Introduction

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Alors qu’elle est globalement en expansion et qu’elle a fait des progrès ces derniers temps dans la voie d’une certaine stabilité politique, l’Afrique continue néanmoins à connaître des crises qui mettent à mal ici ou là, au Sahara occidental ou au Mali, en Côte d’Ivoire ou au Soudan, la paix, au moins à l’échelle régionale. Ce qui caractérise un continent organisé sous la forme d’Etats-nations en coexistence les uns avec les autres est, en tout premier lieu, la faiblesse, parfois extrême, des Etats nouveaux nés du processus de décolonisation il y a pourtant déjà deux générations.

Le recours à la force, condamné par l’Union africaine, n’est toujours pas complètement exclu et beaucoup d’Etats africains restent exposés à des dangers que leur dispositif de sécurité n’est pas toujours en mesure de conjurer, comme le montre encore l’exemple de la Centrafrique ou de la RDC à l’heure où nous écrivons.

Faute d’équipements sophistiqués, du fait également d’une certaine sociologie qui fait des militaires un groupe social privilégié – une classe moyenne « avec des galons de colonel » selon Samuel Huntington –, bien des armées nationales ne constituent en réalité que des gendarmeries, souvent mal entraînées et destinées avant tout au maintien de l’ordre à l’intérieur des frontières. Quant aux groupes « rebelles », le terme recouvre dans sa généralité des réalités très différentes les unes des autres : par-delà cela, les « rebelles » apparaissent le plus souvent bien entraînés et décidés à tout ; ils ne connaissant aucun frein dans l’usage de la force et s’élèvent contre les autorités légales ; avec eux, le rapport de force cesse d’être numérique, des hommes relativement peu nombreux pouvant l’emporter sur des contingents beaucoup plus importants – et disposant, en théorie, du monopole de la violence.

De ce fait même, il existe maintes situations explosives qui devront faire l’objet d’analyses serrées dans les années qui viennent. Qu’on songe, par exemple, à l’armée du Polisario, sans cesse entraînée sans que le but qui lui est assigné soit clairement identifié, forte aujourd’hui de dizaines de milliers d’hommes et qui domine déjà la situation sur le terrain au nord de la Mauritanie, un pays marqué par la faiblesse de ses forces armées, et on imaginera les bouleversements politiques et territoriaux qui pourraient survenir à l’occasion d’une initiative de guerre que pourrait prendre l’un des protagonistes du conflit.

La situation au Nord-Kivu illustre cette instabilité non seulement des gouvernements, mais aussi des Etats, y compris de leurs frontières. La République démocratique du Congo, l’un des Etats africains les plus vastes et potentiellement les plus riches, est l’exemple même de la faiblesse des appareils d’Etat sur le continent. Le contrôle des autorités centrales sur le pays est très relatif, les citoyens congolais ont reconstitué par eux-mêmes une « société civile », finalement indépendante des autorités, y compris et d’abord dans l’immense capitale Kinshasa, et il existe à travers le pays des poches de prospérité où un capitalisme sauvage trouve son compte dans l’exploitation des ressources primaires, dans la région de Lubumbashi par exemple. Car l’Afrique est souvent victime de ses propres richesses, qui ne cessent d’attirer vers elle toutes sortes d’opportunistes, des sociétés occidentales aux aventuriers, des Etats émergents aux entrepreneurs chinois, chacun ayant son programme et son agenda propres. On parlera peut-être un jour d’une nouvelle ère coloniale, possiblement plus chaotique et localement plus anxiogène que la précédente.

Au Kivu, ce sont principalement des minerais rares (tungstène, étain, cobalt, coltan, cassitérite, tantale, or), qu’on appelle désormais les « minerais de guerre » ou parfois les « minerais de sang », qui attirent les convoitises, d’abord, semble-t-il, celles des Etats voisins qui, tel le Rwanda, ne semblent pas se satisfaire du principe arrêté jadis à Addis-Abeba pour stabiliser les frontières héritées de la colonisation.

Il faut bien comprendre qu’il y a un rapport inextricable entre le fonctionnement de l’économie mondiale et la situation sur le terrain, les minerais, souvent exploités dans des conditions proches de l’esclavage, étant, par des voies parfois difficiles à appréhender, indispensables à l’industrie électronique, comme, par exemple, pour certains d’entre eux, à la fabrication des téléphones portables. C’est dire que la régulation internationale des minerais de guerre est aujourd’hui essentielle et il est remarquable qu’avec le président Obama elle soit devenue un programme pour les Etats-Unis. Gwenaëlle Bras montre bien dans son article les difficultés d’un processus engagé sous la pression directe de la société civile, en l’occurrence spécialement les ONG de renoms ou l’Université californienne de Stanford.

Dans un système marqué par la complexité des procédures, la législation américaine constitue un résultat remarquable qui, faisant mentir l’altermondialisme, a placé Washington à l’avant-garde d’un futur contrôle auquel l’Union européenne devra elle-même se résoudre.

