ThucyBlog n° 19 – A propos de la commémoration du 75e anniversaire de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau

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Par Yves Boyer, le 16 mars 2020
Ancien Directeur adjoint de la FRS, ancien professeur à l’Ecole Polytechnique

Il y a 75 ans, le 27 janvier 1945, le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau était libéré par des unités de la 100ème division du 1er Front de Biélorussie de l’Armée rouge. De nombreuses commémorations ont eu lieu en janvier dernier, en Europe notamment, pour rappeler l’indicible, les crimes infâmes qui furent commis à une échelle jamais atteinte et où une violence diabolique a été dirigée contre le peuple juif. Auschwitz-Birkenau représente l’un des plus importants camps d’extermination de la Seconde Guerre mondiale. On estime que plus d’un million de personnes y trouvèrent la mort, la plupart d’entre elles parce qu’elles étaient juives. Elles furent assassinées dans des conditions abjectes par des hommes aux esprits détraqués et proprement sataniques.

La présence du souvenir

Les témoins directs des souffrances inimaginables qui furent imposées aux déportés se font de plus en plus rares et bientôt leurs voix se tairont. Seuls demeureront les témoignages écrits. Il convient parmi les multiples récits de relire ceux recueillis par Vassili Grossman qui, lors de commémorations ultérieures, devraient être lues dans les lycées de France. A elles seules elles valent tous les discours mémoriels. Ce grand écrivain, connu notamment pour son grand roman Vie et destin, Juif athée, communiste désenchanté qui, de 1941 jusqu’à la victoire, accompagna l’armée Rouge en tant que correspondant de guerre de la Krasnaïa Zvezda  (l’Etoile Rouge). Sa mère ne put échapper aux massacres des colonnes infernales des SS chargés de liquider les ghettos et qui sévirent dans sa ville natale de Berditchev, ce qu’il relate dans ses Carnets de guerre. Arrivé à Treblinka, où les traces du camp avaient en partie disparu, Grossman rencontre quelques survivants. Il en tire un récit dramatique qui fait littéralement entrer le lecteur en enfer. « Ces hommes nus auxquels on avait tout pris…arrivaient sur l’allée qui conduisait au lieu du supplice…ceux qui marchaient par-devant bras en l’air pouvaient voir des traces de pieds nus… Cette trace fragile était tout ce qui restait des milliers de gens qui étaient passés peu de temps auparavant…Tous, les bras levés, avançaient sous les coups de bâton, de crosse, de matraque, les SS lâchaient les chiens qui les déchiraient de leurs crocs…dans ce défilé funèbre le SS Zepf s’était spécialisé dans l’assassinat des enfants…il attrapait soudain un enfant et le saisissait comme massue pour rapper le sol de sa tête, soit il le déchirait en deux… Les femmes et les enfants qui venaient du Ghetto de Varsovie furent conduits vers les grils chauffés à blanc sur lesquels se tordaient des milliers de corps sans vie où les ventres des mortes enceintes éclataient sous l’effet de la chaleur tandis que les enfants auxquels il n’avait pas été donné de naître brulaient sur les entrailles ouverts de leur mère… ».

Les quelques centaines d’hommes, SS et Wachmänner (auxiliaires ukrainiens) qui « tenaient » le camp, sont parvenus à leur fin par le mensonge, la désorientation psychologique et la terreur. La plupart étaient des désaxés, des psychopathes comme le SS Sviderski, « l’as du marteau » qui en quelques minutes avait tué quinze enfants âgés de 8 à 15 ans ou encore Kurt Franz, le commandant du camp qui avait dressé son chien à mordre les parties génitales des déportés. La perversité de ces individus dépravés n’avait plus aucune limite, leur immoralité donnait libre cours au pire sadisme.

L’Holocauste fut organisé d’une façon méthodique et industrielle par des hommes médiocres aux apparences ordinaires. C’est ainsi, par exemple, que l’amoncellement de cadavres imposait leur élimination rapide. Il y fut répondu comme si l’on avait eu à résoudre un simple problème de nature industrielle, par l’arrivée d’Allemagne d’un spécialiste des fours qui, avec son équipe, présida à la construction de trois ensembles qui, nuit et jour ont réduit en cendres les corps suppliciés de centaines de milliers d’hommes, femmes, enfants et vieillards.

L’importance de la mémoire

Le massacre des innocents exige qu’à jamais il soit fait mémoire de la Shoah. Ce qui est arrivé à Auschwitz-Birkenau, Maidanek, Sobibor, Chelmno, etc. interpelle toute l’humanité. Avec la Shoah, existe en effet une dimension qui dépasse le drame subit par le peuple juif et qui concerne l’humanité toute entière, celle d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Grossman y fait allusion. C’était comme si, pour reprendre une image empruntée à la Kabbale spéculative, la pierre scellant l’autel du Temple à Jérusalem qui, d’une façon métaphorique, protège le genre humain contre les éléments chaotiques et isole la terre des puissances néfastes, s’était soulevée. Elle laisse alors, toujours selon la métaphore, s’échapper les puissances infernales assistées sans difficulté par les pires des hommes. Des désaxés qui assouvissent leurs pulsions les plus néfastes et les plus morbides.

A ce titre la Shoah, représente à la fois une horreur absolue pour le peuple juif, mais appartient aussi à l’histoire de tous les peuples en tant que reflet d’une humanité qui peut devenir corrompue, perverse et folle. Sa commémoration devrait être, à ce titre, aujourd’hui que les derniers témoins disparaissent, élargie pour s’étendre à toutes les nations. Les hommes qui ont commis ces crimes contre l’humanité étaient certes des nazis mais plus encore beaucoup étaient d’effrayants psychopathes aux apparences ordinaires. Hier comme aujourd’hui, les dérèglements des passions humaines qui ont abouti à des horreurs jamais atteintes à un tel degré dans l’histoire humaine peuvent réapparaitre aux quatre coins de la terre.

Auschwitz pourrait-il être annonciateur de massacres ultérieurs ? Personne ne souhaite poser cette question et détourne son regard devant une telle hypothèse, mais le fait qu’il ait pu exister est suffisamment angoissant et troublant pour que l’on n’esquive pas la question de sa renaissance, un jour peut-être, et sous d’autres formes. En conjurer la répétition par des actions mémorielles avec la dénonciation du nazisme et de la haine de l’autre ne peuvent plus désormais, à elles seules, garantir que l’humanité en soit prémunie à jamais. Ce dont il s’agit touche le dérèglement de toute chose dans la cité humaine, c’est-à-dire l’anomie [anomos]. C’est pour cela qu’il devrait être envisagé dans le cadre des Nations Unies par exemple, en tout cas dans celui de l’Union européenne, une contrition universelle pour enseigner aux peuples les cataclysmes auxquels peuvent arriver des hommes dépravés et immoraux auxquels une parcelle de pouvoir est confiée. Les nouvelles générations seraient ainsi instruites en leur rappellant qu’il y a une part essentielle de choix moral dans la citoyenneté. Relisons à nouveau Grossman : « ce qui doit nous horrifier ce n’est pas que la nature donne naissance à des dégénérés de ce genre,….c’est que ces créatures dignes d’être mises à l’isolement, étudiées comme des phénomènes relevant de la psychiatrie, existent dans certains Etats en tant que citoyens actifs ».