Innovation, répartition des revenus et croissance dans les pays en transition

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Résumé L’objet de cette contribution est de montrer le rôle essentiel joué par les micro-entreprises dans le processus de réallocation de la main-d’œuvre et de consolidation de la croissance dans les pays en transition. L’analyse distingue trois secteurs, dont deux – l’industrie et les services -, sont caractérisés par des modes d’innovation spécifiques, qui, au travers d’un processus schumpeterien de destruction créatrice, déterminent les flux sur le marché du travail. Le troisième secteur (agriculture de subsistance, secteur informel) est assimilé à une forme de chômage spécifique de la transition. Ce cadre d’analyse permet, après confrontation avec l’expérience de la Pologne et de la Roumanie, de proposer et de calculer un indicateur de l’état d’avancement et de l’orientation de la transition : le différentiel de revenu moyen entre le statut d’entrepreneur individuel dans le secteur des services et de salarié dans l’industrie. – Le sommaire de l’AFRI 2002 ——– – Texte intégral La privatisation est souvent considérée à la fois comme l’élément fondateur de la transition et comme le principal facteur de croissance des pays concernés. Ainsi, Aghion et Blanchard [[ P. Aghion/O. Blanchard, « On the speed of transition in central Europe », NBER Macroeconomics Annual, 1994, pp. 283-320. ]] définissent la transition en distinguant un secteur « ancien », les grandes entreprises d’Etat du système socialiste, peu ou non rentables, et un secteur « moderne », celui des entreprises privatisées (par nature plus efficaces). La privatisation, en transférant progressivement les ressources du premier vers le second secteur, accomplit la transition à l’économie de marché. Elle est aussi un facteur de croissance, d’abord à cause du différentiel de productivité postulé entre les deux secteurs, mais aussi parce qu’elle augmente la part des profits et renforce ainsi la dynamique d’accumulation. Un tel schéma de transfert des ressources devrait conduire à la croissance dès le premier jour de la transition. Or ce n’est pas ce que l’on constate. Il y a une « récession transitionnelle » plus ou moins longue, qui précède la reprise de la croissance et donne à l’évolution des PIB des pays en transition, leur typique forme en « U ». Aghion et Blanchard expliquent ce phénomène au moyen d’un coût d’ajustement : le passage des ressources en travail entre les deux secteurs se fait par l’intermédiaire du chômage, qui, par son coût budgétaire, entraîne une baisse de production temporaire. Si le passage par le chômage est un préalable à la migration intersectorielle, alors il est clair que plus la vitesse de la transition est élevée, plus la dépression transitionnelle sera profonde, et plus le redémarrage sera rapide et se fera à taux de croissance élevé. Ce modèle a été testé de façon satisfaisante par Hernandez- Cata [[E. Hernandez-Cata, « Liberalisation and the Behaviour of Output During the Transition from Plan to Market », IMF Working Paper, WP 97/53, avril 1997, 29 p. ]] sur l’ensemble des pays en transition. Néanmoins, cette vision ne correspond pas non plus à la réalité des pays en transition. Boeri [[T. Boeri, « Transitional unemployment », Economics of Transition, vol. 2, no 1, pp. 1-25 ; T. Boeri, « Heterogeneous workers, economic transformation and the stagnancy of transitional unemployment », European Economic Review, no 41, 1997, pp. 905-914. ]] a montré, à partir d’enquêtes sur le marché du travail dans les Pays d’Europe centrale et orientale (PECO), que les changements d’emplois s’effectuaient majoritairement sans recours au chômage, mais plutôt par des passages directs d’un emploi à un autre emploi, et que le chômage constituait plutôt une « masse stagnante » de chômeurs de longue durée. Il est alors difficile d’expliquer la récession transitionnelle par le chômage endogène [[Il ne manque pas de facteurs exogènes pour expliquer la récession transitionnelle des années 1990- 1992, des effets de « désorganisation » (cf. O. Blanchard, The Economics of Post-Communist Transition, Clarendon Press, Oxford, 1997) à la hausse massive du prix de l’énergie (cf. G. Duchêne, « Le niveau de développement de la CEI », Economie et Prévision, no 109, 1993, pp. 121-132). Le choc énergétique subi par les PECO du fait de la disparition du CAEM et du passage aux prix mondiaux peut être interprété comme un choc d’offre négatif classique, qui se traduit par un affaissement de la fonction de production à niveau de travail donné. Il est alors tout à fait naturel que la production ait chuté fortement sans que l’emploi ait diminué dans les mêmes proportions. ]]. D’ailleurs, le début de la transition est marqué par une divergence importante entre la forte baisse de la production et une réduction beaucoup plus faible de l’emploi dans le secteur dit ancien. Et après la reprise de la croissance, dans les pays où elle prend place, l’emploi continue de baisser au même rythme qu’avant. On peut également mettre en doute la nature des secteurs concernés par la ré-allocation de la main-d’oeuvre : plutôt qu’une ré-allocation entre secteurs étatique et privatisé, le fait stylisé majeur de la transition dans la plupart des pays concernés est le développement spectaculaire de l’emploi dans les services, particulièrement sous la forme d’entreprises individuelles ou familiales employant peu ou pas de salariés – que l’on désignera dans la suite de ce texte par le terme « micro-entreprises » – et l’effondrement de l’emploi industriel salarié, concentré dans de grandes unités de production, qu’elles soient d’Etat ou privatisées. La création d’entreprises privées nouvelles est au centre de trois débats importants. Tout d’abord, celui, déjà évoqué ci-dessus, sur les relations production- emploi, la nature du chômage et l’explication de la