ThucyBlog n° 31 – Crise sanitaire du Covid-19 et cours négatifs du pétrole américain : Non, le pétrole n’a pas perdu toute sa valeur !

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Par Keyvan Piram, le 27 avril 2020

Le lundi 20 avril, le cours du baril de pétrole brut texan – le West Texas Intermediate (WTI) – a connu une évolution pour le moins inhabituelle à la Bourse des matières premières de New York (NYMEX). Alors qu’il évoluait aux alentours de 20$ par baril la semaine précédente, son cours s’est effondré ce jour là : il baissa de 18 à 10$ par baril durant la journée avant de plonger brutalement en fin de séance, passant non seulement en dessous de zéro dollar, mais s’établissant même à -37,63$ par baril à la clôture. Autrement dit, le baril de brut ne valait théoriquement plus rien, et si vous souhaitiez en acquérir, le vendeur était même prêt à vous payer 37,63$ pour que vous l’en débarrassiez !

Le lendemain, les titres des quotidiens évoquaient une chute historique des prix (-55,90$ en un jour !) et un pétrole ne valant désormais plus rien : « Historique : en chute libre aux Etats-Unis, le baril de pétrole est passé sous la barre de zéro dollar », Le Figaro, Paris ; « Le prix du pétrole américain s’effondre en dessous de zéro », The Times, Londres ; « Trop de pétrole : comment le baril en est arrivé à valoir moins que rien », New York Times, New York ; « L’or noir coûte moins qu’un café », La Stampa, Rome. Mais au-delà de ces titres accrocheurs, les journalistes restaient dans l’ensemble mesurés, soulignant qu’il s’agissait d’un phénomène artificiel lié aux mécanismes des marchés financiers. Quelques imprudents se sont toutefois empressés de commenter cela en y voyant un bouleversement majeur pour les marchés pétroliers, voire la fin annoncée du pétrole. Il n’en est rien : la situation est inédite, mais elle ne remet nullement en cause l’exploitation pétrolière et l’organisation des échanges ; simplement illustre-t-elle une chose qui n’est un secret pour personne, la forte volatilité des marchés pétroliers.

Les cours négatifs du WTI : un phénomène financier à très court terme

Pour bien comprendre ce qu’il s’est passé le 20 avril, il faut avoir en tête différents éléments sur le fonctionnement des marchés pétroliers. Premièrement, il n’y a pas un seul, mais plusieurs prix du pétrole, car il existe de multiples qualités de brut, vendues dans des places financières différentes ou de gré à gré, avec des dates de livraison plus ou moins éloignées. Par exemple, il y a un prix pour le baril de WTI négocié à New York pour une livraison à Cushing, Oklahoma le mois prochain, et un autre pour le baril de Brent de la Mer du Nord négocié à Londres pour une livraison en Europe dans trois mois. Ces prix sont fortement corrélés – dans tous les cas il s’agit de pétrole, mais des distorsions peuvent parfois apparaître.

Deuxièmement, sur les places financières comme le NYMEX, le pétrole s’échange sous forme de contrats à terme standardisés (futures), c’est-à-dire qu’on achète au moment de la transaction une quantité de pétrole qui sera physiquement livrée plus tard. Entre l’émission et l’échéance, ces contrats peuvent être achetés et vendus, donc changer de main, de nombreuses fois. Enfin, troisièmement, il y a parmi les acheteurs, des consommateurs de brut qui souhaitent effectivement prendre livraison du pétrole acheté (raffineurs, industriels, etc.), mais également des intervenants dont l’intérêt est strictement financier (spéculateurs, arbitragistes, hedgers, etc.) et qui n’ont pas vocation à consommer le pétrole acheté. Ils vont soit revendre leurs contrats avant échéance, soit prendre livraison du brut et le stocker pour le revendre plus tard ou ailleurs.

Le 21 avril arrivaient à échéance les contrats mensuels de WTI pour une livraison en mai. Or, en raison de la crise sanitaire du Covid-19 et de l’interruption des activités économiques qui en résulte, la consommation de pétrole a fortement diminué. La baisse de la demande a entrainé une baisse des prix, passés d’environ 50 à 20$ par baril entre février et avril 2020. Profitant des prix bas, les opérateurs ont constitué des stocks importants et disposent à présent de capacités de stockage réduites. Ainsi nombre d’intervenants se sont retrouvés avec des contrats WTI sur les bras juste avant l’échéance sans être en mesure de prendre physiquement livraison du pétrole acheté. Ils ont alors cherché à se débarrasser rapidement et à tout prix de leurs contrats, et faute d’acheteurs disposés à les reprendre, la valeur de ces contrats a plongé.

Cuves de stockage de pétrole à Cushing, Oklahoma

Mais le cours du WTI au 20 avril ne représentait pas la valeur du pétrole en général. Il représentait uniquement celle du brut américain livré à Cushing en mai. Il n’y avait pas d’acheteur pour ce pétrole, en ce lieu, et à cette date de livraison en particulier. Cependant ce même pétrole avait encore de la valeur à une date de livraison ultérieure, de même que le pétrole avait toujours de la valeur sur les autres marchés : le même jour, les cours des contrats WTI s’élevaient à 22$ par baril pour une livraison en juin, et à 30$ pour une livraison en décembre, montrant que les acheteurs anticipaient une remontée des prix lors des prochains mois ; par ailleurs, le Brent se négociait à Londres à 26$ par baril pour une livraison en juin.

