ThucyDoc n° 21 – Note d’analyse : L’affaire Bemba ou le défi de réhabiliter les victimes en l’absence de condamné (1/2)

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L’affaire Le Procureur c. Jean-Pierre Bemba Gombo devant la Cour pénale internationale (CPI) s’est soldée, après plus de dix années de procédure, par l’acquittement, à la surprise générale, de l’ex-chef de groupe armé Jean-Pierre Bemba.

Jean-Pierre Bemba était accusé par le bureau du procureur de crimes de guerre (meurtre, viol et pillage) et de crimes contre l’humanité (meurtre et viol) pour les faits commis par ses troupes en République centrafricaine entre octobre 2002 et mars 2003.

L’Assemblée des États parties au Statut de Rome a soutenu en 2009 que : « [l]e fait de fournir aux victimes la possibilité de formuler leurs vues et préoccupations, de leur permettre de prendre part au processus de justice et de s’assurer que leurs souffrances sont prises en considération, laisse espérer qu’elles feront confiance au processus de justice et qu’elles le considéreront comme déterminant pour leur existence quotidienne et non pas comme lointain, technique et sans intérêt. On espère également que leur participation contribuera ainsi au processus de justice à la Cour»[i].

Cette assertion reflète la place exceptionnelle que la CPI a fait aux victimes dans ses procédures, une place à ce jour inégalée au sein de la justice pénale internationale. Cette place émane de l’idée selon laquelle une justice véritable ne peut s’accomplir que si les voix des victimes sont entendues et leurs souffrances prises en considération[ii]. En plus de donner un visage humain à cette justice[iii], cette approche a ancré la justice dans une perspective réparatrice pour les victimes, qui va bien au-delà de la lutte contre l’impunité[iv].

En l’espèce, dans l’affaire Bemba, les victimes ont fait part à leurs conseils de leur sentiment d’avoir été « trahies » et « poignardées dans le dos », abandonnées par la justice internationale qui leur avait tant promis et qui avait nourri tant d’espoirs[v]. La justice internationale a été, pour les victimes centrafricaines, l’unique voie de recours possible dans un Etat fragilisé par des années de conflit armé, l’unique moyen d’obtenir justice pour les crimes que nombres d’entre elles ont subi dans leur chair. Certaines victimes, notamment de violences sexuelles, sont venues témoigner à La Haye, devant les juges et le monde, avec un courage admirable, afin de faire savoir ce qu’elles avaient subies, et pour que justice leur soit rendue. L’ouverture d’un procès, en particulier bénéficiant d’une telle ampleur médiatique, crée des attentes pour toutes les parties. Ainsi, la participation des victimes crée des attentes légitimes de la part de celles-ci, que ce soit en matière de reconnaissance de leur histoire et de leur victimisation qu’en matière de réparations, autre spécificité de la CPI. C’est ce ressort qui est également mis en exergue par la Cour (les services du greffe) lorsque celle-ci invite les victimes à participer à « leur procès » dans de vastes campagnes d’information au début de la procédure.

Aussi, s’il convient de rappeler qu’il n’existe pas de procédure civile distincte de la procédure criminelle, la Cour a néanmoins le devoir de tout faire pour ne pas retraumatiser les victimes qui ont été en contact avec elle et pour lesquelles cette dernière a une responsabilité qui ne cesse pas d’exister suite à un acquittement. Comme exposé ci-dessus, les procédures menées par la Cour créent des attentes auprès des victimes qui considèrent que leurs requêtes seront prises en compte, d’une manière ou d’une autre[vi].

Par ailleurs, de par la nature de la procédure (telle que conçue actuellement), les victimes ne sont pas des acteurs privilégiés dans la mesure où elles ne peuvent intervenir au stade de la sélection des situations et des affaires sur lesquelles porteront les enquêtes et les poursuites, et encore moins sur la stratégie du choix du procureur sur le mode de responsabilité[vii]. Or les victimes sont les premières affectées par les choix malheureux pouvant être faits en amont de la procédure. Dès lors, vouloir leur faire payer le prix des erreurs des uns ou des autres, comme ce fut le cas dans l’affaire Bemba, est vécu comme une injustice. Ces erreurs n’effacent ni les crimes, qui eux au contraire sont bien là, ni pire encore, leurs conséquences[viii] toujours vivaces seize ans après les faits.

D’ailleurs, il est intéressant de rappeler que ni les juges de la Chambre d’appel, ni les parties à la procédure n’ont contesté l’existence des crimes subis par les victimes entre octobre 2002 et mars 2003.

Tout ce qui précède met en exergue une question à laquelle la Cour devra répondre tôt ou tard : la Cour peut-elle ignorer ces victimes après plus de dix années de procédures au cours desquelles elle a pourtant reconnu leur existence et leurs souffrances ? Serait-il possible de créer une nouvelle voie qui respecte à la fois les droits de la défense, l’imprévisibilité du procès international et la dignité des victimes ?

Lydia EL HALW
10 avril 2019

[i] Cour pénale internationale, Assemblée des États parties, Rapport de la Cour sur la stratégie concernant les victimes, ICC-ASP/8/45, 10 novembre 2009, §44.

[ii] G. BITTI et G. GONZALES RIVAS, The Reparations Provisions for Victims Under the Rome Statute of the International Criminal Court, in Redressing Injustices Through Mass Claims Processes, Innovative Responses to Unique Challenges, The International Bureau of the Permanent Court of Arbitration, Oxford University Press, 2006, p. 301

[iii] Ibid., p. 321

[iv] Soumissions conjointes des représentants légaux des victimes sur les conséquences de l’Arrêt de la Chambre d’appel du 8 juin 2018 sur la procédure en réparation, n° ICC-01/05-01/08-3647, 6 juillet 2018, §14.

[v] Ibid., §30.

[vi] REDRESS, Moving Reparation Forward at the ICC: Recommendations, novembre2016, p. 11: “Victims can file applications for reparation at any point in the proceedings and such applications are not contingent on a conviction of the accused. Past cases suggest that some victims will apply to participate in the proceedings as soon as an accused is transferred to the Court. As part of their application to participate, many also submit a request for reparation at the same time. The Court initially developed a standard application form for victims seeking to participate in proceedings. Part of the form also included a section on requests for reparation. This not only encouraged victims to request reparation, it also created expectations that those requests would be considered in one way or another. Experiences in all four cases that reached the reparation stage to date suggest that a filled-in form is insufficient for a Chamber to progress requests for reparation – more detail is required.”Ce texte est disponible à l’adresse suivante, dernière consultation le 3 juillet 2018: <https://redress.org/wp-content/uploads/2017/12/1611REDRESS_ICCReparationPaper.pdf>.

[vii] G. BITTI and G. GONZALES RIVAS, The Reparations Provisions for Victims Under the Rome Statute of the International Criminal Court, op. cit., p. 313.

[viii] Soumissions conjointes des représentants légaux des victimes sur les conséquences de l’Arrêt de la Chambre d’appel du 8 juin 2018 sur la procédure en réparation, n° ICC-01/05-01/08-3647, 6 juillet 2018, §35.