divergence entre PECO et CEI. Compte tenu de l’insuffisance notoire des prestations sociales, avec quelles ressources vivent les chômeurs de longue durée? Ne sont-ils pas contraints de développer une activité individuelle, et à quel degré peut-on réellement distinguer le statut de chômage des activités à faible productivité ? Par ailleurs, Kornai [[J. Kornai, The Road to a Free Economy : Shifting from a Socialist System. The Example of Hungary, W.W. Norton & Co., New York, et en traduction francaise : Du socialisme au capitalisme. L’exemple de la Hongrie, Paris, Gallimard, 1990. ]] et Murrell [[P. Murrell, « Evolution in economics and in the economic reform of the centrally plannedeconomies », in Cristopher Clague/Gordon C. Rausser (dir.), The Emergence of Market Economies in Eastern Europe, Blackwell, Cambridge, Mass., 1992, pp. 35-53. ]] avaient très tôt souligné le rôle primordial de la création d’entreprises dans la reprise de la croissance après la récession transitionelle, en insistant sur le caractère souvent cosmétique des privatisations : il y aurait alors des entreprises privées, différentes des entreprises privatisées, et seules les premières témoigneraient de la transition à l’économie de marché. Enfin, de nombreux travaux [[Travaux bien résumés par M. Maurel, Ajustements sur le marché du travail russe : dix années de transition, Revue Economique, vol. 52, no 4 (numéro spécial), juillet 2001, pp. 833-941. ]] portent sur le secteur informel, sa dimension, mais surtout sa nature : est-ce la caractéristique d’« activité de survie » qui prévaut, ou celle de secteur innovateur et en croissance ? Il semble bien, comme le montre Najman [[ B. Najman, Mobilité du travail et secteur informel en Russie et en Ukraine, Thèse EHESS, décembre 2000. ]] sur les cas de la Russie et de l’Ukraine, qu’il existe deux modalités du recours au secteur informel : d’un côté, les lopins agricoles individuels représentent typiquement une activité de survie ou d’appoint ; de l’autre côté, la plupart des petites activités urbaines de service sont des activités souvent innovantes, qui ont d’ailleurs tendance à se formaliser dans des entreprises enregistrées à partir d’un certain stade de développement. Ces débats soulignent l’importance des petites firmes dans la transformation des pays de l’Est, tant du point de vue du retour à la croissance que de celui des transformations du marché du travail. Mais ces petites firmes revêtent visiblement deux formes bien différentes, qui vont de l’activité de survie traditionnelle à la start-up dynamique. La présente contribution vise à analyser les formes que peut prendre la petite firme dans les économies en transition, ce qui conduit ensuite à mettre en évidence le rôle du différentiel de revenu entre entreprise individuelle et salariat dans le processus de transition. Dans un deuxième temps, elle présente les éléments empiriques permettant de prendre la mesure réelle des processus évoqués et de valider les conclusions qui auront été avancées, en comparant deux cas opposés de transition, la Pologne et la Roumanie.

Formes de l’entreprise privée dans les économies en transition

La transition ouvre une triple transformation structurelle, recouvrant approximativement les trois grands secteurs, industriel, agricole et des services. D’un côté, l’industrie héritée du système communiste se caractérise, en particulier après le choc énergétique qu’elle subit dès la disparition du CAEM, par des sureffectifs extrêmement importants (un « chômage caché », déjà diagnostiqué à l’époque communiste), qui ménagent des possibilités de réorganisation internes aux firmes, et d’accroissement de productivité, ne serait-ce que par le développement des licenciements. D’un autre côté, le sous-développement initial du secteur des services – également hérité du système communiste – alimente des possibilités multiples de création d’entreprises (pour offrir de nouveaux services) qui ne demandent qu’un capital de départ minime. Ces entreprises constituent en quelque sorte les start-up de la transition. Industrie et services bénéficient ainsi au cours de la transition de significatifs effets d’innovation. Selon la classification de Schumpeter [[Cf. J. Schumpeter, Théorie de l’évolution économique. Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture, Dalloz, Paris, 1935, p. 95. ]], l’industrie va pratiquer surtout de l’innovation organisationnelle, alors que les services vont pratiquer principalement de l’innovation de produit. Dans les deux cas, la transition sera caractérisée par une certaine « facilité de l’innovation », cette innovation n’étant pas liée à des découvertes scientifiques majeures, ni au développement de la R&D, mais simplement à une sorte de rattrapage structurel par rapport aux économies de marché. A ces deux secteurs s’opposent les activités traditionnelles de survie – en particulier dans l’agriculture -, qui avaient lentement régressé tout au long de la période communiste, sans pour autant disparaître. Ces activités offrent un troisième champ d’application à un type spécifique d’entreprise (évidemment non innovante), dont le besoin réapparaît du fait des mécanismes d’exclusion engendrés par le passage au marché, et qui se substitue au chômage. Les trois secteurs ainsi définis vont interagir en s’échangeant des flux de main-d’oeuvre au cours du processus de transition. Les services et l’innovation de produit Les services sont un secteur très fortement différencié. On considérera que chaque service est un produit spécifique et donc « nouveau ». Cela signifie que chaque micro-entreprise dispose d’un monopole sur sa clientèle, mais le monopole de la micro-entreprise sur sa clientèle n’est pas définitivement acquis : à tout moment, une nouvelle micro-entreprise peut s’établir sur le même créneau que la précédente et conquérir sa clientèle. Le schéma de concurrence monopolistique qui est proposé