ThucyDoc n° 23 – Note d’actualité : Michael Pillsbury et le marathon sino-américain

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La presse rapportait il y a deux semaines l’une de ces anecdotes qui paraissent résumer l’ambiance d’un moment des relations internationales. Invité à prononcer une conférence à Pékin, Michael Pillsbury, directeur du Center on Chinese Strategy du Hudson Institute, n’a pu obtenir de visa du consulat chinois (sa demande n’a pas été formellement refusée : on s’est contenté de ne pas y répondre[i]). Il s’agit vraisemblablement d’une mesure de rétorsion, après l’annulation des visas de dizaines d’universitaires chinois, soupçonnés d’entretenir des liens avec les services de renseignement[ii]. En février 2018, le directeur du FBI avait donné le ton : tout le spectre de la société chinoise est une menace (a whole-of-society threat) qui requiert une réaction analogue (a whole-of-society response) de la société américaine.

M. Pillsbury n’est pas n’importe quel China expert. Donald Trump a pu le présenter comme rien moins que « the leading authority on China»[iii]. (Apparemment, c’est cette compétence éminente qui lui a permis d’attester du « respect total » de la Chine pour la personne et le « très, très gros cerveau » du président américain – toujours selon ce dernier, qui est la principale autorité sur lui-même.) Et c’est au Hudson Institute, en présence de M. Pillsbury, que le vice-président Pence a prononcé le 4 octobre 2018 un important discours sur la Chine[iv]. On ne voit guère de personnalité plus écoutée de l’administration américaine sur les questions chinoises : il manque à ses deux concurrents potentiels, Henry Kissinger et Graham Allison, l’avantage d’être sinophones. Depuis quelques années, ceux-ci exhortent les décideurs américains à la prudence : Kissinger l’Européen au nom d’une vision aristocratique et pessimiste de la politique étrangère[v]; Allison, parce que les États-Unis ont, d’après ses calculs, douze chances sur seize de faire la guerre à la Chine[vi] (cette circonstance, convenons-en, n’inspire pourtant pas la sérénité).

Pillsbury défend un point de vue différent. Il ne cherche pas à inciter l’Amérique à la retenue, mais à la sortir de sa torpeur. C’est qu’il y a urgence : la Chine a un plan, et les États-Unis n’en ont pas. En 2015, Pillsbury a exposé la teneur de ce plan dans un ouvrage retentissant[vii], The Hundred-Year Marathon. Il y explique qu’à l’insu du reste du monde, protégé de la vérité par son ignorance du chinois, la République populaire met en œuvre, depuis sa fondation, le dessein de prendre la place des États-Unis comme « superpuissance globale ». Un dessein qui serait, depuis la crise financière de 2008, en passe d’être accompli. Les nationalistes chinois des milieux de défense, fréquentés par Pillsbury depuis des décennies et tenus jusqu’alors pour marginaux, auraient montré leur vrai visage : celui de la Chine tout entière. « Je me suis entendu dire – par les mêmes personnes qui m’assuraient de longue date que la Chine n’était intéressée que par un modeste rôle dirigeant dans un monde multipolaire en émergence – que le Parti communiste était en train de concrétiser son objectif de long terme de rendre à la Chine sa « juste » place dans le monde. En fait, ils étaient en train de me dire qu’ils m’avaient trompé, moi et le gouvernement américain. Avec peut-être une subtile touche de fierté, ils me révélaient l’échec le plus important, le plus systémique et le plus dangereux de l’histoire du renseignement américain. Et parce que nous ne savons pas que le marathon a commencé, l’Amérique est en train de le perdre[viii] ».

De ce livre, des critiques détaillées et dévastatrices ont déjà été produites par des sinologues de premier plan (quoique non certifiés par la Maison Blanche). Le lecteur pourra s’y reporter[ix]. Une partie de ces critiques porte sur la méthode : Pillsbury déplore que ses compatriotes ne sachent pas le chinois, mais se repose lui-même sur des traductions de la presse américaine ; et il lui arrive de faire dire à ses sources le contraire de ce qu’elles avancent. Sur le fond, le plan secret qui aurait été découvert semble essentiellement résulter d’un bricolage de l’auteur, à grand renfort de citations parfaitement publiques de l’époque de Mao et d’une lecture anachronique des grands textes stratégiques anciens. Au détour d’un passage, Pillsbury ne semble pas loin de suggérer que ce plan serait la langue chinoise elle-même : le chinois, voyez-vous, se caractérise par « une ambiguïté essentielle », car il n’est pas noté par un alphabet. « La complexité même de la langue est comme un code secret »[x], observe notre expert.

