Introduction – FRANCE-ALLEMAGNE : DIALECTIQUE D’UNE RELATION ENTRE PARTENAIRES ET CONCURRENTS

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L’originalité des relations franco-allemandes ne tient pas seulement au fait qu’elles sont sans équivalent en Europe ou même dans le monde. De par leur structure étatique – Etat central d’un côté, Etat fédéral de l’autre – et leurs pratiques culturelles différentes dans presque tous les domaines, on serait presque tenté de dire que la France et l’Allemagne sont justement les deux pays d’Europe les moins destinés à travailler étroitement ensemble. L’idée d’un pouvoir d’Etat pyramidal, souvent reflétée dans l’organisation des entreprises, structure, certes schématiquement, la façon de travailler, de communiquer et de prendre des décisions en France. L’idée d’un pouvoir réparti sur un pied d’égalité à plusieurs niveaux, ainsi que celle d’un consensus nécessaire pour prendre une décision structurent d’une façon bien différente le travail et la communication en Allemagne, en politique aussi bien que dans l’entreprise. Et, pourtant, ces deux pays sont les seuls en Europe à être identifiés comme « couple », couple dont le « moteur » tombe en panne si le « tandem » qu’ils forment ne pédale pas dans la même direction ou à la même vitesse. Bien des métaphores ont été trouvées pour désigner la relation privilégiée entre la France et l’Allemagne, deux pays dont la bonne entente n’allait jamais de soi. En quoi cette relation privilégiée consiste-t-elle au juste ?

NATURE DE LA RELATION FRANCO-ALLEMANDE : PERMANENCE ET CONCURRENCE

La nature de la relation bilatérale développée par le couple franco-allemand a profondément évolué au cours des soixante dernières années. C’est précisément cette capacité à se réinventer et à s’adapter qui lui a permis de durer et de s’imposer tout en conservant une légitimité importante en Europe. La relation franco-allemande se caractérise avant tout par le développement d’une capacité de négociation quasi quotidienne entre deux pays, d’un dialogue constant, dans lequel les responsables nationaux aussi bien qu’une partie de la société civile sont impliqués, instituant ainsi de façon inédite une véritable « politique de conversation avec l’autre » (G. Tillion). Cette particularité de la relation franco-allemande et la multiplication des canaux d’échange aux niveaux économique, politique, social… a permis l’établissement d’une confiance renforcée, élément au combien décisif pour le développement des relations internationales.

Si la volonté portant cet élan réciproque était fondée sur la dynamique de la réconciliation dans les décennies d’après-guerre, elle repose principalement aujourd’hui sur l’entretien et l’approfondissement des réseaux de coopération et d’intégration créés entre la France et l’Allemagne, qui sont devenus indispensables au bon fonctionnement à différents niveaux de nos économies, de certains de nos projets politiques et surtout de l’Europe. Le thème de la coopération transfrontalière abordé par le deuxième article de cette rubrique en est l’un des exemples les plus aboutis. Cependant, si les autres membres de l’Union européenne (UE) contestent parfois un leadership franco-allemand trop prononcé en Europe – le « moteur franco-allemand » –, ils n’en reconnaissent pas moins son caractère indispensable pour le développement de la plupart des projets européens. Si la France et l’Allemagne ne peuvent faire progresser l’Europe à elles seules, rien ne peut cependant se faire sans elles. Leur importance économique et politique fait de la relation entre ces deux Etats un pivot essentiel de l’Europe.

Si le « processus » de négociation et de dialogue constant n’est pas fondamentalement remis en cause aujourd’hui, ses effets peuvent en revanche être plus ou moins parasités au cours de la « phase d’adaptation » réciproque des nouveaux responsables politiques de part et d’autres du Rhin. Toutefois, cette nécessité d’un « ajustement » et la dépression relationnelle qu’il entraîne en apparence constituent en fait des éléments récurrents de la relation franco-allemande. De ce point de vue, l’impact de la structure de l’Etat sur les mentalités est souvent sous-estimé. Le cas des deux nouveaux élus – G. Schröder en 1998 et N. Sarkozy en 2007 – démontre que, après chaque changement de gouvernement, il faut d’abord apprendre à se connaître et à se faire confiance, par-delà les visites symboliques et les phrases toutes faites sur la responsabilité commune de la France et de l’Allemagne en Europe. Cela correspond en partie à un apprentissage de la codécision dans certains domaines, à la capacité à faire exister le partenaire dans le cadre des processus politiques conduisant à des choix importants pour chacun, au-delà des impératifs strictement internes. C’est justement la projection vers les autres membres de l’UE de cette capacité de penser, vouloir et agir en commun et du socle de valeurs qui l’anime, qui est à même de renforcer la légitimité du couple franco-allemand à leur égard.