pour rendre compte de l’innovation dans les services est donc proche du modèle de destruction créatrice de Schumpeter : chaque micro-entreprise dispose d’un monopole sur sa clientèle tant que n’apparaît pas une nouvelle micro-entreprise innovante, qui la remplace alors entièrement. Cela n’implique nullement que le nombre de micro-entreprises reste le même : de nouveaux services peuvent apparaître sur des niches restées inoccupées, et y établir un nouveau monopole. Le niveau auquel se fixe le nombre de micro-entreprises à une date donnée dépend alors de la création nette de nouvelles entreprises qui s’installent sur de nouveaux créneaux inoccupés. Par exemple, cette création nette d’entreprises nouvelles pourrait dépendre du revenu qu’elles procurent – c’est-à- dire du prix P auquel sont vendus les services – comparé au salaire W procuré par un emploi salarié. Un accroissement net du nombre de micro-entreprises serait ainsi observé jusqu’à ce que les revenus procurés par une micro entreprise s’égalisent aux revenus salariaux. En ce qui concerne le rythme d’innovation – et donc le renouvellement plus ou moins rapide des micro-entreprises innovantes -, le cadre d’analyse que nous suggérons s’inspire de celui des « laboratoires » dans les analyses classiques de la R&D et les modèles de course au brevet [[Cf. G.M. Grossman/E. Helpman, « Product Development and International Trade », Journal of Political Economy, vol. 97, no 6, 1989, pp. 1261-1283 ; G.M. Grossman/E. Helpman, Innovation and Growth in the Global Economy, The MIT Press, Cambridge, Mass., 1991; P. Aghion/P. Howitt, « A model of growth through creative destruction », Econometrica, vol. 60, no 2, pp. 323-351. ]]. L’idée est que l’innovation dans les services est une variable aléatoire, qui suit une loi exponentielle de paramètre u. Cela signifie que la probabilité pour une micro-entreprise de voir arriver, avant la date t, un concurrent qui conquiert sa clientèle, est de la forme 1-e ut, ce qui signifie qu’à la date de création (t = 0), la probabilité de « décès » par apparition d’un concurrent est nulle, puisqu’au fur et à mesure que le temps passe, cette probabilité augmente pour tendre vers 1 quand t devient grand. Dans cette expression, plus u est élevé, plus la probabilité de survie décroît rapidement. Il est aisé de calculer la durée de vie moyenne d’une micro-entreprise dans ces conditions. L’expression 1-e ut représente la fonction de répartition de la variable considérée ; on peut en déduire par dérivation la fonction de densité ( ue ut) qui représente à chaque instant la probabilité que l’entreprise existe et, de là, la durée de vie moyenne d’une firme est l’espérance mathématique de cette variable (1/ u). La durée de vie moyenne d’une micro-entreprise est donc 1/ u et u représente alors le « taux d’innovation » dans l’activité considérée. Plus u est élevé, plus l’activité connaît des innovations fréquentes, et plus la durée de vie moyenne des firmes opérant dans ces activités est courte. L’industrie : l’innovation organisationnelle A première vue, l’innovation organisationnelle des firmes en transition consiste pour les nouveaux managers à détecter des sureffectifs donnés et à les licencier progressivement, comme nous l’avons suggéré plus haut. En réalité, les sureffectifs ne sont pas un stock donné, ils dépendent du comportement des managers comme des salariés. Ainsi, on peut introduire pour les salariés, à la fois une possibilité de ne pas fournir l’effort correspondant au salaire versé et une probabilité d’être détecté dans ce cas par le management et de retomber dans le statut de chômage [[C. Shapiro/J.E. Stiglitz, « Equilibrium unemployment as a worker discipline device », American Economic Review, vol. 74, no 3, 1984, pp. 433-444. ]]. Cette caractéristique du marché du travail permet la détermination du salaire d’efficience à l’équilibre, défini lui-même par l’égalisation des valeurs des situations d’un salarié fournissant l’effort de travail requis et d’un salarié ne fournissant pas cet effort. Cette théorie correspond précisément au phénomène de l’innovation organisationnelle et à l’éviction des sureffectifs des firmes industrielles dans les pays en transition. En raisonnant plus avant, et en considérant que fournir l’effort ou ne pas fournir l’effort est un choix des salariés qui dépend du comportement des managers, la notion de sureffectif devient endogène : une entreprise qui ne détecte pas ses sureffectifs risque d’en avoir beaucoup plus que celle qui les détecte. Cela permet de préciser la notion d’innovation organisationnelle : plus que l’élimination mécanique d’un stock donné de « chômeurs déguisés », il s’agit pour les firmes, d’acquérir les capacités managériales qui vont les conduire, soit à licencier, soit à augmenter la production, ce qui suppose une adaptation au marché beaucoup plus profonde, selon la réponse comportementale des salariés. De même, l’amélioration des capacités managériales joue sur une meilleure sélection des embauches. Duchêne et Rusin [[G. Duchêne/P. Rusin, « Les micro-entreprises innovantes dans la transition. Le cas de la Pologne », in W. Andreff (dir.), Analyses économiques de la transition, La Découverte, à paraître. ]] fournissent une analyse détaillée des deux mécanismes d’innovation précédents, qui déterminent à la fois le rythme de renouvellement des micro-entreprises innovantes et le rythme d’éviction des sureffectifs industriels. Ce dernier est schématisé en supposant qu’une proportion l des sureffectifs est détectée et licenciée à chaque période; ce coefficient représente alors le rythme d’innovation organisationnelle. L’agriculture traditionnelle : activité informelle ou chômage Les processus d’innovation qui viennent d’être décrits engendrent des flux de personnes privées d’emploi, qui vont en règle générale en rechercher un autre. L’analyse classique, adaptée aux économies de marché