Ouverture de l’AFRI, volume I, 2000

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En dépit d’une grande effervescence intellectuelle en France à leur sujet depuis quelques années, les relations internationales n’ont pas encore acquis dans ce pays une reconnaissance qui en ferait une discipline universitaire de plein exercice. Le développement de leur étude et des recherches qui les concernent demeure empirique et éclaté entre de multiples disciplines plus traditionnelles – spécialement le droit, la géographie, l’histoire, la science ou sociologie politique, les sciences économiques, sans oublier diverses sciences naturelles ou exactes. On sait qu’au surplus les principaux centres de recherche se sont développés en dehors de l’Université avec laquelle ils n’entretiennent que des liens épisodiques.

Le présent Annuaire Français de Relations Internationales voudrait concourir à l’amélioration, qui est heureusement en cours, de cette situation. Il souhaite contribuer à la reconnaissance d’une doctrine francophone dans le domaine des relations internationales, alors que les travaux en la matière sont dominés et même écrasés par une abondante littérature anglo-saxonne ou d’obédience anglo-saxonne souvent de grande qualité. Il n’a cependant ni l’ambition ni la prétention de former une « école française », et surtout pas de le faire à lui seul. Le pluralisme intellectuel, la diversité des approches, les débats théoriques sont en effet essentiels pour la vitalité d’une discipline. Rassembler les spécialistes et confronter les tendances, tel est son objectif initial. La formule d’un Annuaire est au demeurant une tradition francophone, avec notamment ce précédent illustre que constitue l’Annuaire Français de Droit International.

Le pluralisme n’implique pas pour autant de se dissoudre dans un éclectisme sans consistance, ou dans un syncrétisme artificiel. Beaucoup des auteurs ici regroupés – mais pas tous – ont en commun de penser que les relations internationales restent dominées par les Etats. Ils ne souscrivent pas aux thèses qui soutiennent que l’Etat est dépassé, que le transnationalisme, la mondialisation et l’autonomie croissante des sociétés civiles le rejettent progressivement en dehors de l’histoire. Non pas qu’ils s’attardent à une conception statique de l’Etat. Il ne s’agit évidemment pas de l’Etat comme totalité close, hérissé de frontières et réalisant la fin de l’histoire. Tout au contraire, on doit constater que l’Etat a toujours démontré et continue à démontrer une remarquable capacité d’adaptation aux transformations idéologiques, politiques, économiques et sociales, qu’il sait organiser ses propres mutations, comme l’atteste par exemple la construction européenne. Il demeure ainsi la forme d’organisation politique indépassable – et la seule légitime – de notre temps. Le XXe siècle a été le siècle de la prolifération des Etats, et rien n’indique que le XXIe rompra avec leur dynamique.

L’Etat ne saurait pour autant être considéré comme une valeur ou comme une fin en soi. Tout au contraire, il est un instrument, il est apporteur de services au profit du groupe qu’il représente. Il doit en particulier être le cadre d’organisation et de garantie de ses libertés, individuelles, collectives et politiques. Aucune autre institution n’est en mesure de remplir ce rôle, si lui-même ne le remplit pas toujours de façon satisfaisante. Au moins ouvre t-il en son sein des possibilités de pression et de contestation qui le rendent perfectible et lui permettent de corriger ses propres erreurs ou lacunes. Comment ne pas songer à cette phrase de Jean Jaurès (la Revue de Paris, 1er décembre 1898), dont le style a plus vieilli que le sens : « Briser les nations ce serait renverser des foyers de lumière et ne plus laisser subsister que de vagues lueurs dispersées de nébuleuses, ce serait supprimer aussi les centres d’action distincts et rapides pour ne plus laisser subsister que l’incohérente lenteur de l’effort universel, ou plutôt ce serait supprimer toute liberté, car l’humanité, ne condensant plus son action en nations autonomes, demanderait l’unité à un vaste despotisme asiatique ».

Cette conception statocentrique n’ignore pas l’existence de phénomènes transnationaux, et pas davantage le fait que les Etats deviennent de plus en plus des machines à négocier des réglementations ou régimes internationaux. Ils sont de plus en plus intégrés dans des réseaux multiples de solidarités et d’interdépendances. Il sont également soumis au contrôle, à la critique, à la pression et à la concurrence de groupes multiples, qui définissent pour eux-mêmes leurs cadres intellectuels, matériels et géographiques d’activité. Mais ce n’est pas tant à la disparition des frontières que l’on assiste qu’à leur diffusion ou à leur démultiplication. L’atténuation des frontières étatiques – au demeurant très relative en dehors de la construction européenne – ne se traduit pas en effet par la naissance d’une société internationale œcuménique. Elle conduit bien davantage à la multiplication de barrières invisibles mais sensibles entre groupes, cultures, minorités, régions, intérêts, niveaux de développement économique et technologogique, etc .. L’Etat reste cependant la première des institutions internationales et la source essentielle de toute régulation internationale.

Ce phénomène est particulièrement visible dans le domaine économique, celui qui est actuellement le plus marqué par la mondialisation ou globalisation. Il se traduit en apparence par la dépossession progressive des Etats de l’une des sources de puissance essentielles. La production comme la distribution des ressources paraissent de plus en plus obéir à une logique indépendante de l’action et des politiques volontaristes des Etats. On assiste bien davantage en réalité à un déplacement des cadres et des conditions de leur intervention. Si aucun Etat individuel ne peut plus se soustraire à la pression des échanges internationaux qui sont conduits par des sociétés privées, il n’en reste pas moins que cette libération des échanges doit être doublement organisée : d’une part par l’ouverture progressive des marchés qui se réalise au travers d’accords interétatiques ; d’autre part par le développement de nouvelles règles du jeu, sur le plan monétaire, commercial, comme sur ceux de l’environnement, de la santé publique, demain peut être de la protection sociale. Une telle organisation ne peut être réalisée que par des accords interétatiques, et les acteurs privés sont eux-mêmes de plus en plus demandeurs de ces réglementations internationales, productrices de stabilité, de prévisibilité et de sécurité des échanges.

