eau de l’Euphrate vers ses voisins a ainsi été accompagnée de l’annonce par Bagdad d’un plan destiné à sévir contre les rebelles kurdes à la frontière avec la Turquie, et ce malgré l’importance de s’allier les régions kurdes dans l’Iraq post-Saddam Hussein.

Toutefois, aucun accord n’a été trouvé, la Turquie n’acceptant de coopérer que sur des projets précis et refusant un accord multilatéral sur des quotas de répartition. Or l’argument « vous avez le pétrole, nous l’eau » étant irrecevable pour l’Iraq et la Syrie, il semblerait que de nouvelles cartes devront être jouées. Une meilleure entente entre les deux pays d’aval paraît indispensable, mais actuellement improbable puisque, comme la Turquie, la Syrie opte pour l’unicité du bassin versant des deux fleuves, et propose que le partage des eaux de l’Euphrate ne s’opère qu’entre elle et la Turquie. L’Iraq devrait alors se satisfaire d’une exploitation quasi exclusive des eaux du Tigre, difficilement aménageable dans sa partie amont. Malgré ces désaccords, les contacts entre les pays sont nombreux, dynamiques, et significativement, le président syrien ne s’est pas tourné vers le ministère des Biens islamiques cette année.