« L’influence française sur le droit international » par Serge Sur

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Discours introduit par Georges-Henri Soutou et prononcé par Serge Sur devant l’Académie des sciences morales et politiques le lundi 7 octobre 2019. Le texte intégral, présenté ici, est également consultable sur le site internet de l’Académie.

 

Allocution de présentation de Serge Sur

par M. Georges-Henri Soutou, Président de l’Académie

 

Monsieur le professeur,

Votre nom vient à l’esprit assez instinctivement lorsqu’il est question de relations internationales, au point qu’au moment de composer le programme de cette année la question n’était pas tant de savoir si j’allais vous inviter, mais plutôt à quelle date et pour traiter de quel sujet. Je ne suis pas le premier à faire appel à votre expertise. Dans les dernières années, vous êtes d’ailleurs déjà intervenu devant notre Compagnie ; en 2012, à l’invitation de Mme Marianne Bastid-Bruguière, pour vous interroger sur le devenir de la souveraineté des États ; toujours la même année, dans le cadre d’un Entretien académique consacré à la relecture de Paix et guerre entre les nations d’Aron, cinquante ans après sa publication. Vous avez également été couronné par deux fois par un prix de notre Académie : en 1995, vous avez reçu le Prix Limantour pour la première édition de votre précis Droit international public, écrit avec Jean Combacau, paru dans la collection des Précis Domat, dont vous avez pris depuis la direction, aux Éditions Montchrestien. Un second prix a récompensé, en 2008, l’Annuaire français des Relations internationales, publication monumentale que vous dirigez depuis presque vingt ans : votre travail a ainsi reçu l’un des Grands Prix Édouard Bonnefous de l’Institut, sur proposition de notre Académie.

Bien que vous soyez donc déjà bien connu de la plupart de mes confrères et reconnu par eux, je vais néanmoins présenter succinctement votre parcours.

Après des études à la Faculté de droit de l’université de Caen, dont vous êtes docteur en 1970, vous êtes chargé de cours à la Faculté de droit d’Alger (1970-1972) puis de Caen (1972-1974). Assistant puis Maître assistant de droit public dans cette même université (1974-1977), vous décrochez l’agrégation de droit public en 1976 et êtes élu, dans la foulée professeur à l’Université de Rennes I. En 1981, vous rejoignez, comme professeur, l’université Paris X-Nanterre. Vous y enseignez jusqu’en 1986 et y créez et dirigez le Centre de Droit International de Nanterre (CEDIN). Au cours des dix années suivantes, vous êtes directeur adjoint de l’Institut des Nations Unies pour la recherche sur le désarmement (UNIDIR) à Genève. Dans l’intervalle, vous êtes élu en 1989 professeur à l’Université Panthéon-Assas. Dans ce cadre, vous avez créé en 1999 et dirigé ensuite le Centre Thucydide – Analyse et recherche en relations internationales ; vous y avez également fondé, en 2000, le Master Relations internationales. Vous êtes professeur émérite depuis septembre 2012.

En dehors de votre service ordinaire, vous avez enseigné à l’IEP de Paris, à l’Ecole nationale d’administration et à l’institut des hautes études internationales à Genève. Vous avez aussi été professeur invité à l’université de Genève et au Boston College Law School. Vous avez accompli de nombreuses missions à l’étranger : en Algérie, au Bénin, en Mauritanie, en République Centrafricaine et au Vietnam.

A l’Académie de droit international de La Haye, vous avez été successivement directeur d’études (section francophone) en 1984 ; chargé d’un cours spécial en 1998 ; directeur (francophone) du Centre de recherche en 2006 et enfin chargé du cours général de droit international public en 2012. Vous consacrez votre cours cette année-là à « la créativité en droit international ».