Des images terribles d’une ville comme Goma envahie par des soldats menaçants, sans pouvoir compter ni sur la protection des forces nationales, ni même sur celle de forces internationales déployées dans la région, de ces images qui n’épargnent pas au téléspectateur le viol et le pillage, au fonctionnement opaque de certains marchés internationaux, surgit la question vitale des régimes politiques africains. Si la démocratie a été érigée en objectif au début des années 1990, ce n’est pas seulement pour assurer un jour le respect des droits de l’homme, c’est aussi et surtout sans doute pour parvenir à une stabilité politique effective du continent. Tous les régimes reposant sur l’usage de la force sont voués à disparaître et les signes avant-coureurs en constituent durant des années la chronique annoncée. La démocratie ne saurait pour autant être seulement le résultat d’un vœu extérieur à la formation sociale et elle ne peut être acquise durablement que sur une base sociale authentique. A cet égard, les analyses classiques du régime démocratique ont depuis longtemps souligné le rôle central de la classe moyenne, tentée de préserver ses acquis, à l’opposé d’une classe possédante imbue de ses privilèges et de milieux déshérités, toujours à la remorque d’aventures populistes. Même si le lien entre la propriété et la démocratie est toujours resté problématique, la proposition d’un régime stable, garantissant des avantages relatifs de la classe moyenne, est récurrente d’un continent à l’autre. De la sorte, la question soulevée par Hélène Quenot-Suarez est pertinente, mais elle repose sur une définition a priori de la classe moyenne qui est incontestablement propre à l’Afrique. Sur un continent qui reste habité par une légion de déshérités, le seul fait de disposer d’un revenu qui garantisse un minimum de sécurité devient le critère de la classe moyenne, ce qui permet de faire apparaître un trait majeur de l’évolution sociale. Le facteur le plus favorable à une implantation durable de la démocratie en Afrique réside dans le fait que la jeunesse n’a pas d’autres objectifs, sauf à tomber sous la coupe de fanatiques, que de se doter des bases d’une vie sociale acceptable : se loger convenablement, disposer d’un minimum de moyens notamment pour se déplacer, jouir de la communication à l’échelle mondiale. A cet égard, le téléphone portable joue aujourd’hui un rôle fondamental dans la socialisation des gens, au point que c’est le premier objet de la civilisation technologique vers lequel s’orientent les désirs des plus démunis. On n’a certainement pas fini de mesurer cette révolution de la communication, assez comparable, à notre avis, à l’invention du feu.

De la sorte, la question d’Hélène Quenot-Suarez est parfaitement légitime, mais la réponse n’est pas pour autant univoque. Il n’y a pas de correspondance automatique entre l’évolution sociologique d’un système et les orientations politiques qui deviennent les siennes, au fil d’événements complexes. C’est tout l’intérêt de l’étude de Wotem Sompare de montrer les extrêmes difficultés d’une transition vers la démocratie, pourtant réussie en apparence. La Guinée, dont l’histoire est terrible depuis l’indépendance, avec le poids d’un stalinisme tropical et l’abandon perpétuel de tous les projets de développement, est aujourd’hui à la croisée des chemins dans une région, l’Afrique de l’Ouest, elle-même en proie à des facteurs d’autodestruction.

Certes, les dernières élections présidentielles, considérées comme une première sur le chemin de la démocratie, ont conduit au pouvoir une équipe de technocrates assez assurés d’eux-mêmes et qui ont remporté de premiers succès, avec, dans la ligne des recommandations du Fonds monétaire international qu’ils suivent scrupuleusement, l’aboutissement du point d’achèvement de la procédure réservée aux Pays pauvres très endettés (PPTE), donnant de nouveaux espoirs d’investissements étrangers, indispensables à la mise en valeur d’un pays plein de promesses, mais aujourd’hui prisonnier de l’extrême pauvreté.

C’est que la situation ne s’est pas stabilisée pour autant : les élections législatives n’ont pas eu lieu, faute d’un consensus sur leur organisation, et le système doit pour l’instant se contenter d’institutions provisoires, peu représentatives. Le facteur ethnique obère fortement une évolution encore imprévisible et les analyses de Wotem Sompare sont impressionnantes par leur précision. Elles ont l’avantage de montrer que, si dans son principe la démocratie ne se discute pas, ses modalités sont loin d’avoir été explorées dans tous leurs éléments. Les institutions de la V e République française ne conviennent pas à tous les pays africains, loin de là. La proposition d’une présidence tournante entre les principales ethnies, inspirée par l’histoire contemporaine de la Guinée, est à cet égard très significative. Il y a d’ailleurs à ce sujet un écart entre les réalités, un système social marqué par le déclin des ethnies et la multiplication des mariages interethniques, sans parler des évolutions religieuses, et les mythes, l’ethnie restant la référence pour ceux qui s’estiment victimes d’injustice.

Ce sera la tâche des gouvernants de définir un système évolutif qui permette d’assurer une évolution bien tempérée vers une démocratie effective. Bien d’autres pistes pourront être explorées, celle par exemple d’un bicaméralisme, présent dans une part majoritaire des Etats africains, qui permettrait, dans le cas d’une seconde chambre aux pouvoirs législatifs réduits mais sans laquelle on ne pourrait modifier la Constitution, de réserver aux ethnies un rôle résiduel dans la construction d’un Etat moderne.