développées, conduirait alors à introduire la catégorie « chômage », pour représenter l’ensemble des ménages concernés par cette modalité. C’est même sur la notion de chômage d’ajustement – et du coût qu’il implique en termes budgétaires – qu’Aghion et Blanchard fondent leur analyse de la récession transitionnelle. On peut néanmoins mettre en doute la pertinence de la notion de chômage dans la plupart des économies en transition, du fait que le chômage n’est pratiquement pas indemnisé, et que le seul moyen pour un ménage de se consacrer à la recherche d’un nouvel emploi sans percevoir de revenu d’activité repose sur la solidarité familiale. De fait, les enquêtes de ménages qui ont pu être réalisées dans des pays en transition [[B. Najman, Mobilité du travail et secteur informel en Russie et en Ukraine, Thèse EHESS, décembre 2000; G. Duchêne, « Les revenus informels en Roumanie. Estimation par enquête », Revue d’Etudes Comparatives Est-Ouest, vol. 30, no 4, 1999, pp. 35-64. ]] font apparaître que le nombre de personnes se déclarant chômeurs reste réduit, et que la plupart de ceux qui se déclarent à la recherche d’un emploi reconnaissent avoir simultanément une activité « informelle ». Quand on pousse l’enquête en direction de la nature de cette activité, il apparaît qu’elle est en général de nature agricole, et plus concrètement, qu’il s’agit d’un travail sur le lopin individuel destiné principalement à l’autoconsommation [[ Cette pratique est évidemment beaucoup plus répandue en province et moins fréquente dans les grands centres urbains. ]]. Une telle activité n’est spécifique de la transition que parce qu’elle était déjà très répandue du temps des régimes communistes. Malgré la nationalisation complète des terres, ces régimes ont été obligés de laisser en jouissance à un très grand nombre de ménages un minuscule lopin de terre destiné à assurer leur survie alimentaire. En Pologne, seul pays communiste où la terre n’a pas été nationalisée, les exploitations agricoles – extrêmement nombreuses au début des années 1950 – n’ont connu aucune concentration et sont restées de si petite taille (en moyenne 3 hectares) qu’elles peuvent être assimilées aux lopins qui ont été laissés aux ménages dans les autres pays. Il est naturel que dans de telles conditions, les salariés évincés de leur entreprise – qu’ils soient officiellement enregistrés comme chômeurs (avec des indemnités dérisoires) ou qu’ils conservent officiellement leur emploi sans être payés (accumulation d’arriérés), ou encore qu’ils passent officiellement au statut d’inactif avec ou sans pension – cherchent à revenir à l’activité traditionnelle de survie permise par le système des lopins individuels, cette activité étant pratiquement accessible à tous. Inversement, la plus grande partie de la population active rurale agricole peut être considérée comme un substitut aux chômeurs de longue durée. On est donc conduit à considérer qu’il existe deux types d’entreprises individuelles dans les pays en transition : d’une part, les micro-entreprises innovantes, qui s’installent dans le secteur des services et répondent à un besoin du marché réprimé pendant de longues années; d’autre part, les lopins agricoles individuels, qui permettent aux exclus de la transition, de survivre. Ces deux types d’activité procurent bien sûr des revenus très différents. Nous considérerons par la suite que l’activité des lopins procure un revenu de base W` (principalement sous forme d’autoconsommation), comparable à une indemnité de chômage. Les mutations de l’emploi au cours de la transition Il est maintenant possible de schématiser le marché du travail en faisant apparaître les trois catégories de ménages définies précédemment : les micro-entrepreneurs, les salariés, et les chômeurs-paysans informels. Cette dernière catégorie perçoit un revenu W` , la catégorie des salariés perçoit un salaire W et celle des micro-entrepreneurs, un revenu P égal au prix du service qu’ils fournissent. Les revenus définis précédemment le sont pour un statut donné. Or, ces statuts ne sont pas fixes : un micro-entrepreneur peut être évincé de son activité par un concurrent innovant par exemple; un salarié peut perdre son emploi; un paysan-chômeur peut retrouver un emploi, etc. Le fonctionnement du marché du travail dépend donc des taux de sortie de – ou d’entrée dans – chacun des statuts fixés, lesquels dépendent eux-mêmes des deux taux d’innovation définis précédemment. Commençons par le statut de micro-entrepreneur, en faisant l’hypothèse qu’il existe N micro-entreprises occupant chacune une seule personne : à chaque période, uN micro-entreprises ferment du fait de l’innovation dans le secteur des services. Deux possibilités s’offrent aux micro-entrepreneurs ainsi évincés de leur activité [[En fait, ils peuvent aussi se lancer dans une nouvelle activité indépendante (ce qui revient de fait à conserver leur statut). Nous supposerons, dans un but de simplification, que cette possibilité est fermée : il est clair qu’une partie de ceux qui sont évincés reprend directement une nouvelle activité ; mais prendre en compte cette possibilité alourdit le modèle sans apporter de changement majeur : dans ce cas, tout se passe en effet comme si le taux d’innovation « effectif » était plus faible que le taux d’innovation « réel » dans une proportion donnée. ]] : ils peuvent trouver un emploi salarié, ou passer dans la catégorie « paysans-chômeurs ». Les uN micro-entrepreneurs évincés à chaque période vont se répartir suivant les proportions ( p, 1- p) entre ces deux statuts. Passons maintenant au statut de paysan-chômeur. Deux possibilités théoriques de sortie de ce statut se présentent : l’emploi salarié, ou l’installation comme micro-entrepreneur. En pratique, la sortie vers l’emploi salarié est la probabilité la plus forte de retour à l’occupation, même s’il existe des micro-entreprises rurales très prospères dans