Islam, islams

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L’ISLAM COMME RELIGION, COMME SOCIETE ET COMME POLITIQUE

Particulièrement depuis ces dernières années, l’Islam attire beaucoup l’attention des médias et opinions publiques, mais aussi des responsables politiques dans le monde. Il est clair qu’il existe une perception de l’Islam comme donnée perturbatrice des relations internationales, mais aussi comme facteur de trouble dans de nombreux pays qui ne sont ni de tradition ni de culture musulmane, et simplement des pays d’immigration. Le spectre des perturbations est large : de l’extrémisme violent qui conduit au terrorisme de masse et aux attentats suicide à la revendication d’un particularisme alimentaire qui vise à diversifier sur une base religieuse les menus dans les restaurants scolaires, en passant par l’interdiction des images du prophète qui mène à contester dans les pays démocratiques l’exercice des libertés publiques les plus élémentaires, sans oublier la discrimination à l’égard des femmes – voile, mariages forcés, « crimes d’honneur » – ou la demande de financement public de lieux d’un culte particulier … L’Islam offre de multiples occasions de mesurer sa différence, voire de susciter la réprobation ou même l’hostilité de tous ceux qui ne partagent pas ses croyances.

Peut-on ainsi le réduire à une vision polémique, à une religion obscurantiste, intolérante, close sur elle-même, qui asservit les individus en les maintenant dans la sujétion intellectuelle et morale, qui enferme le destin de l’humanité dans l’interprétation d’un texte sacré remontant à près de mille cinq cents ans ? Ce serait bien évidemment tomber dans le piège des mouvements extrémistes eux-mêmes, qui voudraient s’identifier à l’Islam, en être la vérité et la pureté. Ce serait oublier que toutes les religions ont leurs intégristes, et qu’aux Etats-Unis par exemple, phare de la modernité, l’enseignement des thèses de Darwin est interdit dans certains Etats comme contraire à la lettre de la Bible … Ce serait méconnaître l’emprise rétrograde que d’autres religions exercent sur d’autres Etats, membres ou non de l’Union européenne. Il est vrai que la croissance démographique des pays musulmans et l’émigration d’une partie de leur population dans des sociétés non musulmanes rendent le choc des cultures plus visible et plus sensible.

On ne saurait non plus limiter l’Islam à un phénomène religieux. Si l’on applique la règle d’or de la méthode sociologique formulée par Emile Durkheim, traiter les faits sociaux comme des choses, l’Islam apparaît autant comme un phénomène social et culturel que religieux. Par sa nature même, qui à la différence d’autres religions, ne distingue guère entre le profane et le sacré, il imprègne le tissu social, il a vocation à encadrer autant la vie privée que la vie publique, l’existence individuelle que la vie collective, la famille que l’Etat, l’économie que les relations non marchandes, la politique que la pratique du culte. Mais la vieille question d’Anatole France n’en revêt à son sujet que plus de pertinence : la religion façonne t-elle davantage les mœurs que les mœurs la religion ? Voltaire y répondait par avance, en écrivant que, si Dieu avait fait l’homme à son image, l’homme le lui avait bien rendu. Traiter de l’Islam, c’est donc en même temps évoquer les sociétés musulmanes, et du même coup, au-delà des variantes d’une religion commune, la diversité des Islams.

Diversité religieuse, bien connue, et qui ne coïncide pas avec une appartenance étatique déterminée. L’arc shiite, qui s’étend bien au-delà de l’Iran, en est un exemple classique. Diversité ethnique, puisque le monde arabe, s’il est le foyer initial et s’il reste la référence principale, ne se confond pas avec le monde musulman et n’en représente même plus la majorité – l’Indonésie, l’Inde, le Pakistan, la Turquie et nombre de sociétés africaines, voire des populations européennes anciennement soumises à la domination ottomane l’illustrent à l’envi. Diversité politique, puisque les pays musulmans peuvent avoir entre eux ou en leur sein des divergences d’orientation profondes, jusqu’à des conflits armés ou des guerres civiles, et la religion commune n’est pas pour le monde musulman un ciment plus puissant que le christianisme ne le fut pour l’Europe ou le monde occidental. Diversité des mœurs, puisque certaines sociétés se réclament d’un Islam intégral, tandis que d’autres s’accommodent de régimes pluralistes, voire se développent dans le cadre d’un Etat officiellement laïque, comme en Turquie.

Diversité qui conduit parfois à de véritables divisions du monde musulman : de bons auteurs considèrent même que la fitna, la division, est la donnée fondamentale qui le caractérise aujourd’hui, et qu’elle est grosse de dangers pour son développement. L’Islam, et surtout l’islamisme, est-il davantage sur la défensive qu’il n’y paraît, et le défi de la modernité auquel il est confronté le condamne t-il à un mélange détonnant d’extrémisme et de dissolution ? Son avenir sera-t-il le passé du communisme ? Après tout, on disait voici quelques décennies que le communisme était l’Islam des pays sans soleil. Force est de constater, quel que soit l’impact des minorités musulmanes dans les pays occidentaux, que les victimes les plus nombreuses du terrorisme islamique se trouvent dans les pays musulmans eux-mêmes, et que les régimes les plus menacés par sa radicalisation sont ceux des pays où l’Islam est religion majoritaire, voire religion d’Etat. A plus ou moins court terme, les guerres de religion ont toujours affaibli les religions.

Vu de l’extérieur, et surtout vu dans son immédiateté, il est tentant de considérer l’Islam comme un bloc, et la tentation est forte de le traiter comme une menace. Analysée avec plus de mesure et de recul, la distinction entre Islam et islamisme est fondamentale. Si l’Islam est un phénomène dense, souple et multiforme qui survit à toutes ses vicissitudes historiques en s’adaptant à des modèles économiques, politiques et sociaux très différents, l’islamisme est plus faible et plus fragmenté qu’il ne semble, et le temps ne joue probablement pas en sa faveur. Transposant la formule de Victor Hugo, qui voyait dans la réaction le nom politique de l’agonie, ne pourrait-on dire que l’intégrisme est le nom religieux du déclin ?