Cependant, les dissonances – même importantes – résultant de la phase d’adaptation des responsables récemment élus ne sont pas en mesure d’entamer la confiance que les deux Etats se portent. L’unilatéralisme politique ou la recherche ponctuelle de nouveaux partenaires privilégiés pour s’affranchir d’une relation parfois ressentie comme trop exclusive ne peut durer qu’un temps. Nombre d’intérêts convergents français et allemands à de multiples niveaux en subiraient trop de préjudices ; ils ramènent systématiquement les deux partenaires à un face-à-face afin d’assurer la compatibilité de leurs choix notamment en faveur de l’Europe. Autrement dit, l’« entente cordiale » n’est pas prête à remplacer l’amitié de deux nations, dont l’avenir se construit à l’échelle d’un continent.

Néanmoins, la confiance mutuelle des deux Etats partenaires n’empêche pas pour autant l’existence d’une certaine compétition ou même d’une concurrence. Cette concurrence se manifeste principalement dans le domaine économique. Au-delà de la constitution d’entreprises européennes intervenant dans des domaines stratégiques pour en faire des acteurs globaux, à l’instar d’EADS ou d’Airbus, la compétition est de plus en plus vive entre des groupes français et allemands dans le cadre de leur développement européen et international ; les entreprises ferroviaires, chimiques, pharmaceutiques… de chaque pays cherchent à s’imposer, parfois au détriment de leurs concurrents d’outre-Rhin. Cela étant, il serait erroné de considérer que cela puisse déstabiliser le couple franco-allemand. En effet, comme le souligne le professeur Uterwedde dans le premier article de cette rubrique, plutôt que de forcer la constitution de grandes entités économiques franco-allemandes ou de prôner un hasardeux « patriotisme économique », il conviendrait plutôt aujourd’hui d’orienter la relations bilatérale dans une perspective plus européenne, afin de contribuer « à l’attractivité et à la compétitivité du site de production européen ». Seul ce terrain permet un jeu à somme positive évitant l’exacerbation de la rivalité et la quête de leadership qui constituent nécessairement des sources de conflit inévitables.

LE FONDEMENT DES RELATIONS FRANCO-ALLEMANDES AUJOURD’HUI

On peut identifier cinq caractéristiques qui représentent la base des relations franco-allemandes, lesquelles se démarquent ainsi de toutes les autres relations bilatérales existantes.

Premièrement, une densité de réseaux et de liens, tant au niveau politique qu’au niveau de la société civile : après 1945, le rapprochement politique s’accompagna de la création d’une « infrastructure humaine » (jumelages de villes françaises et allemandes, au nombre de 2 300 aujourd’hui, échanges scolaires, création de comités d’étude et d’instituts, etc.)

Deuxièmement, la France et l’Allemagne sont les premiers partenaires commerciaux l’un de l’autre : 15 % des exportations françaises sont destinées à l’Allemagne, qui livre en retour 9,6 % de ses exportations en France. Les deux économies contribuent à elles seules à la moitié du PIB de la zone euro et à près de 40 % du PIB de l’Union européenne (et 7 % du PIB mondial !) ; 2 700 filiales d’entreprises allemandes existent en France et emploient environ 300 000 personnes, cependant que 2 200 filiales françaises sont implantées en Allemagne et comptent environ 470 000 employés.

Troisièmement, Les relations franco-allemandes reposent sur l’existence d’une « norme de coopération » avec le pays partenaire, norme qui découle du Traité de l’Elysée de 1963. Ce traité de coopération interétatique est unique en cela qu’il oblige les deux gouvernements à se consulter régulièrement « sur toutes les questions importantes de politique étrangère et en premier lieu sur les questions d’intérêt commun, en vue de parvenir, autant que possible, à une position analogue ». L’effet pédagogique que produisirent ce traité et les sommets bisannuels qui ont suivi s’avéra décisif sur le long terme, les générations politiques successives s’y étant scrupuleusement tenues. S’évertuer à trouver une position commune en Europe est devenu en quelque sorte le comportement approprié pour chacun des deux pays. Dans l’esprit de ce Traité, la création d’un Conseil des ministres conjoint en 2003, qui a remplacé, depuis, les sommets bisannuels jugés parfois trop médiatisés, constitue une singularité de principe originale du point de vue juridique : les actes de ce conseil des ministres franco-allemand obligent des deux côtés du Rhin les ministères concernés à mettre en œuvre dans leur droit interne ce qui a été décidé conjointement. Un tel engagement a nécessité un énorme effort de suivi interne des initiatives prises et de préparation du conseil suivant – travail qui représente, il est vrai, la critique principale faite à ce type de rencontre.

