Le syntagme qui tue

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Si, avec le grand linguiste suisse Charles Bally, disciple et ami de Ferdinand de Saussure, on peut définir le syntagme comme : « Le produit d’une relation d’interdépendance grammaticale établie entre deux signes lexicaux appartenant à deux catégories complémentaires l’une de l’autre », il est des syntagmes qui tuent. Il en est ainsi de l’expression utilisée lors de la dernière votation populaire en Suisse, avancée par ses promoteurs et reprise par les autorités fédérales, « les étrangers criminels ».

Le climat de xénophobie, d’hostilité à l’Islam, et plus généralement le progrès des idées d’extrême droite en Europe, ont peu à voir avec la géographie traditionnelle de ces idées. Il n’a guère de relations avec la crise économique et une certaine morosité ambiante. C’est un phénomène nouveau, dont on ne mesurera l’ampleur et le destin qu’avec le temps, mais c’est un véritable cataclysme politique qui d’ores et déjà a conduit à des situations inimaginables il y a encore quelques années. Dans des pays aussi exemplaires dans leur pratique de la démocratie que les Pays-Bas ou le Danemark, les coalitions au pouvoir ne tiennent désormais que grâce à l’appui de formations extrémistes qui eussent jadis été jugées infréquentables.

UN RETOUR SOURNOIS

Cette réapparition sournoise des ennemis de la démocratie libérale concerne, en effet, des nations jusque là sans défaut de ce point de vue, en tout cas depuis plusieurs générations, l’Autriche, l’Italie, plus récemment l’Allemagne mais aussi la Suède et la Norvège, et maintenant en Finlande, sans parler de la France où la présence du Front national sur la scène politique est beaucoup plus ancienne. Aucun des partis politiques concernés ne tient d’ailleurs à proprement parler un discours antidémocratique, c’est tout le contraire, puisque leur stratégies, de plus en plus payante, les conduit à miser sur le rejet par une majorité de citoyens de minorités d’origine étrangère, en particulier si elles sont musulmanes, au demeurant si nombreuses qu’on finit par se demander quel est exactement leur programme : devra-t-on expulser, et vers quelles destinations, des millions de personnes de l’Europe, et dans quelle conditions ? Le passé de l’Europe plaide néanmoins pour une grande vigilance car, si le pire n’est pas toujours sûr comme l’écrivait Paul Claudel, il peut fort bien se faire qu’il se produise, d’abord plus ou moins subrepticement, ensuite de façon spectaculaire et massive, au mépris de toutes les valeurs laborieusement échafaudées au fil des siècles. L’histoire de l’Allemagne suffit amplement à le montrer.

LA SUISSE EN DANGER

La Confédération helvétique, modèle de démocratie directe depuis des temps reculés, havre de paix depuis 1848, n’échappe hélas pas ! à cette dérive mortelle. Au contraire, avec son parti UDC, Union Démocratique du Centre, plutôt mal nommé, et son leader charismatique Blöcher elle est le pays le plus avancé dans cette xénophobie militante, le panache blanc auquel se rallient un peu partout les adeptes de l’exclusion et de l’intolérance.
Sur cette terre si paisible, la démocratie est prise à son propre piège : c’est, en effet, spécialement par le truchement des initiatives populaires que l’UDC cherche à imposer son programme, sans avoir encore, loin de là, la majorité au Parlement. C’est ainsi que, contre la volonté des institutions fédérales, en particulier du Conseil fédéral – le gouvernement suisse – une votation populaire a interdit la construction dans l’ensemble du pays, non de mosquées certes, mais des minarets – qui sont aux lieux de culte musulmans encore plus que les clochers des églises chrétiennes puisque si dans ces dernières les cloches appellent les fidèles aux offices, c’est depuis le minaret que le muezzin appelle cinq fois par jour les croyants à la prière en psalmodiant les sourates du Coran.