Vous avez également contribué à la création de la revue bimestrielle Questions internationales de la Documentation française, dont vous êtes rédacteur en chef depuis 2003. Vous êtes Consultant auprès du ministère des Affaires étrangères, à la Direction des affaires juridiques et au Centre d’analyse et de prévision stratégique. Vous avez été à deux reprise membre du Conseil de la Société française pour le droit international (SFDI) et secrétaire général de notre éphémère Association des internationalistes. Vous avez enfin été Juge ad hoc à la Cour internationale de Justice de La Haye de 2009 à 2012 dans l’Affaire relative à des questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader opposant la Belgique et le Sénégal,

Vous êtes l’auteur de 24 ouvrages, parmi lesquels 6 dont vous avez assuré la direction. La plupart d’entre eux sont consacrés au droit public international et aux relations internationales ; d’autres sont dans le domaine du droit constitutionnel et des sciences politiques, dont deux consacrés aux campagnes présidentielles de 2002 et de 2017. Vous avez même consacré un ouvrage au cinéma — Plaisirs du cinéma. Le monde et ses miroirs (2010) — préfacé bien évidemment par notre confrère Jean Tulard. Je retiendrai une dizaine de titres :

  1. L’interprétation en droit international public, 1974
  2. La coutume internationale, LITEC, 1990
  3. Vérification en matière de désarmement, 1998,
  4. Le Conseil de sécurité dans l’après 11 Septembre, 2005
  5. Terrorisme et droit international, 2007
  6. Un monde en miettes. Les relations internationales à l’aube du XXIe siècle, 2010
  7. International Law, Power, Security and Justice, 2010
  8. Les dynamiques du droit international, 2012
  9. Les aventures de la mondialisation. Un monde en miettes, 2014
  10. La créativité du droit international, 2014.

Il est temps de vous laisser la parole. Longtemps le droit international a été largement dominé par la langue et le droit français. Ces temps sont depuis longtemps révolus, mais pour autant la France demeure un acteur dans l’élaboration et l’évolution du droit international. Vous allez maintenant nous exposer quelles sont les modalités d’influence de notre pays, les défis qu’il doit relever, les succès qu’il remporte et ses éventuels échecs.

Je vous donne la parole.

L’influence française sur le droit international

par Serge Sur,
Professeur émérite à l’université Panthéon-Assas,

rédacteur en chef de Questions internationales

Le droit international ne concerne qu’une partie de l’action extérieure de la France. Mais c’est une partie importante, et une partie grandissante. L’une des difficultés du sujet est de le traiter de l’intérieur. Or, comme le rappelait Spinoza, la bougie n’éclaire pas sa base. Essayons cependant. Afin d’en préciser les éléments, quelques remarques préalables s’imposent.

–   Il convient en premier lieu d’indiquer en quoi consiste le droit international. Il en existe nombre de définitions. Pour certains, le droit international comprend l’ensemble des normes qui régissent l’humanité tout entière, c’est un droit des gens, un droit commun qui concerne aussi bien les relations interindividuelles que les rapports entre groupes constitués, dont les Etats. Pour d’autres, il se limite au droit positif, droit volontairement posé par les Etats pour régir leurs relations. Il est donc un droit interétatique, qui se distingue des droits nationaux. Il est variable suivant l’intensité des relations qu’entretiennent entre eux les Etats. Il ne comprend qu’un nombre limité de règles générales, applicables à tous. Entre les deux définitions, existent diverses variantes.

Le juge de paix est le Statut de la Cour internationale de Justice. Pourquoi lui ? parce qu’il est nécessaire qu’il indique à la Cour quel droit elle doit appliquer, et c’est le droit international. Ce Statut nous indique donc en quoi consiste le droit international. Que dit-Il ? Que la Cour applique (1) les conventions internationales expressément reconnues par les Etats en litige ; ces conventions sont également appelées traités ; (2) la coutume internationale « comme preuve d’une pratique généralement acceptée comme étant le droit » ; (3) les principes généraux de droit « reconnus par les nations civilisées ». Entre conventions et coutumes, pas de hiérarchie. En revanche, les principes généraux n’interviennent qu’à titre complémentaire. Les conventions fixent des règles écrites, la coutume et les principes généraux sont par définition non écrits et résultent donc d’une construction intellectuelle, opérée soit par un juge soit par les Etats eux-mêmes.