Quatrièmement, du point de vue stratégique, le bilatéralisme franco-allemand fait partie intégrante de la politique européenne de chacun des deux pays. A ce titre, toute initiative européenne unilatérale prise par l’un des deux partenaires provoque un refus instinctif chez le voisin. Deux exemples : les propos de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Joschka Fischer, en mai 2000, quelques semaines avant la présidence française de l’UE, équivalaient à un crime de lèse-majesté, non seulement parce qu’ils dessinaient une fédération européenne très concrète – en quelque sorte calquée sur le modèle allemand –, mais aussi parce que cette initiative n’avait pas été communiquée au gouvernement français auparavant. De même, l’idée d’une Union méditerranéenne proposée par Nicolas Sarkozy en 2007 et réitérée aussitôt, a profondément déconcerté le partenaire allemand : serait-ce finalement la preuve, se demandait-on à Berlin, que « le retour de la France en Europe » signifie celui des démarches unilatérales basées sur des intérêts nationaux ? Cinquièmement enfin, de ce bilatéralisme a émané ce qu’on a appelé le « moteur » de la construction européenne, image galvaudée à l’envie dans les discours politiques de part et d’autre. Cette image représente plutôt un mythe fonctionnel qu’une vérité propre. Toutefois, ce mythe continue d’exister et permet ainsi à l’UE de progresser, car il est évident qu’une concertation franco-allemande reste indispensable même si elle ne peut suffire, les négociations multilatérales devenant de plus en plus nécessaires dans une UE de 27 pays membres.

LA RELATION FRANCO-ALLEMANDE SELON A. MERKEL ET N. SARKOZY

Vue d’Allemagne, l’annonce présidentielle du 6 mai 2007 selon laquelle « la France est de retour en Europe » était plus que bienvenue après deux ans de piétinements dus aux séquelles du référendum négatif sur le Traité constitutionnel. Reste que, avec l’élection de Nicolas Sarkozy, à un moment où l’Allemagne s’apprêtait à finaliser sa présidence du Conseil européen, le gouvernement allemand a sous-estimé la volonté française d’illustrer ce retour par des actions concrètes. Il en allait ici comme du gouvernement français en 1998, lequel avait sous-estimé la volonté du chancelier Schröder de se démarquer de son prédécesseur et d’illustrer l’avènement d’une génération politique désireuse de chercher de nouveaux chemins et de nouvelles idées pour laisser son empreinte en Europe – par exemple en côtoyant Tony Blair. L’une des conséquences indirectes en fut… le drame du Sommet de Nice fin 2000, certains observateurs n’hésitant pas à parler, pour la première fois depuis des décennies, de vainqueurs et de vaincus dans la relation franco-allemande.

L’acte I du retour de la France en Europe se joua pendant le bouclage du Traité simplifié, lequel a permis de remettre l’UE sur les rails en la rendant plus gouvernable. Le travail effectué par le gouvernement allemand a été certes mis en avant par toutes les parties concernées, mais le lien de causalité selon lequel « la France voulait le Traité simplifié et aujourd’hui l’Europe a le Traité simplifié » a profondément agacé les responsables politiques outre-Rhin. De même, le rôle que s’est attribué la France lors de la libération des otages bulgares en Libye, préparée et négociée depuis des années par les services de l’UE avec un fort soutien du gouvernement allemand, a soulevé des questions sur la volonté du partenaire et voisin d’accepter les règles du jeu européennes. La « confrontation » entre le ministre des Finances allemand Peer Steinbrück – ancien ministre-président et, de ce fait, très sûr de lui – et le président de la République au conseil Ecofin à l’été 2007 a bien montré les difficultés et les différences de cultures. Si, pour reprendre Victor Hugo, la forme n’est rien d’autre que le fond qui remonte à la surface, alors il est caractéristique que le ministre allemand lui ait non seulement adressé la parole comme à un collègue, mais encore rappelé le respect du Pacte de stabilité et de croissance ainsi que les Critères de Maastricht. Le fait que le chancelier Angela Merkel – à la tête d’une grande coalition – n’ait pas aussitôt remis son ministre à sa place fut aussi significatif.