On fait également grand cas des nouvelles formes de conflits qui traduisent la perte de maîtrise des Etats en matière de sécurité, leur impuissance face à une violence civile diffuse, l’inadaptation de leurs réactions en présence de violences collectives et massives qui débordent leurs capacités préventives, correctrices ou répressives. Les systèmes de sécurité traditionnels paraissent sans prise sur une conflictualité irrationnelle, face à l’intransigeance de groupes qui récusent tout compromis, sortent de la logique des négociations traditionnelles et reposent sur la récurrence émiettée d’une logique totalitaire. Ces conflits ont marqué les dix dernières années, après la disparition de l’affrontement Est-Ouest. Il n’en reste pas moins que les solutions passent toujours par un retour à une logique interétatique, et que la recherche d’une nouvelle stabilité repose toujours sur un effort de reconstruction de structures étatiques. En d’autres termes, les « sociétés civiles » sont souvent les problèmes et les réponses étatiques toujours les solutions.

L’AFRI aspire à être un lieu où se retrouvent des spécialistes de toutes les disciplines concernées, dans la mesure où elles comportent un objet international. Il se situe dans un cadre universitaire, qui est originellement celui de l’Université Panthéon-Assas (Paris II), et de son centre de recherche en relations internationales, mais n’entend nullement s’y confiner. Il a en effet vocation, au-delà de ce pôle organisateur, à manifester la présence des universités, de leurs centres de recherche et de leurs chercheurs dans un domaine où ils restent insuffisamment nombreux mais surtout dispersés et trop souvent isolés. Les contributions à ce premier volume montrent bien qu’il existe dans de nombreuses universités un vivier de spécialistes compétents et actifs.

Disposer d’un socle universitaire ne signifie pas non plus retenir une conception fermée ou exclusive de la recherche. Tout au contraire, il importe qu’elle soit ouverte à un grand nombre d’experts extérieurs, soit qu’ils appartiennent à des centres de recherche non universitaires, soit qu’ils proviennent de milieux professionnels. Bénéficier de leur expérience internationale et d’une réflexion qui s’appuie sur une pratique est un élément indispensable. Il n’y a pas contradiction mais complémentarité entre une recherche spéculative, soucieuse de concepts sinon de paradigmes, et les conclusions plus concrètes et plus analytiques que l’on peut retirer de la connaissance personnelle de domaines spécialisés. C’est là encore une combinaison que l’AFRI s’efforce de réaliser : le sommaire de ce premier volume en témoigne.

La structure de l’AFRI comporte deux parties. La pemière est consacrée à des études, qui sont pour partie regroupées autour d’un thème organisateur, et s’attachent pour une autre partie à des questions variées – problèmes d’actualité, questions de doctrine ou de théorie. La deuxième partie comprend une série de rubriques, chacune placée sous la direction d’un responsable, qui traitent de questions choisies dans un secteur particulier des relations internationales, et permettent de dresser un tableau d’ensemble pour l’année de référence. Les responsables des différentes rubriques constituent le Comité de rédaction. Enfin, une bibliographie critique recense un choix d’ouvrages ou articles sélectionnés dans les principaux pays francophones. Nous espérons que cette structure pourra s’enrichir à l’avenir. En toute hypothèse elle reste soumise à examen permanent et les avis et critiques des lecteurs – qui ont vocation à être de futurs auteurs – seront toujours les bienvenus.

Pour les lecteurs, l’AFRI s’adresse à un public large et divesrsifié : les universitaires et leurs étudiants, les chercheurs, mais aussi les observateurs que sont les journalistes spécialisés et les praticiens des relations internationales – diplomates, fonctionnaires internationaux, membres des ONG, parlementaires … Le choix des problématiques développées est destiné à fournir à un public très varié des études originales qui leur permettront de trouver tous les ans la quintessence des débats en cours et les informations plus précises relatives à leurs domaines d’études ou d’expertise. L’AFRI souhaite ainsi démontrer la complémentarité de la recherche académique et de la pratique gouvernementale, administrative et associative.

Il reste à remercier tous ceux, nombreux, qui ont accepté rapidement et efficacement de coopérer à la préparation de ce premier volume -membres du Comité de parrainage, du Comité de rédaction-, auteurs. Leur nombre, leur diversité, la qualité de leur concours montrent clairement que cet Annuaire répond à un besoin, et qu’il peut s’appuyer sur un réseau très diversifié de chercheurs. Les remerciements s’adressent également à l’éditeur de ce volume, qui s’est lancé avec détermination dans cette entreprise, soulignant au passage son intérêt pour la francophonie. Ils ne seraient pas complets s’ils oubliaient le Ministère des Affaires étrangères français, dont le soutien matériel a permis la réalisation du projet – dans un respect total, il va sans dire, de l’indépendance de l’AFRI et de ses auteurs. C’est le moment de préciser que tous les auteurs se sont exprimés en toute liberté, et que les opinions qu’ils peuvent manifester leur sont personnelles, sans engager en quoi que ce soit les institutions auxquelles ils appartiennent.