ThucyBlog n° 24 – Paix guerre, Relire Beaufre aujourd’hui

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Par Hervé Pierre, le 2 avril 2020

Pierre Hassner l’écrivait en 2015 : il faut relire le général Beaufre[1].

Certes… mais l’officier mort en 1975 est peu ou mal connu. A cela probablement deux grandes raisons.

La première tient au fait que le livre qui fait sa notoriété (relative), au point d’écraser la totalité de ses autres productions, est paradoxalement le premier, le plus court et celui qu’il n’avait conçu – comme son nom l’indique d’ailleurs – que comme une simple introduction. Cette Introduction à la stratégie[2], qui est devenu un véritable bréviaire pour les apprentis stratèges, n’est en réalité « que » le manifeste de lancement de l’Institut français d’études stratégiques qu’il fonde en 1963, et plus largement qu’une invitation à entrer dans une nouvelle ère de la pensée stratégique. Sont désormais quasi-oubliés les quatorze autres livres du penseur, une centaine de conférences et plus de deux-cents articles. Pour le dire autrement, ceux qui prétendent connaître Beaufre sont le plus souvent restés à contempler la vitrine (conceptuelle) mais ne sont jamais entrés dans le magasin pour farfouiller dans le bric-à-brac des objets qui composent son modèle. Il y a des exceptions, bien entendu, mais la grande majorité de ceux qui citent Beaufre, au pire ne l’ont pas lu, au mieux ne l’ont pas compris.

La seconde raison est davantage liée au contexte dans lequel évoluait le penseur. Si avec son livre au titre éponyme, Raymond Aron marque en 1963 le climax d’un « Grand débat » centré sur la question du nucléaire militaire, les premières réflexions ouvertes sous la IVème République sont closes avec la publication du premier Livre blanc sur la défense en 1972. En réalité le débat « se refroidit » très brutalement à partir de 1966, à mesure que les décisions d’organisation des armées sont prises ; à bien des égards, la voix de Beaufre –  voie alternative dans le concert des propositions –  devient progressivement discordante et finalement pour partie inaudible alors que se cristallise un modèle qui perdurera jusqu’en 1994, année du second livre blanc. Le général n’en était pas dupe, qui s’était battu contre les restrictions de ressources imposée à son institut à partir de 1966. Quelques mois avant sa mort, et alors qu’il vient d’être reçu à l’Elysée par Valéry Giscard d’Estaing, il écrit aux adhérents de l’amicale des saint-cyriens dont il est le président : « comme vous le savez, j’ai abouti à un certain nombre de conclusions qui me paraissent cohérentes, mais qui j’en suis persuadé, ont très peu de chances d’être admises parce qu’elle sont trop radicales et entraîneraient de trop grands changements aux habitudes[3] ».

Affirmer que Beaufre mérite d’être lu aujourd’hui ne signifie nullement qu’il faille pour autant abandonner tout sens critique, et certaines des propositions du général sont soit manifestement périmées, soit étaient déjà à l’époque largement discutables. Mais ce qui pouvait apparaître comme totalement « hors sujet » au début des années 70 peut, nous semble-t-il, offrir des clefs de lecture intéressantes pour penser le monde cinquante ans plus tard, en 2020. Au risque d’être schématique – mais le format de ce papier l’impose – ces clefs de lectures pourraient se regrouper en trois grandes propositions. Pour filer la métaphore médicale, chère à Beaufre, la première relève du diagnostic, la seconde du remède général et la troisième est la déclinaison du système de défense (immunitaire) en une variété de posologies possibles.

Diagnostic

La première proposition de Beaufre, formulée dès 1939, est de dépasser les catégories juridiques de « paix » et de « guerre » pour penser « paixguerre », c’est-à-dire pour jauger les situations à une certaine « allure » entre deux polarités théoriques. Non pas pour s’affranchir de ces catégories protectrices du droit, mais pour accepter qu’il puisse exister en pratique un tiers et que ce tiers s’impose comme le cas d’usage le plus fréquent. Le modèle, qui s’appliquait assez bien au cas particulier de la Guerre froide, reste aujourd’hui particulièrement pertinent, en témoignent les appellations qui fleurissent dans la presse « de demi paix », « paix imparfaite », « guerre larvée » ou « guerre cancer ». « Nous menons des guerres dans lesquelles on ne signe pas de paix » déclarait ainsi sans détour le général François Lecointre, chef d’état-major des armées, en juillet 2019[4]. Voilà qui pose aussi, de facto, la question de savoir comment et surtout quand « finir » une guerre… A défaut de victoire pour distinguer l’état de paix de l’état de guerre, c’est en conséquence un certain niveau « acceptable » de conflictualité en-deçà duquel il faudra estimer que l’engagement ne se justifie plus ou qu’il peut progressivement se réduire.