la plupart des pays en transition. Nous faisons ainsi l’hypothèse qu’une proportion a des paysans-chômeurs trouve ou retrouve un emploi salarié à chaque période, et qu’une proportion a’ trouve ou retrouve un emploi comme micro-entrepreneur. Considérons enfin l’emploi salarié. Nous avons noté qu’une fois passé le choc énergétique marqué par de fortes réductions de production dans les entreprises, l’emploi salarié avait tendance à s’ajuster graduellement. Cependant, les économies en transition se différencient du cas classique en ce que, à côté des licenciements, il existe des fuites d’emploi volontaires du statut de salarié vers le statut de micro-entrepreneur, qui dépendent de l’attrait relatif du revenu espéré des micro-entrepreneurs comparé au salaire couramment reçu dans l’entreprise de départ. Nous proposons donc de considérer qu’une proportion b’ = gP/W des salariés quitte son emploi volontairement pour passer à ce statut, alors qu’une proportion l des salariés en sureffectifs est licenciée et passe alors au statut de paysan-chômeur. Comme dans le cas des micro-entrepreneurs, le simple changement d’emploi en conservant le statut de salarié est négligé dans la présentation. Au total, les mutations de l’emploi se présentent selon le schéma suivant : (voir la version PDF). Chacune des lignes de la matrice montre la proportion du statut considéré qui passe à un des statuts indiqués en colonne (la somme de chaque ligne est égale à 1) [[En désignant cette matrice par [M] et en supposant les divers paramètres stables au cours du temps, il est possible de déterminer la composition de la population active qui permet de stabiliser chaque statut. On cherche en fait le vecteur ligne S tel que S [M] = S, vecteur qui est déterminé à un élément près. ]]. Cependant, dans la réalité, les coefficients reportés dans la matrice ci-dessus ne sont pas stables ; ils varient au gré de l’avancement de la transition. Duchêne et Rusin [[G. Duchêne/P. Rusin, « Les micro-entreprises innovantes dans la transition. Le cas de la Pologne », in W. Andreff (dir.), Analyses économiques de la transition, La Découverte, à paraître. ]] proposent un modèle dynamique qui permet d’appréhender l’évolution de la structure de la population active jusqu’à un équilibre stationnaire.

Deux cas extrêmes : la Pologne et la Roumanie

Les pays en transition ont suivi des trajectoires de développement variées, qui ne sont pas toujours liées à des conditions initiales spécifiques. L’adoption de réglementations ou d’institutions particulières au début du processus de transition a pu jouer un rôle dans l’évolution à long terme du pays considéré. Il en va ainsi de la Pologne et de la Roumanie, la seconde ayant opté pour des transformations plus graduelles que la première. Il en résulte des obstacles à l’innovation qui peuvent déterminer, à travers les paramètres d’innovation définis précédemment, un impact particulier des micro-entreprises sur la croissance. Les obstacles institutionnels à l’innovation La réglementation roumaine propose plusieurs statuts aux petits entrepreneurs : travailleur indépendant, association familiale, ou société (SARL ou SA). Les deux premières catégories ne séparent pas la personnalité de l’entreprise de celle de la personne qui la crée et le patrimoine personnel est alors confondu avec celui de l’entreprise. En Pologne, les statuts proposés sont les mêmes, sauf pour l’association familiale, qui n’est pas nécessaire car le statut de travailleur indépendant est si souple qu’il permet en pratique d’avoir un nombre de salariés quelconque. La plupart des micro-entreprises optent pour ce statut, qui combine un régime comptable simplifié avec des obligations socio-fiscales réduites ; lorsqu’elles atteignent une certaine taille, ce statut n’est plus adéquat et elles adoptent spontanément un statut de société. – Barrières à l’innovation organisationnelle : L’innovation organisationnelle – telle qu’elle a été définie plus haut – est d’abord conditionnée par la réglementation du marché du travail. Les nouvelles institutions concernant ce marché ont été introduites dès 1991, en Pologne comme en Roumanie [[Pour une analyse plus approfondie du cas polonais, cf. E. Kwiatowski/M.W. Socha/U. Szanderska, Labour Market Flexibility, Employment and Social Policy in Poland, Country paper for ILO, 2000. ]] Pour la Roumanie, cf. S. Pert/V. Vasile, « The Policy of Wages and Incomes in Romania during the Transition to a Market Economy », Romanian Economic Research Observer, Centre for Economic Information and Documentation, Bucharest no 1, 1996. ]]. En Pologne, des programmes de restructuration et de réduction de la dette des entreprises ont été rapidement mis en place; la taxe sur les augmentations excessives de salaires (popiwek) qui avait été adoptée dans les premiers mois de la transition a été éliminée et remplacée rapidement par un système de négociation salariale plus perfectionné. Le processus de négociations collectives fut amendé en 1994 avant que le nouveau Code du Travail ne soit finalement adopté en 1996. En Roumanie en revanche, le système qui s’est mis en place initialement fut corrigé par de nouvelles couches de réglementations destinées à protéger les employés en cas de licenciements collectifs (1997, 1999), à renforcer la protection des chômeurs ou à rendre obligatoires les contrats collectifs (1997). Dans les deux pays, existe une Commission socio-économique tripartite, destinée à réguler le marché du travail. En Pologne, elle a fonctionné depuis 1995 pour définir un indice de croissance des salaires pour tout le pays, indice qui est utilisé en pratique comme une simple orientation par les employeurs du secteur privé. Le processus de négociation salariale reste décentralisé. En Roumanie, la Commission nationale négocie un « contrat de travail collectif » qui est le point de départ des négociations de branche puis d’entreprises (de