On ne trouve en droit international ni constitution ni code. Sa colonne vertébrale repose cependant sur une vingtaine de grands traités multilatéraux, proches de l’universalité, dont la Charte des Nations Unies est l’archétype. Quant à la coutume, elle structure plus généralement la société internationale, avec notamment le statut de l’Etat. Elle seule contient les règles universelles, liées au statut de l’Etat. Elle donne son unité au droit international.  Elle est sa grammaire et son le vocabulaire, dans la mesure où la plupart des concepts juridiques internationaux sont d’origine ou de nature coutumière. Il arrive qu’elle se superpose aux traités, et qu’une même règle soit à la fois conventionnelle et coutumière, ce qui lui permet de lier les Etats non parties aux conventions en cause.

On peut observer que le droit international ne comporte ni objet particulier ni idéologie donnée. C’est un instrument. Il est neutre. Son contenu est constitué par l’ensemble des normes conventionnelles et coutumières. La seule restriction est qu’il doit provenir des Etats, directement ou indirectement. Mais sous cette condition il peut être universel, régional comme pour les traités européens, ou bilatéral. Il peut ne concerner que les rapports interétatiques ou régir les relations interindividuelles. Il peut être un droit privé des Etats ou un droit public des peuples. Il peut aussi créer de nouveaux sujets et acteurs de droit, comme les organisations internationales.

Cette diversité se retrouve avec ses techniques : il est contractuel avec les conventions, consensuel avec la coutume, autoritaire avec les actes unilatéraux – par exemple les résolutions obligatoires du Conseil de sécurité, mais aussi les décisions des juridictions internationales.

–    Une deuxième remarque préalable consiste à observer que la France est un Etat qui croit au droit international. Ce pourrait sembler une platitude. Mais il existe, même aujourd’hui, nombre d’Etats, et parmi les plus grands, qui ne lui paient qu’un lip service et ne le reconnaissent que lorsqu’il sert leurs intérêts. C’est particulièrement vrai du droit de la sécurité, qui est aussi un droit de la paix et de la guerre. Le Moyen-Orient est par exemple une région qui laisse l’impression d’être un tombeau du droit international.

Ce droit doit en outre faire face à un certain scepticisme de l’opinion publique. Même pour la France, on connaît voici un siècle l’anecdote du dîner entre Clemenceau et Wilson lors de la Conférence de la paix. « Vous voyez ce poulet ? » dit Clemenceau à Wilson qui lui vantait les beautés de la paix par le droit, en désignant le poulet rôti qui leur servait de plat : « Il croyait au droit international ». Mais il parlait de la sécurité et des garanties qu’il voulait obtenir. Aujourd’hui, ce dialogue aurait lieu à fronts renversés.

La situation a changé aussi bien pour ce qui concerne la place du droit international en droit interne que pour son activité juridique internationale. La France participe très largement aux conventions internationales et les applique généreusement en droit interne. C’est particulièrement le cas pour le droit européen, qui est une branche du droit international. Mais cette confiance dans le droit ne s’y limite pas, et l’on sait que la législation interne reprend de plus en plus diverses formes de normes internationales. Ceci pour le volet intérieur.

Il y a aussi un volet extérieur. Il suffit de consulter le rapport annuel d’activité de la Direction des affaires juridiques du Quai d’Orsay pour se convaincre de la diversité des terrains de son intervention et des registres de son action. Elle est devenue une des directions essentielles du ministère, elle a vocation à couvrir l’ensemble des relations extérieures, à leur assurer cohérence et continuité dans le cadre de la conception française du droit international. Depuis 2018, existe au sein du ministère un Comité directeur des affaires juridiques qui regroupe les principaux directeurs du Département.

–   Conception française : comment la résumer ? c’est une troisième remarque préalable. Un premier élément est que la France est une puissance statu quo, satisfaite dans l’ensemble de l’état actuel du droit international, par lequel ses intérêts et son rôle sont reconnus et préservés. Elle n’a pas sur le plan juridique de revendications particulières. Dans une certaine mesure, la France est juridiquement une puissance conservatrice. C’est le versant juridique de sa posture politique internationale, de puissance d’équilibre, de recherche de l’harmonie. Au fond, elle aspire à être un fair power, une puissance raisonnable. Bien sûr, le propos est à nuancer et j’aurai l’occasion d’y revenir.