Remède général

La seconde proposition est la réponse à apporter à ce diagnostic. En situation de paix-guerre, l’approche ne peut-être que globale : la solution militaire n’est qu’une partie du problème et pas toujours, voire très peu souvent, la plus importante. Dans l’esprit du penseur ce caractère « menant » ou « concourant » de la dimension militaire est ce qui distingue à un niveau macro « stratégie directe » et « stratégie indirecte ». La très mal-nommée « stratégie totale » que propose Beaufre, en utilisant un qualificatif emprunté à Ludendorff[5] (ce qui lui sera longtemps reproché), n’est finalement pas si éloignée de la comprehensive approach développée par l’OTAN au début des années 2000. Elle n’est pas non plus sans évoquer l’actuelle stratégie « 3 D » – pour défense, diplomatie et développement – voulue par le Président Macron pour trouver une sortie de crise au Sahel. Comme le soulignait à juste titre, Claude Le Borgne, Beaufre est sans doute l’un des premiers « intégralistes[6] », de ceux qui pensent très tôt que face à la complexité des situations (au sens étymologique de « tissé ensemble »), il faut mobiliser, hiérarchiser et coordonner tous les outils disponibles, diplomatique, économique, informationnel, militaire….et la liste n’est pas close.

Posologie

Enfin, alors même que les partisans de l’Ecole française – au premier rang desquels Gallois – estiment que la toute puissance nucléaire française disqualifie toute forme d’agression[7], Beaufre continue de penser la menace dans son spectre le plus large. Pour y faire face, il propose ce qui s’apparente alors à une hérésie pour les tenants du dogme : un double élargissement du concept de dissuasion. Elargissement « horizontal » au sens où Beaufre articule l’existence de la force de la force de frappe française à la participation à un système d’alliances ; élargissement « vertical », puisque la dissuasion nucléaire est soutenue par une dissuasion conventionnelle, elle-même portée par une dissuasion dite « populaire ». Dans le premier cas, la conférence d’Ottawa en 1974 lui a donné raison, en reconnaissant la contribution française à la dissuasion globale de l’OTAN; dans le second, l’étude du niveau « populaire » a conduit le stratégiste à penser la résilience de la nation, à proposer une réforme du service national pour le rendre plus court, plus opératoire, plus universel et à décrire ce que pourrait être une garde nationale ». L’actualité lui a depuis largement donné raison (Garde nationale après 2015, projet de SNU après 2017…) jusqu’au dernier discours défense du Président de la République, le 7 février dernier[8], qui défend deux inflexions de la sacro-sainte doctrine de Dissuasion : sa place dans l’Europe de la défense et son articulation avec le niveau conventionnel….Fermez le ban !

« J’ai essayé de (…) rationaliser les diverses conceptions de la stratégie » écrivait Beaufre à Liddell Hart en janvier 1963[9]. Car au-delà des propositions concrètes formulées à une époque où elles étaient inaudibles, le principal apport du général réside peut-être dans cette méthode d’assemblage, qui dépassant les querelles de chapelle, propose de combiner des outils d’horizons très différents, jusqu’à chercher à réconcilier Clausewitz et Liddell Hart. Sa pensée, jugée parfois trop conceptuelle, s’exprime en réalité en un véritable créole stratégique offrant les mots pour penser une très grande variété de situations.

Plus encore qu’hier et certainement moins que demain, il est grand temps de (re)lire Beaufre.

[1] Pierre Hassner, « Les transformations de la guerre », La guerre en question, Lyon, PUL, 2015, pp.35-53.

[2] André Beaufre, Introduction à la stratégie, Paris, Hachettes Pluriel, 1998 [1963],

[3] André Beaufre, Editorial, Le casoar, n°55, septembre 1974, p.7.

[4] Général François Lecointre, Le Monde, 12 juillet 2019.

[5] Erich Ludendorff, La guerre totale, Paris, Perrin, 2010.

[6] Claude Le Borgne, La guerre est morte…mais on ne le sait pas encore, Paris, Grasset, 1987, p.244.

[7] A titre d’illustration, lire Pierre Marie Gallois, L’adieu aux armées, Paris, Albin Michel, 1976.

[8] Discours du Président de la République, Emmanuel Macron, le 7 février 2020 à l’Ecole militaire.

[9] Lettre de Beaufre à Liddell Hart au sujet de l’Introduction à la stratégie, 18 janvier 1963, King’s College, Fonds Liddell Hart, LH 1/49/115