plus de 20 personnes). A chaque niveau, un contrat collectif doit être signé, contrat qui doit respecter obligatoirement le cadre fixé par le niveau supérieur, même si celui-ci conduit à imposer des augmentations de salaires insoutenables. Calmfors [[ L. Calmfors, Centralisation of wage bargaining and macroeconomic performance – a survey, Seminar Paper no 536, Institute for Economic Studies, Stockholm, 1993. ]] montre qu’un système de négociation à plusieurs niveaux tel que celui qui est institué en Roumanie engendre une dérive salariale supérieure à ce qui avait été initialement fixé par l’échelon central. Conséquence ou cause de cette organisation des négociations collectives, le degré de syndicalisation est très élevé en Roumanie, et les syndicats sont relativement peu nombreux (5 confédérations de salariés et 5 d’employeurs) et représentent principalement les intérêts des salariés des grandes entreprises industrielles. La plupart des grandes entreprises subventionnées ont été privatisées par des insiders qui ne visent qu’à reproduire leur position, reflétant ainsi un blocage fort du processus d’innovation organisationnelle. A l’opposé, la Pologne a 25 000 petits syndicats de salariés et 1 000 petites associations d’employeurs. Après la phase initiale de la transition, le processus de restructuration a poussé ces syndicats vers une stratégie de concessions mutuelles et la pratique actuelle des partenaires sociaux est de rechercher les solutions coopératives plutôt que d’aller au conflit social. – Barrières à l’innovation de produit : Les obstacles à l’innovation concernent tout d’abord les barrières à l’entrée sur le marché. En Roumanie, le démarrage d’une entreprise a cessé de coûter cher, mais il continue à prendre beaucoup de temps. Il est nécessaire de s’adresser à 13 organismes divers, dont les responsabilités sont mal définies, et qui ne coopèrent pas entre eux. Le démarrage d’une entreprise nécessite 23 à 29 autorisations ou visas, et le processus prend de 49 à 102 jours. Cela contraste nettement avec la Pologne, où les formalités d’enregistrement d’une société, particulièrement d’une micro-entreprise, sont réduites au strict minimum et prennent moins d’une semaine, ainsi que le montrent Lenain et Bartoszuk [[ P. Lenain/L. Bartoszuk, « The Polish Tax Reform », OECD Economic Department Working Paper, WP 234, mars 2000. ]]. Les barrières au fonctionnement courant des firmes constituent un second obstacle à l’innovation. L’instabilité juridique (fréquents changements de réglementation) et la faiblesse institutionnelle (incapacité à faire respecter les contrats privés), mais aussi l’instabilité macroéconomique, en sont un exemple. Une enquête de Transparency International en 2000 classe divers obstacles aux affaires en Roumanie : la dépréciation de la devise et l’inflation arrivent en tête, juste devant les changements fréquents de réglementation, les taxes excessives, et les délais bureaucratiques. Plus loin apparaissent le rationnement du crédit, les taux d’intérêts élevés et l’instabilité du système bancaire. A tout point de vue, la Pologne présente une image beaucoup plus attractive. Elle le doit en particulier à un système de taxation des revenus extrêmement avantageux : l’impôt sur les micro-entreprises est forfaitaire et donc indépendant du volume d’affaires traitées. Cette mesure a favorisé l’enregistrement des micro-entreprises qui ont quitté le secteur informel. En Roumanie, la taxe sur le profit est proportionnelle quelle que soit la taille de l’entreprise. Comme cette taxe a été abaissée (25 % en 2000) et qu’elle est devenue inférieure à l’impôt sur le revenu des personnes (dû par les travailleurs indépendants), il y a une incitation à la multiplication des SARL, dont le nombre est devenu récemment deux fois supérieur à celui des entrepreneurs. Enfin, les obstacles à l’innovation résident également dans les barrières à la sortie du marché. La loi sur la faillite a été adoptée en 1991 en Pologne, en 1995 en Roumanie. Ce retard dans l’adoption de la loi, combiné à la poursuite de la pratique de la contrainte budgétaire molle, a contribué à reproduire l’environnement anti-concurrentiel typique de la Roumanie. La loi sur les faillites adoptée en Roumanie a cependant des aspects positifs puisqu’elle introduit une procédure de liquidation favorisant les petites entreprises créancières. Malheureusement, cette loi n’est pas appliquée : un grand nombre de firmes non rentables continuent à fonctionner au point d’être en état de faillite virtuelle, grâce à des subventions directes et indirectes; ces dernières sont constituées essentiellement d’arriérés fiscaux sociaux ou d’arriérés de charges locatives diverses. La tolérance des arriérés par les pouvoirs publics constitue clairement un frein à la restructuration puisqu’elle constitue une incitation à maintenir des postes de travail insuffisamment productifs. En conclusion, les obstacles à l’innovation apparaissent beaucoup plus élevés en Roumanie qu’en Pologne. Les institutions, qui sont l’expression concrète de ces obstacles, reflètent probablement un état d’esprit spécifique des populations concernées : Blanchflower et Oswald fournissent en effet les résultats d’une enquête d’opinion réalisée dans 23 pays, selon laquelle c’est en Pologne que la proportion des enquêtés déclarant qu’ils « préfèrent le statut d’entrepreneur individuel à celui de salarié » est la plus forte [[ D. Blanchflower/A. Oswald, « Measuring Latent Entrepreneurship Across Nations », in Adam Jooly Kogan (dir.), The European Business Handbook 2001, 2001, pp. 6-8. ]]. On s’attend donc dans de telles conditions à ce que les taux d’innovation organisationnelle et d’innovation dans les services soient réduits en Roumanie, alors qu’ils devraient être particulièrement forts en Pologne. De telles conditions peuvent conduire à une prédominance à long terme de la population des