Le second élément est sa préférence pour le droit écrit. Cela se marque par exemple par la difficulté qu’éprouvent les juges internes à reconnaître et appliquer la coutume, alors même qu’ils sont de plus en plus ouverts au droit international, ou encore que la France ne considère pas comme obligatoire le Soft Law, des normes rhétoriques et médiatiques provenant pour la plupart d’organisations internationales. Ces normes se sont beaucoup répandues ces dernières décennies et tendent à brouiller la distinction entre droit positif et discours juridique.

–   Une dernière observation a trait à la manière de considérer le droit international. Si l’on veut analyser l’influence française, il faut distinguer suivant l’approche que l’on en a. Au fond, on peut distinguer trois approches possibles : celle des légistes, celle des juristes, et une troisième qui est la plus difficile à qualifier – comme on voudra celle des justes, ou des prophètes, ou des visionnaires, ou des sages. Cette approche, je propose ici la dénommer par le terme de publicistes. Comment les caractériser et les singulariser ?

Les légistes sont en quelque sorte des juristes organiques, au service de l’Etat dont ils défendent les positions. Ils contribuent aussi à éclairer l’Etat sur les contraintes et les possibilités que lui offrent ses engagements internationaux. Ils l’aident ainsi à définir sa politique juridique. C’est un premier registre de l’influence française. Viennent ensuite les juristes, en principe indépendants, qui analysent le droit, le systématisent, peuvent en faire la théorie. Ils peuvent aussi critiquer la politique juridique des Etats, proposer un autre droit. On les trouve principalement dans les centres de recherche et les universités. Ils représentent la doctrine. La question ici est de savoir si la doctrine juridique française peut influencer le droit international. Restent enfin les justes, les prophètes, les visionnaires, les sages, les publicistes, ceux qui réfléchissent, écrivent, agissent sur les affaires publiques. Ils recherchent le bon droit et militent pour sa reconnaissance par les autorités, par l’opinion, par la doctrine, par les divers canaux qu’ils peuvent utiliser. La France est riche de cette approche du droit international. On y consacrera donc un troisième point.

J’ai dit qu’il s’agissait de trois approches différentes. Cela ne correspond pas nécessairement à trois catégories de personnes ou d’esprits. Les mêmes peuvent, suivant les circonstances ou selon les moments, être alternativement ou successivement légistes, juristes, militants pour un autre droit international, ou pour un droit réformé. Mais les registres et les canaux de leur influence sont très différents, de même que leur influence elle-même. Et si l’on veut résumer ces trois registres d’influence, on pourrait dire que les légistes ont une influence politique, les juristes une influence professionnelle et les publicistes une influence intellectuelle.

L’influence des légistes

Ils sont donc chargés de mettre en forme la politique juridique de l’Etat, de soutenir ses thèses dans les instances internationales. S’il s’agit de réformes, les légistes doivent veiller à ce qu’elles soient en cohérence avec la conception générale du droit international que retient l’Etat. Par là ils exercent une influence, non seulement sur les engagements de l’Etat, mais aussi sur les négociations internationales. Ils ne les dirigent pas, elles relèvent des politiques et des diplomates, mais leur rôle touche à la substance même du droit.

1.-   J’ai déjà souligné l’importance de la Direction des affaires juridiques du Quai d’Orsay. D’autres ministères intervenant sur le plan international ont également de telles directions, notamment le ministère des armées, et cette direction a vu son rôle également accru. Le rôle du droit dans les opérations extérieures est en effet très important, encore plus lorsqu’il s’agit d’opérations internationales menées par exemple sous l’égide de l’ONU.