On retrouve ici la question du nécessaire apprentissage réciproque des gouvernants après leur élection. L’Union pour la Méditerranée, dont le changement de nom n’est pas fortuit, est un bon exemple de cet apprentissage à plusieurs niveaux. Premièrement, la France a besoin du partenaire allemand pour avancer substantiellement dans la construction européenne. Deuxièmement, la fonction régalienne du couple franco-allemand en Europe a été rétablie d’une façon presque classique : en partant de positions bien divergentes, les deux pays ont trouvé un compromis qui sera acceptable pour l’ensemble de l’UE. Certes, pour une intégration complète dans le processus de Barcelone – l’Allemagne ne cessait d’insister là-dessus –, le projet a dû être modifié et n’a presque plus rien de commun avec le projet initial de l’Union méditerranéenne. L’appréhension du gouvernement allemand – et de la Commission européenne – était qu’elle ne visât à la création de nouvelles institutions. En mettant l’Union méditerranéenne à côté de l’UE et en citant Jean Monnet et Robert Schuman dans son discours de Tanger, le Président de la République avait attisé cette crainte. Certes, l’eau et l’approvisionnement énergétique pourraient bien avoir la même importance pour la région méditerranéenne que le charbon et l’acier pour l’Europe des Six au début des années 1950. Toutefois, de nouvelles institutions n’allaient-elles pas concurrencer l’UE à la longue et créer ainsi une ligne de division en Europe ? Et puis, cet autre doute, jamais formulé ouvertement : la France cherche-t-elle à rétablir sa zone d’influence au sud de l’Europe, tandis que l’Allemagne s’est toujours occupée de l’Europe de l’Est ? La mise en œuvre du projet au sommet européen qui s’est tenu à Paris le 14 juillet 2008, au début de la présidence française de l’UE, a montré jusqu’à quel point il s’intègrera dans les structures communautaires, car il est également évident que le Processus de Barcelone, entamé en 1995, a besoin d’un nouveau souffle.

Et, pour en finir avec les affaires européennes, la Banque centrale européenne reste une sempiternelle pomme de discorde. Elle a été critiquée par la France, dont les exportations souffraient en raison du niveau jugé trop élevé de l’euro, mais l’Allemagne, où beaucoup d’entreprises ont délocalisé leur production hors de la zone euro, profite quant à elle de sa force. Sceptique par principe à l’égard d’un « gouvernement économique », idée traditionnellement chère à la France – notamment après le déclenchement de la crise économico-financière –, l’Allemagne renvoie aux statuts de la BCE, dont toute modification doit être décidée à l’unanimité des Vingt-Sept, ce qui – dans l’optique allemande – traduit déjà la futilité du débat en tant que tel.

UNE EVOLUTION SENSIBLE DES RELATIONS FRANCO-ALLEMANDES ?

Les différences politico-culturelles entre l’Allemagne et la France (méthodes de travail, processus décisionnel, communication politique, etc.) ont toujours existé et il est certes nécessaire de ne pas les sous-estimer. Lors de la crise financière par exemple, première inquiétude politique de tous les pays européens au dernier trimestre 2008, ces différences se sont manifestées de façon vive ; cependant, c’est trop souvent à travers ce prisme réducteur que la relation franco-allemande a été présentée. Ce sont moins les relations entre la France et l’Allemagne qui ont changé que les contextes européen et mondial, ce qui a occasionné des erreurs d’interprétation de la signification profonde de la relation entre les deux pays. Y contribue également la tendance de la presse, de part et d’autre du Rhin, à identifier le « couple » avec les deux personnages au sommet de chaque Etat. Le leadership franco-allemand en Europe, même si on lui prédit une perte de poids géopolitique dans une UE élargie à 27 Etats membres, demeure irremplaçable. Que ce leadership nécessite davantage de communication, davantage de travail de concertation et davantage de signaux de confiance à l’égard des autres pays membres qui peuvent se méfier de ce couple de « Grands » est par ailleurs une évidence.