paysans-chômeurs dans le premier cas, et à une prédominance de la catégorie des micro-entrepreneurs dans le second cas. Mesure du rôle des micro-entreprises dans la transition Que l’on se place du point de vue de leur nombre ou de la part qu’elles apportent au PIB, les micro-entreprises présentes dans le secteur des services occupent une place très importante dans l’économie polonaise, un peu moins dans l’économie roumaine. Cependant, si l’on examine la croissance « en volume » de leur valeur ajoutée, la question du poids des micro-entreprises devient plus controversée, même pour l’économie polonaise. Nous présentons alors une évaluation de la productivité apparente du travail dans les micro-entreprises de services, dans les sociétés de l’industrie manufacturière et les exploitations agricoles familiales. En conclusion, nous soulignons le biais éventuel introduit par les déflateurs des comptes nationaux dans l’évaluation de la contribution des micro-entreprises à la croissance du PIB polonais. – Une démographie dynamique : Les statistiques d’enregistrement de sociétés laissent souvent à désirer. Qu’en est-il dans nos deux pays? En Roumanie, on ne dispose que des données brutes du Registre des Entreprises. En revanche, la Pologne a fait un gros effort d’affinage de ses données : pour pallier les déficiences du Registre du Commerce officiel et apporter une information plus fine sur la démographie des micro-entreprises, le GUS a mis en place, depuis 1993, une enquête à partir d’un échantillon représentatif d’entreprises. Cette enquête lui permet en particulier d’estimer le nombre de micro-entreprises « actives », parmi les entreprises enregistrées. Ces estimations sont présentées dans le tableau 1 ci-dessous, et comparées à des données estimées grossièrement par les auteurs pour la Roumanie (noter que la population polonaise est approximativement le double de celle de la Roumanie). En Roumanie, il n’y avait pratiquement pas d’entreprises privées avant 1990. Après un démarrage rapide, la croissance annuelle du nombre d’entreprises s’est stabilisée à 6 % par an en moyenne. En Pologne, le nombre d’entrepreneurs officiellement recensés [[ A cette époque, la notion d’« entrepreneur » correspondait à un statut officiel. Bien entendu, il ne s’agit pas des activités privées illégales ou non enregistrées qui proliféraient à l’époque. Toutes les données qui suivent excluent les fermiers. ]] s’est régulièrement accru au cours des années quatre-vingt, passant d’un peu plus de 370 000 en 1980 à près de 700 000 en 1988. À partir de 1989, on relève une inflexion très marquée avec l’entrée en vigueur de la loi sur la libéralisation de l’activité économique de décembre 1988 : en l’espace de dix ans, de 1988 à 1998, le nombre d’entrepreneurs est passé de 700 000 à 1 600 000, soit 9 % en moyenne annuelle. Cette tendance a été renforcée par le très large succès remporté par la « petite privatisation », processus de transfert de propriété largement décentralisé, achevée fin 1992, qui a permis le passage au privé de quelque 200 000 unités (restaurants, points de vente au détail, etc.). ***TABLEAU 1 Micro-entreprises actives en Pologne et en Roumanie [[Source : pour la Pologne, GUS; pour la Roumanie, estimation des auteurs à partir des données de l’INSSE. ]] (voir la version PDF)*** Malgré un léger tassement entre 1993 et 1995 en Pologne, les micro-entreprises présentent un processus démographique très dynamique. Sur la base des travaux de Chmiel [[J. Chmiel, « Statistics of the entry of enterprises into a branch. Measurement problems and results of inquiry », CASE-CEU Working Papers Series, no 3, 1998. ]], on peut distinguer trois phases au cours de la transition polonaise. La période 1991-1992 est caractérisée par des taux élevés de création (35 à 40 %) et de destruction (20 à 25 %) de micro-entreprises, avec un solde très nettement positif, dans un contexte macroéconomique de profonde récession. Une phase de stabilisation suit, de 1993 à 1994, marquée par un fort recul du taux d’entrée, qui passe à 20-25 %, tandis que le taux de sortie reste élevé (17 %). Puis, une nouvelle phase d’expansion s’ouvre à partir de 1995, avec un taux de création qui remonte au niveau de 40 %, alors que le taux de destruction se réduit à 10 %. – Les micro-entreprises et la répartition des revenus : Le tableau 2 présente la répartition des PIB polonais et roumain (comparés à la France) en trois grandes composantes de revenus : taxes moins subventions, profits (excédent brut d’exploitation) et salaires. La production des ménages peut être mesurée par leur excédent brut d’exploitation ou « revenu mixte » (appelé ainsi parce qu’il s’agit à la fois d’un revenu du travail et d’un revenu de l’entreprise). Ce revenu mixte se compose de trois éléments principaux bien distincts : le revenu (excédent brut d’exploitation) des entreprises individuelles ; l’autoconsommation agricole (la production des lopins) ; les « loyers imputés » des logements occupés par leurs propriétaires. ***TABLEAU 2 – Répartition du PIB de la Roumanie, de la Pologne et de la France (% du PIB) [[Calcul des auteurs, d’après : INSEE, Romanian national accounts, 1998; GUS, Rachunki narodowe wedlug sektorów instytucjonalnych 1991-1997, 1999; extraits et tableaux des comptes de la Nation 1998; Banque mondiale, Rapport sur le développement dans le monde, 1996 et 1999. ]] (voir la version PDF)*** Le tableau montre bien l’importance de la production des ménages dans nos deux pays test, par rapport à la France (environ dix points de PIB en plus). Cependant, la composition de l’EBE des ménages est variée : le revenu mixte des entrepreneurs individuels représente une part voisine du PIB en Roumanie et en France, alors que la Pologne a une part beaucoup plus forte sur ce poste; en revanche, la Roumanie est la seule à avoir une auto-consommation agricole aussi forte (malgré une population de 3 millions