A côté de ces instances nationales, il existe nombre d’organisations internationales, généralement dotées de services juridiques. La présence de Français en leur sein est importante, elle a un effet de milieu, elle devient un élément de la culture juridique de la direction. Sur ce point, il existe des données quantitatives, le nombre de ressortissants français, mais il n’est pas nécessairement le plus significatif. D’une part les Français ont comme caractéristique, lorsqu’ils sont fonctionnaires internationaux, de se dénationaliser – ce qui n’est pas le cas de tous les fonctionnaires internationaux. D’autre part, dans la lutte pour le droit, la lutte d’influence que se livrent le droit continental et la Common Law, les Français ne sont pas seuls à défendre la conception romano-germanique qui est la leur : nombre d’Européens le font, ainsi que les pays non Européens francophones. Pour tenter de mesurer l’influence de la France, il convient de distinguer le plan universel et le plan européen.

 2.-   Sur le plan universel, force est de reconnaître que cette influence est en déclin, avec de beaux restes. Au-delà du droit des affaires, depuis longtemps dominé par les régulations anglo-saxonnes, le droit international pénal est un exemple caractéristique.

2.1     Lorsque, au début des années 90, le Conseil de sécurité a institué des tribunaux pénaux spéciaux, pour l’ex-Yougoslavie puis pour le Rwanda, la question a été posée de la procédure qui serait appliquée. Or le choix a été favorable à la procédure accusatoire, de type anglo-saxon, contre la procédure inquisitoire, de type français. Dans le même esprit, on a exclu le jugement par contumace, ou par défaut, en l’absence de l’accusé. Il aurait pourtant constitué une arme judiciaire puissante au service la justice pénale – mais il n’est pas admis par la procédure anglo-saxonne. Le jugement par contumace n’est possible qu’avec le Tribunal pour le Liban, dont la procédure est plus proche du droit français, par tradition juridique.

Sans doute dans les différentes juridictions internationales pénales rencontre-t-on des juges de nationalité française – mais ils sont soumis à une procédure anglo-saxonne. Voilà qui contraste avec le début du XIXe siècle, lorsque le droit français inspirait le mécanisme de l’extradition, un des premiers instruments de la coopération pénale internationale universelle.

2.2     Un autre exemple du déclin de l’influence française est le fait que, depuis quelques mois, la France ne compte plus de ressortissant à la Commission du droit international (CDI) de l’ONU. La CDI est chargée de codifier le droit international, c’est-à-dire de transformer les règles coutumières en règles écrites, afin de les rendre plus claires et plus fermes. Depuis son origine en 1948, elle avait toujours comporté un Français en son sein, généralement un universitaire de renom, dont l’influence était significative. La CDI a ainsi été la matrice de grandes conventions internationales, sur les relations diplomatiques et consulaires, sur le droit des traités.

Aujourd’hui, on a le sentiment qu’elle tend à contribuer davantage à l’évolution du droit coutumier, parce qu’elle n’adopte plus de projets de convention, mais de simples projets d’articles qui sont ou ne sont pas recommandés par l’AGNU. Il y a là un changement de méthode considérable : au lieu d’élaborer des textes engageant les Etats, on propose des normes flottantes, au statut juridique indéfini, avec l’espoir que la Cour internationale de Justice les reprendra et les considérera comme obligatoires en tant qu’éléments de droit coutumier… Un couple coutume – juge se substitue au couple droit écrit – engagement formel des Etats. Dans ces conditions, l’absence d’un membre français à la CDI relève d’une certaine logique – elle n’en est pas moins regrettable.

2.3     En revanche, la Cour internationale de Justice accueille, depuis sa naissance et jusqu’à aujourd’hui, un ressortissant français en son sein. Cela a longtemps été le cas pour tous les membres permanents du Conseil de sécurité. Mais, voici là-encore quelques mois, le juge de nationalité britannique n’a pas été réélu. Coup de tonnerre dans le monde juridique international, qui soulève des questions sur la pérennité des Français au sein de la CIJ. C’est peut-être une conséquence anticipée du Brexit, mais c’est surtout un signe du déclin de l’Europe dans les instances de ce type. La conception anglo-saxonne du droit international n’en demeure pas moins très puissante au sein de la Cour grâce aux autres juges. D’après le Statut de la Cour, intégré à la Charte des Nations Unies, le français est la première langue, et les juges doivent être bilingues. Force est de constater que, si le Greffe demeure un réduit francophone encore solide, le nombre de francophones effectifs diminue fortement parmi les juges de la CIJ, sans que la France paraisse s’en émouvoir. Or on sait que la langue porte le droit. L’influence de milieu joue contre l’influence juridique française.