Les cours négatifs du WTI furent donc un phénomène ponctuel et localisé, lié des contraintes logistiques : cela n’aurait pas eu lieu si les capacités de stockage étaient illimitées ou si le pétrole pouvait être exporté instantanément. Mais l’imminence de l’échéance des contrats et le délai proche de livraison ont précipité la chute des cours : cela ne laissait pas le temps pour un acheteur de trouver une solution de stockage, ni d’organiser le transport immédiat du brut acheté pour une exportation. Il y avait également une dimension spéculative dans cette chute : les détenteurs des capacités de stockage résiduelles – car il en restait – ont probablement retardé leurs achats pour laisser le cours plonger et pouvoir ensuite remplir leurs stocks à bon compte. Dès le lendemain, les cours du WTI remontèrent nettement, évoluant à 12-14$ par baril. Il n’est pas impossible que le phénomène des prix négatifs se répète aux prochaines échéances, mais il n’a pas vocation à devenir permanent : s’il devait se prolonger, la diminution de l’offre – car les producteurs n’auront plus d’intérêt à produire quelque chose qui ne vaut rien, ou la mise en place de solutions de stockage et de transport corrigeraient rapidement cette anomalie de prix.

Un contexte de prix très bas qui ne durera pas éternellement

Même s’il est ponctuel et localisé, le phénomène des cours négatifs témoigne d’un contexte de prix très bas du pétrole et d’une offre structurellement surabondante par rapport à la demande depuis plusieurs années. La rareté du pétrole est, rappelons-nous, à relativiser… Tandis que le baril se négociait entre 80 et 110$ par baril pendant la première moitié des années 2010, les prix ont chuté en 2014-16 pour évoluer entre 40 et 70$ durant la seconde moitié de la décennie. Cela s’explique par la conjonction de deux éléments : d’une part, l’offre mondiale a été stimulée par la période de prix élevés, encourageant les investissements pour le développement de nouvelles productions, notamment les pétroles non conventionnels d’Amérique du Nord ; d’autre part, la demande mondiale a été moins forte que prévue, du fait du ralentissement de la croissance économique de la Chine et d’autres pays émergents.

Négociations de l’OPEP+, en vidéoconférence

Or cette situation a été dramatiquement accentuée par la crise sanitaire du Covid-19. Les mesures de distanciation et confinement ont quasiment mis à l’arrêt les économies des pays industrialisés, provoquant une chute brutale de la demande. Les pays exportateurs de pétrole, attachés à leurs revenus pétroliers et à leurs parts de marché, se sont d’abord montrés réticents à réduire leur production. Début mars, l’Arabie Saoudite annonçait même vouloir lancer une guerre des prix en augmentant la sienne. Mais le marché pétrolier mondial se corrige par lui-même : l’effondrement des prix force les producteurs à réduire drastiquement leur production sous peine de devoir brader leur pétrole. L’accord conclu le 12 avril entre 24 pays exportateurs dits de l’OPEP+ (dont l’Arabie Saoudite et la Russie), pour une réduction coordonnée de la production à hauteur de 10 millions de barils par jour à partir de mai, arrive trop tard et sera sans doute insuffisant.


Les paroles d’Adele illustrent bien l’état d’esprit qui a dû animer les négociations de l’OPEP+ : « Le ciel tombe, alors qu’il s’effondre, nous restons debout, y faisant face tous ensemble »

Les prix du brut resteront certainement très bas ces prochains mois, au moins jusqu’à la fin de la crise sanitaire qui paralyse les économies industrialisées. La relance des activités redynamisera ensuite la demande et fera remonter les prix, mais il est fort possible qu’il y ait alors une crise économique et qu’il faille attendre un certain temps avant un retour à la normale. L’abondance de l’offre et les prix bas du pétrole favoriseront alors la croissance, procurant aux économies une énergie disponible et bon marché. La hausse de la demande résultante fera inévitablement remonter les prix à moyen et long terme. Cela amène deux observations.

Premièrement, loin de l’idée d’un « après-pétrole », l’effondrement actuel de la demande montre au contraire à quel point nos économies et notre mode de vie sont encore étroitement liés au pétrole, puisque l’arrêt de nos activités interrompt instantanément notre consommation, et leur relance profitera ensuite du pétrole bon marché. Il est probable que les énergies alternatives, propres mais coûteuses, seront négligées dans un premier temps par nos économies fragilisées, soucieuses de se relever rapidement.

Deuxièmement, la durée de cette période de prix très bas affectera durement les finances des pays exportateurs qui souffraient déjà de la baisse des prix de 2014-16. Or ces pays sont pour la plupart fortement dépendants de leurs revenus pétroliers sur lesquels reposent leurs équilibres politiques, économiques et sociaux. Les plus vulnérables sont susceptibles de connaître de graves tensions ces prochaines années : faillite des institutions, guerres civiles et conflit internationaux, tensions sociales, émergence sur leurs territoires de mouvements de guérilla ou d’organisations terroristes, etc.