On s’accorde à le dire ces temps-ci : dégonfler les théories du complot est faire œuvre de salubrité publique. Ne doutons pas que cela soit plus vrai encore lorsque qu’elles ne prospèrent pas sur ces médias dont nous apprenons à nous méfier (réseaux sociaux sans hiérarchie, chaînes étrangères à la hiérarchie bien trop évidente) mais dans ces institutions respectables qui font profession d’éclairer l’opinion – par exemple, le Hudson Institute. Le livre de Michael Pillsbury est complotiste au sens le plus plein du terme. Il en a tous les ingrédients : un projet secret qui rend compte du chaos du monde ; des conspirateurs d’autant plus menaçants qu’ils sont impénétrables ; un homme, exceptionnel de courage et de clairvoyance, pour dénoncer l’aveuglement général sur la machination à l’œuvre.

En Chine, il semblerait qu’il faille un courage exceptionnel non pour lever le voile sur d’obscures conspirations centenaires, mais simplement pour oser mettre les mots sur les fâcheuses évidences du présent. Xu Zhangrun 许章润, un professeur de droit de l’université Tsinghua de Pékin, vient d’en faire les frais : ses essais critiques du pouvoir lui ont valu d’être suspendu de son poste. Dans l’un d’entre eux, traduit en anglais par le sinologue australien Geremie Barmé[xi], il appelait de ses vœux le retour de la Chine à plus de sobriété. La diplomatie chinoise, avertissait-il, suscite le mépris des Chinois comme des étrangers à force de chercher à épater la galerie. Qu’elle renonce d’abord à sa politique orgueilleuse et dispendieuse, la vraie gloire et le vrai respect suivront.

Les États-Unis ne manquent pas d’observateurs plus lucides que M. Pillsbury, et autant que le Pr. Xu – mais ceux-là peuvent s’exprimer librement. Susan Shirk, professeur à l’Université de Californie à San Diego et ancienne Secrétaire d’État adjointe dans l’administration Clinton, en fait partie. Dans une récente série de conférences[xii], elle caractérise ce qu’elle appelle la crise des relations sino-américaines en deux mots : overreach (les Chinois sont allés trop loin sur certains dossiers) et overreaction(les Américains sont en train de perdre leur sang-froid).

Il faut espérer qu’à l’avenir, ce genre d’avertissements trouve plus d’audience, à Washington comme à Pékin : depuis le début du siècle, la gestion des relations sino-américaines est le vrai marathon qu’ont entamé, sous notre regard inquiet, les décideurs des deux rives du Pacifique.

Charles-Emmanuel DETRY
1 mai 2019

[i] Axios, Scoop: Chinese block visit of Trump confidant, 17 avril 2019 [https://www.axios.com/china-denies-visa-to-us-expert-michael-pillsbury-1bf32caa-2b4c-422b-bac3-19bb20c439b0.html].

[ii] New York Times, F.B.I. Bars Some China Scholars From Visiting U.S. Over Spying Fears, 14 avril 2019 [https://www.nytimes.com/2019/04/14/world/asia/china-academics-fbi-visa-bans.html].

[iii] Bloomberg, This is the Man Trump Described as ‘The Leading Authority on China’, 27 septembre 2018 [https://www.bloomberg.com/news/articles/2018-09-27/trump-identifies-the-leading-authority-on-china-who-is-he].

[iv] Présidence des États-Unis, Remarks by Vice President Pence on the Administration’s Policy Toward China, 4 octobre 2018 [https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/remarks-vice-president-pence-administrations-policy-toward-china/].

[v] H. KISSINGER, De la Chine, Paris, Fayard, 2012, 576 p.

[vi] Il existe désormais une traduction française de son ouvrage à succès : Vers la guerre. L’Amérique et la Chine dans le Piège de Thucydide ?, Paris, Odile Jacob, 2019, 416 p. J’avais proposé une critique de l’original dans « L’essence de l’indécision : Graham Allison, le “piège de Thucydide” et les relations sino-américaines », A.F.R.I., 2018, vol. XIX, pp. 73-86.

[vii] M. PILLSBURY, The Hundred-Year Marathon: China’s Secret Strategy to Replace America as the Global Superpower, New York, Henry Holt & Co., 2015, 319 p.

[viii] Ibid., p. 22 (je traduis).

[ix] J. BLANCHETTE, The Devil is in the Footnotes: On Reading Michael Pillsbury’s The Hundred-Year Marathon, 23 février 2015 [https://china.ucsd.edu/_files/The-Hundred-Year-Marathon.pdf] ; A. I. JOHNSTON, Shaky Foundations: The ‘Intellectual Architecture’ of Trump’s China Policy, in Survival, 2019, vol. 61, n° 2, pp. 189-202.

[x] M. PILLSBURY, op. cit., p. 11.

[xi] G. BARMÉ, Imminent Fears, Immediate Hopes – A Beijing Jeremiad, 1eraoût 2018 [http://chinaheritage.net/journal/imminent-fears-immediate-hopes-a-beijing-jeremiad/].

[xii] V. p. ex. S. SHIRK, Overreach and Overreaction: The Crisis in US-China Relations, Université de Pennsylvanie, 31 janvier 2019 [https://cscc.sas.upenn.edu/events/2019/01/31/overreach-and-overreaction-crisis-us-china-relations].