Un exemple récent : dans une affaire soumise à la Cour, entre le Nicaragua et la Colombie, il existait un traité bilatéral qui pouvait permettre de régler le différend. Malgré les protestations du juge français, la Cour l’a écarté, lui préférant une règle coutumière. C’est un signe supplémentaire de l’attraction du droit coutumier par rapport au droit écrit, de type continental. Alors la France n’accepte plus, depuis plus de quarante ans, la juridiction obligatoire de la CIJ – ce qui peut se comprendre lorsque l’on constate l’évolution de la Cour.

2.4.     Pour ce qui est des grands traités multilatéraux, la position de la France est ambiguë. En principe, la France est favorable au multilatéralisme. Elle le proclame volontiers. La réalité est plus nuancée. C’est ainsi qu’elle a mis très longtemps à ratifier le TNP, pilier de la non-prolifération, ou la Convention de Montego-Bay sur le droit de la mer, qu’elle a hésité à ratifier le Statut de Rome sur la CPI, qu’elle ne l’a fait qu’avec une réserve, et que même en matière de droits de l’homme, produit d’affichage des ONG, des politiques et des médias français, il a fallu attendre près d’un quart de siècle pour qu’elle ratifie la Convention européenne des droits de l’homme et plus de trente ans pour qu’elle accepte la juridiction de la Cour européenne (CEDH), malgré la personnalité de René Cassin.

Ces retards sont un indice d’une position défensive. Alors, on peut citer en sens contraire l’Accord de Paris sur le climat, signé en 2015, dont la France a été la cheville ouvrière. Mais c’est d’abord un multilatéralisme de mauvaise qualité, qui ne comprend que des promesses et non des engagements réels, et qui ne comporte pas de mécanismes d’application ou se surveillance. C’est ensuite un accord dont les Etats-Unis se sont retirés, ce qui n’augure pas bien de son efficacité. Au fond, on peut se demander si, en pratique, la France n’est pas plus hostile à l’unilatéralisme que favorable au multilatéralisme, comme pourrait l’indiquer l’exemple de sa défense de l’accord avec l’Iran rejeté par les Etats-Unis.

2.5.     Un cas particulier de multilatéralisme est celui du Conseil de sécurité : c’est un multilatéralisme aristocratique. La France en est un membre permanent. Elle y est très attachée, attachée bien sûr à son siège, attachée aussi à ses règles. Elle soutient fermement que l’emploi international de la force doit être autorisé par le Conseil de sécurité, elle recherche son appui lorsqu’elle procède à des opérations extérieures nationales, elle contribue aux opérations du maintien de la paix. Sur ce terrain, elle défend vigoureusement la Charte, avec de grands succès.

C’est ainsi que, en 2001, après les attentats du 11 Septembre, l’ambassadeur Jean-David Levitte, représentant permanent de la France, a été l’initiateur et l’un des grands artisans de la Résolution 1368, adoptée à l’unanimité dès le 12 septembre. Elle reconnaissait que les Etats-Unis étaient en situation de légitime défense et pouvaient donc recourir à la force armée. L’idée était d’intégrer l’intervention américaine, que l’on savait inévitable, dans le cadre multilatéral du Conseil et de permettre sur elle un certain contrôle. La résolution demandait en même temps aux Etats-Unis de traduire en justice les auteurs et complices des attentats, et enjoignait aux autres Etats de coopérer à cette fin. C’était une condamnation préventive de Guantanamo, mais elle n’a pas empêché sa mise en œuvre.