On peut évidemment discuter de la place de la religion musulmane dans une société traditionnellement chrétienne, choisir peut être en concertation avec les communautés religieuses, souvent en bons termes entre elles, y compris en Suisse, une certaine discrétion. Mais interdire en tout état de cause les minarets, si modestes qu’ils puissent être, est une violation flagrante de la liberté religieuse, incompatible avec les engagements de la Confédération, notamment au sein du Conseil de l’Europe. On regrettera au passage, mais c’est significatif, que les autorités fédérales, ayant pour mission de vérifier la compatibilité des projets soumis à la votation des citoyens par les initiatives populaires avec le droit international, aient négligé de le faire en l’espèce, ce qui eût été très aisé au plan juridique, très risqué sans doute au plan politique. Ce faisant, les autorités fédérales n’ont tenu aucun compte des liens très étroits de la Confédération avec de nombreux pays musulmans, notamment dans le Golfe, qui pourtant lui rapportent tant, et pas davantage des touristes richissimes qui font la fortune de ses commerçants.

Ce n’était qu’un banc d’essai, et avec la votation populaire du 28 novembre 2010, les forces xénophobes ont poursuivi leur offensive, les institutions fédérales s’étant de nouveau trouvées dans l’impossibilité politique de leur résister vraiment.

UN PROBLEME REEL ET MAITRISE

La Suisse a été jusqu’à présent un pays très ouvert aux populations étrangères, à la fois par des traditions d’asile rarement prises en défaut, et du fait même de son économie particulièrement extravertie, devant finalement une partie très importante de sa prospérité aux investissements étrangers et à ses exportations massives vers les pays de l’Union Européenne et du reste du monde.

C’est ainsi qu’à l’heure présente les étrangers vivant en Suisse sont environ 1.700.000, ce qui correspond à 21,7% de la population – sans compter les dizaines de milliers de travailleurs frontaliers venant chaque jour d’Allemagne, de France et d’Italie. On peut comprendre certaines inquiétudes au regard de ces chiffres, en définitive exceptionnels, même s’ils sont en partie liés à la difficulté pour les étrangers résidant en Suisse, et même s’ils y sont nés, d’accéder à la nationalité suisse. Toutefois, comme le relève le Conseil Fédéral lui-même : « En règle générale, la cohabitation entre les divers groupes de la population fonctionne bien et les étrangers fournissent une contribution importante à la vie économique, sociale et culturelle en Suisse ».

Cela dit, comme souvent en pareil cas, et pour toutes sortes de raisons, jeunesse de beaucoup d’émigrés récents, précarité fréquente des conditions de vie, ou autres, la part des étrangers parmi les délinquants et les criminels est proportionnellement élevée et a déjà conduit les autorités à réagir. Selon les cas, elles sont conduites à retirer à certains condamnés leur droit de séjour, elles peuvent prononcer des interdictions d’entrée sur le territoire, mais pour ce faire elles disposent d’une grande liberté d’appréciation et ne se prononcent jamais que sur des situations individuelles. Des expulsions policières peuvent avoir lieu et l’Office fédéral des migrations peut lui-même prononcer une interdiction d’entrer sur le territoire à l’encontre d’une personne renvoyée.

L’INITIATIVE POPULAIRE

C’est ce système incarnant au mieux l’Etat de droit que l’UDC a entendu détruire. L’initiative populaire consiste à supprimer toute individualisation dans la sanction : les étrangers coupables de meurtre, de viol, d’actes de violence, de trafic d’êtres humains ou de drogue, et de diverses autres infractions seront automatiquement frappés d’une interdiction de séjour sur le territoire suisse dès lors que le jugement de condamnation aura force de chose jugée.

De plus, et cette disposition destinée a frapper les esprits est placée en tête : il en ira également ainsi pour ceux qui auront « perçu abusivement des prestations sociales », une fraude ainsi assimilée au crime. En effet, l’initiative ne fait pas dans le détail, et c’est alors le syntagme qui tue puisque pour désigner les coupables, y compris de fraude à la sécurité sociale, elle désigne à la vindicte populaire les étrangers criminels – l’initiative ayant d’ailleurs pour titre : « Pour le renvoi des étrangers criminels ». De là à penser que la plupart des étrangers sont des fraudeurs, donc des criminels en puissance, il y a certainement un pas franchi dans une partie de l’opinion.