d’exploitants agricoles en Pologne), et la France a la part la plus forte sur les loyers imputés. Le paradoxe des productivités Ce dynamisme et cette importance de la production des ménages sont cependant remis en cause par l’examen des comptes nationaux en volume : en effet, dans le cas de la Pologne entre 1993 et 1998, l’industrie manufacturière croît en volume à un rythme annuel moyen (+ 11,2 %) très largement supérieur aux services marchands (+ 3,5 %). Ce résultat se reflète dans le compte des ménages, dont la croissance annuelle de la production en volume est de 1,6 % en comparaison de 7,9 % pour les entreprises. Il y a là un contraste flagrant avec les résultats en valeur, qui font apparaître des taux de croissance des entrepreneurs individuels voisins de ceux de l’industrie manufacturière, et qui se traduisent par une stabilité de la structure du PIB en valeur au cours de la même période. L’examen des comptes nationaux polonais en volume conduit alors certains auteurs à imputer la croissance spectaculaire de ce pays exclusivement au dynamisme du secteur manufacturier [[ A. De Broeck/V. Koen, « The Soaring Eagle : Anatomy of the Polish take-off in the 1990’s », IMF Working Paper, WP 00/6, janvier 2000. ]]. Dans cette optique, les micro entreprises de services constituent un secteur à faible productivité, relégué au rôle d’éphémère protubérance économique servant exclusivement d’amortisseur social des réformes. Un examen plus approfondi des comptes de la Pologne montre cependant que le contraste entre les résultats en volume et en valeur est dû à une différence très marquée entre les taux d’inflation des deux secteurs, la croissance des services en valeur étant due presque exclusivement à la hausse des prix, contrairement à l’industrie. C’est que les déflateurs calculés par les comptables polonais prennent en compte un effet-qualité très important pour les produits industriels, alors que, par convention, les services sont considérés comme de qualité constante. L’inflation dans l’industrie reflète une amélioration de qualité assimilée à une augmentation des volumes produits, alors que l’inflation dans les services reflète une pure hausse de prix. Cette méthodologie – qui fait l’objet de controverses pour les pays développés ainsi qu’en témoigne l’analyse du rapport Boskin faite par Lequiller [[ F. Lequiller, « L’indice des prix à la consommation surestime-t-il l’inflation ? », Economie et Statistique, no 303, 1997, pp. 3-32. ]] – ne semble pas adéquate à la réalité du développement accéléré des services en Pologne et dans les pays en transition en général : la multiplication des types de services offerts par les micro-entreprises (en particulier dans le domaine des services aux entreprises) témoigne de l’erreur conceptuelle commise, en considérant que ce secteur produit « à qualité constante ». Il s’agit alors d’observer en priorité les données de production en valeur, plutôt que celles en volume, ce qui permet de comprendre pourquoi le secteur des services attire autant de nouveaux entrants et offre un revenu aussi élevé. Du point de vue des incitations, en effet, le choix entre un poste de salarié dans l’industrie ou le statut de travailleur indépendant repose notamment sur la comparaison du revenu mixte moyen des entrepreneurs individuels avec le salaire moyen distribué dans l’industrie. On pourrait s’attendre à ce que la rapide croissance du nombre d’entreprises individuelles s’accompagne d’une baisse relative du revenu des entrepreneurs du fait d’une concurrence renforcée. D’un autre côté, la rationalisation de la production des firmes de l’industrie s’est traduite par des gains de productivité importants, qui ont généré des hausses de salaire. Ainsi, on peut anticiper une convergence plus ou moins rapide du niveau moyen de ces deux types de revenu au cours de la transition. Duchêne, Rusin et Turléa [[G. Duchêne/P. Rusin/G. Turléa, « Entrepreneurship and Institutions in Transition », ROSES, Université Paris I, 2000, 38 pp. ]] ont calculé le revenu moyen des entrepreneurs individuels en Pologne et en Roumanie en rapportant le revenu mixte (hors agriculture) au nombre d’actifs pour qui cette activité constitue leur emploi principal (données de l’enquête emploi). Ce revenu moyen a alors été comparé au salaire moyen dans l’industrie manufacturière. En 1996, le revenu des entrepreneurs était en moyenne six fois supérieur au salaire moyen, et cela, dans les deux pays considérés; en 1999, ce ratio était passé à dix fois pour la Roumanie, alors qu’il avait baissé à quatre fois pour la Pologne. Tout d’abord, la persistance d’un ratio élevé encore aujourd’hui dans les deux pays laisse penser que le processus de ré-allocation de la main-d’œuvre est loin d’être achevé [[ En France, le même calcul conduit à un ratio revenu mixte par tête sur salaire industriel moyen de 1,2. ]], même s’il apparaît comme bien avancé en Pologne. Par ailleurs, la situation de la Roumanie semble beaucoup plus préoccupante puisque l’indicateur témoigne d’une ré-allocation de la main-d’œuvre qui s’effectue, non pas en direction des micro-entreprises dynamiques, mais vers les activités informelles de nature agricole qui occupent environ 40 % de la population active en 1999.

Conclusion

Le rapport entre le revenu mixte des entrepreneurs individuels et le salaire moyen dans l’industrie manufacturière constitue un indicateur particulièrement révélateur non seulement de l’état d’avancement de la transition dans un pays donné, mais aussi de son orientation vers une économie moderne, comme dans le cas de la Pologne, ou au contraire des difficultés qu’elle rencontre dans cette voie, dans le cas de la Roumanie. De ce point de vue, les obstacles institutionnels à l’innovation – tant la fiscalité des entreprises individuelles et familiales que l’organisation du marché du travail -jouent un rôle crucial dans l’orientation des pays en transition.