Le succès le plus éclatant est survenu quelques mois plus tard, avec l’intervention anglo-américaine en Iraq en 2003. Cette intervention était non seulement contraire à la Charte, mais encore à la Résolution 1441 du 8 novembre 2002, qui soumettait l’Iraq à un régime d’inspections très intrusives. L’intervention militaire a eu pour conséquence de les détruire. Elle était en outre fondée sur des assertions erronées voire mensongères. En menaçant d’opposer son veto à une résolution qui l’autoriserait, la France a protégé le Conseil. Elle lui a évité de cautionner une action sans fondement. Ainsi la France a évité à l’ONU un engagement déshonorant, protégé non seulement le Conseil mais aussi la Charte. Sans doute elle n’a pas empêché l’intervention, mais elle l’a juridiquement délégitimée et n’a pas été complice du désastre qu’elle a provoqué.

La France a été en flèche dans cette affaire. On se souvient de l’entretien télévisé du président de la République, Jacques Chirac, du discours enflammé de M. de Villepin, ministre des affaires étrangères. Mais si la France, comme le lui suggéraient certains diplomates, s’était simplement abstenue, une résolution autorisant l’intervention aurait été votée, car ni la Russie ni la Chine n’étaient prêts à recourir au veto. Cette affaire a justifié aux yeux de beaucoup le droit de veto français, parce que la France a montré qu’elle était au service du droit international.

Par la suite, la France a pris une initiative juridique que l’on peut trouver plus contestable : c’est la proposition suivant laquelle, en présence de massacres de masse justifiant une intervention humanitaire, même coercitive, les membres permanents devraient s’abstenir d’utiliser leur droit de veto pour permettre l’adoption d’une résolution du Conseil autorisant une intervention armée. Proposition bien accueillie par un certain nombre d’Etats, hostiles par principe au veto, ignorée ou rejetée par les autres membres permanents.

A mon sens, la France a en l’occurrence affaibli sa position au sein du Conseil. D’abord, pourquoi découper le veto en tranches ? Si l’on y renonce dans un cas, pourquoi le maintenir dans les autres ? Ensuite, si l’on veut que le mécanisme fonctionne, il ne suffirait pas que les membres permanents votent favorablement ou s’abstiennent. Il conviendrait que les membres non permanents ne s’abstiennent pas et votent en faveur d’une intervention. Autrement, on n’obtient pas de majorité. Or en général les membres non permanents sont très réticents à l’égard des interventions extérieures des grandes puissances… Sans parler des difficultés techniques et juridiques pour constater et qualifier les massacres par des enquêtes internationales appropriées.

3. –   Si l’on passe maintenant au plan européen, la situation est très différente et la position du droit français beaucoup plus favorable.

3.1.     La France est un pays fondateur et même initiateur de la construction européenne, de sorte que son influence sur l’architecture des Communautés puis de l’Union, qui repose essentiellement sur le droit, doit beaucoup à ses conceptions juridiques. On le constate avec la prédominance et même la quasi-exclusivité du droit écrit, la hiérarchie des normes communautaires et surtout le rôle de la Cour de Justice de la Communauté européenne (CJCE) devenue Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE), dont la jurisprudence a été fondamentale pour le développement du droit communautaire. Cette logique juridique évoque celle du droit administratif et du Conseil d’Etat.

Sans doute les élargissements successifs de l’Union, l’ombre de l’OTAN dans son sein, le poids de la langue anglaise relativisent aujourd’hui l’influence du droit français. Mais le projet de traité de constitution de l’Europe portait encore la marque de la présidence de M. Giscard d’Estaing. Malgré son échec, l’essentiel a été repris par le Traité de Lisbonne. On peut ajouter que le souci de réglementation qui caractérise la Commission européenne et qui en fait une institution beaucoup plus régulatrice que libérale évoque aussi le droit administratif français.

3.2.     Cette observation ne vaut pas pour la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Elle applique une convention qui est le patrimoine commun de tous les membres du Conseil de l’Europe. Elle repose sur une technique de protection des droits de l’homme très différente de celle du droit américain – ainsi pour la liberté d’expression, le droit de porter des armes, la liberté religieuse… En outre, la CEDH s’appuie sur une norme internationale, européenne, alors que les Etats-Unis ne veulent connaître que leur constitution.

On constate toutefois, dans la jurisprudence de la CEDH, une tendance croissante à s’inspirer du modèle américain dans l’interprétation de la convention. La conception française du droit y est plutôt protégée comme une exception ou reçue comme un modèle spécifique, par exemple pour ce qui est de la laïcité. Ainsi passe-t-on de l’universel à l’exceptionnel.

