Les fantômes de la gouvernance

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Voici quelques années encore, le thème du déclin, du dépassement de l’Etat dans les relations internationales était dominant – et particulièrement en France. On lui substituait volontiers l’émergence de la société civile, des organisations non gouvernementales, des phénomènes transnationaux, la demande de gouvernance globale par des instances non étatiques, bref tout un ensemble de processus qui tendaient à marginaliser les Etats. L’esprit général des analyses et contributions qui alimenteront régulièrement ce blog souffle à contre courant de ces conceptions. Elles sont au demeurant en déclin, mais s’il est une originalité des auteurs, c’est de ne les avoir jamais prises au sérieux. Ils ont toujours considéré le rôle des Etats dans les relations internationales comme central, et stato-centriste n’est pas pour eux un gros mot.

Les Etats ne sont certes pas à l’origine de tous les problèmes que connaît la société internationale, mais eux seuls sont en mesure de les gérer et de leur apporter des solutions de façon concertée. Considérons par exemple le développement, l’environnement, la crise économique et financière, les conflits religieux ou ethniques, la lutte contre le terrorisme ou la prolifération des armes nucléaires. La démonstration est faite par a contrario que le manque d’emprise des Etats sur ces problèmes, leur incapacité de les régler, conduisent à les laisser pourrir ou se dégrader, sans que puissent se dessiner des solutions alternatives. En outre, la défaillance des Etats, leur destruction sont toujours productrices de crises internationales. L’Etat, les Etats, leurs politiques, leurs carences, leur permanence et leurs mutations seront donc au centre de ce blog.

La raison en est qu’ils canalisent la puissance, qu’ils la rationalisent et que seuls ils peuvent définir et mettre en œuvre les régulations qui l’organisent. Cela ne signifie pas qu’ils soient tout puissants, mais seuls ils peuvent la synthétiser et la canaliser de façon opératoire. Certes, les relations internationales sont plutôt caractérisées par les limites de la puissance, puisque l’on doit observer un déficit général de puissance appliquée aux problèmes internationaux. En d’autres termes, la puissance demeure le principe organisateur des relations internationales, et le déficit de puissance est leur principe désorganisateur – d’où les désordres, tant locaux que globaux, qui affectent ces relations à l’heure actuelle.

A ce propos, il ne faut pas confondre la puissance avec la force et la violence. La force est un échec de la puissance, et plus encore la violence. La puissance efficace agit de façon invisible, elle est une sorte de moteur immobile. Elle est une capacité, capacité de faire, de faire faire, d’empêcher de faire et de refuser de faire. Elle comporte des éléments différents, certains matériels, d’autres immatériels – mais l’essentiel est leur combinaison et la manière de les utiliser. En bref, les éléments qui la conditionnent, historiquement variables et toujours en mouvement, font la puissance, mais ils ne sont pas la puissance.

Quant à la société internationale, elle est encore un concept davantage qu’une réalité sensible. Elle est un chantier perpétuel, dans lequel coexistent les Etats, leurs intérêts et perceptions, leurs projets organisateurs, mais aussi les institutions internationales et les forces transnationales. Chacune de ces composantes obéit à sa logique propre, intérêts, conceptions, cultures. Les calculs rationnels se mêlent aux frustrations, aux émotions, aux aspirations, les rémanences historiques aux ambitions ou craintes pour l’avenir, les contraintes géographiques, démographiques, économiques aux principes politiques et juridiques. Dans ce contexte, la gouvernance n’est qu’un mot, au mieux une aspiration, au pire une illusion.

Leur point de rencontre, leur lieu géométrique en quelque sorte est que chaque acteur aspire à l’égalité avec les autres – égalité mais non identité. Ce qui n’empêche pas que les entreprises de domination d’un Etat ou d’un groupe d’Etats sur les autres soient récurrentes. Mais elles suscitent des résistances qui conduisent plus ou moins rapidement à les désagréger. Les dernières décennies de l’hégémonie américaine et ses vicissitudes en sont une claire illustration. Dans ce chantier, pas de grand architecte, pas de vision unique. Tumultes, désordres apparents, contradictions, convulsions et révolutions sont le pain quotidien des relations internationales. L’analyse peut cependant dégager constantes et lignes de force, la volonté politique s’exercer de façon positive, dès lors que la puissance rejoint la lucidité, le raisonnement la raison, la vision la sagesse.

Pour cela, il est nécessaire de bien mesurer la puissance relative des acteurs, de comprendre les perceptions d’autrui, et de toujours laisser aux autres une place adéquate. Les exemples de l’échec de la force armées sont trop multiples et répétés pour ne pas signifier que le ressort du succès sur le plan international est de savoir convaincre plutôt que prétendre contraindre. Pour cela il convient de privilégier le long terme sur le court terme. C’est ainsi que la construction européenne est le principal succès des relations internationales depuis la deuxième guerre mondiale. La comparaison de l’Europe entre 1870 et 1945 d’un côté et entre 1945 et 2010 de l’autre se passe de commentaires.