LA REPONSE FEDERALE

La réponse des autorités fédérales fut on ne peut plus décevante. Loin d’invoquer l’Etat de droit, et notamment le principe d’individualisation des peines qui en est le cœur, elles sont tombées à pieds joints dans le piège, ressentant sans doute très fortement la pression de l’opinion publique.

Sans même changer « les mots qui tuent », le Conseil Fédéral et le Parlement ont présenté un contre – projet concernant « l’expulsion et le renvoi des étrangers criminels dans le respect de la Constitution », en fait un nouveau projet qui, selon les autorités de Berne, « ne porte atteinte ni à la Constitution, ni aux accords internationaux ».

La formule soulève, on le voit, une très grave question : comment les autorités fédérales chargées justement de filtrer les initiatives populaires au regard de la Constitution et du droit international, ont-elles pu la laisser soumettre à la votation populaire, notamment si elle était contraire au droit international ? C’est d’autant plus surprenant que, dans son argumentaire, le Conseil Fédéral est très clair à ce sujet : « L’initiative est contraire au droit international. La Convention européenne des droits de l’homme dispose, par exemple, que l’ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie familiale, dans le cas du renvoi d’un jeune étranger délinquant, ne se justifie que dans la mesure où ce renvoi est nécessaire à la défense de l’ordre public et à la prévention d’autres infractions. L’initiative par contre vise à imposer le renvoi sans que la proportionnalité de la mesure ait été examinée. Sa mise en œuvre entrainerait donc des « difficultés pratiques » (sic) ». On eût préféré que le Conseil parlât de « difficultés juridiques » !

LE CONTRE- PROJET

Les autorités fédérales ont donc présenté aux électeurs un nouveau texte qui repose sur une nouvelle distinction, mais sans remettre en cause l’automaticité du renvoi de l’étranger criminel ou délinquant : c’est la gravité de l’infraction qui est ici au centre du mécanisme de l’expulsion. Dès lors qu’ils auront commis un crime ou une infraction très grave, le renvoi sera automatique ; il en ira de même pour les fraudes à l’aide sociale ou aux assurances sociales, mais seulement si elles ont conduit l’intéressé à subir une peine privative de liberté d’au moins 18 mois.

Les autorités fédérales ajoutent d’ailleurs une nouvelle infraction à celles qu’avait retenues l’initiative populaire : l’escroquerie. Elles le justifient, si l’on ose dire, de façon savoureuse : « La liste des infractions que l’initiative vise à sanctionner par un renvoi déboucherai sur des incohérences. C’est ainsi qu’un jeune étranger ayant grandi en Suisse devrait être automatiquement renvoyé pour un vol insignifiant et unique commis avec effraction. Un adulte, par contre, autorisé depuis peu à séjourner en Suisse, échapperait au renvoi automatique, même après avoir commis une escroquerie de grande envergure, parce que l’escroquerie ne fait pas partie des infractions mentionnées dans le texte de l’initiative ».

Tel est aujourd’hui hélas ! le droit positif dans la Confédération. Car bien sûr, comme toujours en pareil cas, les efforts cosmétiques des autorités fédérales ont été vains, l’initiative populaire a été ratifiée par plus de 53% des votants et le citoyen helvétique peut désormais dormir tranquille : si le fils de 15 ans de ses voisins bosniaques, né en Suisse, ne parlant pas vraiment la langue de son pays d’origine, a tenté de voler un téléphone portable en bousculant un passant, une fois condamné, il sera « renvoyé » automatiquement, on peut se demander pour quelle destination. Aucune considération pour la vie de famille ne pourra jouer. Pire encore, un père de famille ayant fraudé la sécurité sociale, s’il est condamné, sera lui-même automatiquement « renvoyé », sans qu’on nous précise ici si le regroupement familial jouera en sens inverse. Il y a encore heureusement des tribunaux en Suisse et on peut parier sur une infinité de contentieux.

La Constitution suisse a donc été révisée par la votation du 28 novembre sur une question majeure. L’Etat de droit constituant pour les juristes un tout indissociable, il n’est pas exagéré de dire que sa destruction a commencé. C’est une étape importante sur la voie du suicide collectif de l’Europe auquel nous risquons d’assister dans le siècle qui s’amorce.