L’influence des juristes

1.-   Je serai plus bref sur ce point, parce que la doctrine, qui est le patrimoine des juristes, n’exerce qu’une influence assez mineure sur le droit international. Elle concerne les professeurs de droit, les chercheurs, parfois des avocats. Au fond, elle intervient surtout dans la formation des légistes, qui vont être concrètement les acteurs du droit international. Elle reste peu connue des opinions publiques, elle n’exerce qu’une influence limitée sur les juridictions, même si le Statut de la CIJ y voit « un moyen auxiliaire de détermination des règles de droit ». En outre, elle est partagée entre plusieurs courants de pensée. Son influence est encore limitée par la séparation, en France, entre étude du droit international et étude des relations internationales, ce qui est dommageable pour la compréhension des deux. Raymond Aron, qui a méconnu le droit international, en est un exemple caractéristique.

1.1.     Si donc on se concentre sur la doctrine juridique, on peut opposer une doctrine analytique et une doctrine militante, la première en quelque sorte spinoziste – ne pas rire, ne pas pleurer, ne pas s’indigner, comprendre -, la seconde plutôt kantienne – plaider pour le bon droit, critiquer ce qui est au profit de ce qui devrait être. En d’autres termes, comprendre le droit ou le transformer. Entre les deux familles, le dialogue est difficile, et le droit international apparaît comme un champ de bataille ou une scène de ménage. Les analystes sont accusés d’étroitesse d’esprit et de conservatisme, les militants de confusion des genres entre le droit et le discours sur le droit. Aux Etats-Unis, ce sont les critical studies. La doctrine militante est la plus visible, parce qu’elle recherche des soutiens et agit dans une logique de conviction. Mais elle donne souvent une idée fausse du droit international, ce qui contribue à le dévaloriser dans l’opinion.

1.2.     La doctrine militante est sensible à l’actualité, certains diraient aux modes, qui passent. Elle se trouve relayée par des ONG, dont elle-même est le versant académique. Elle tend à surestimer le rôle du droit au nom du règne du droit.

On peut en prendre un seul exemple. En France, la mode dans les années 70 a été au droit du développement, qui aspirait à résoudre le problème du sous-développement par des réformes juridiques. Il était le relais juridique du tiers-mondisme. Il a tendu à dominer l’ensemble du droit international. Il a donné lieu à un véritable militantisme juridique où se sont notamment illustrées les Rencontres de Reims autour du professeur Charles Chaumont. Mais cette prétention juridique s’est effondrée après la chute du mur de Berlin. Aujourd’hui il n’en reste rien. En revanche, il reste des institutions doctrinales plus analytiques. On peut là encore distinguer entre le plan universel et le plan européen.

2.-   Sur le plan universel, on retrouve la même observation que pour les légistes : une influence en déclin, avec de beaux restes. De beaux restes, parce que nombre de publicistes et de juristes français ont réfléchi sur la société internationale et sur sa régulation et qu’ils ont contribué à définir ses cadres de pensée, voire à formuler ses concepts. Mais on les retrouvera plutôt au titre des sages, des prophètes, des visionnaires. L’influence des juristes est aussi en déclin, déclin qui accompagne le reflux de l’usage du français dans les relations et les instances internationales. C’est ainsi que les revues américaines ne citent presque jamais d’études françaises : elles ne veulent connaître que l’anglais. Voici quelques années, un juriste français a protesté auprès d’elles. Elles se sont bornées à publier sa protestation mais n’ont pas changé leurs pratiques.

2.1.     Il existe une instance doctrinale universelle, créée en 1873 et qui est l’Institut de Droit international (IDI), regroupant des juristes de toutes nationalités, répartis en groupes nationaux. L’IDI tient des sessions régulières au cours desquelles il adopte des résolutions sur l’état ou l’évolution du droit. Il a reçu à ce titre le prix Nobel de la paix. Il n’est pas sans liens avec la CDI, parce que des membres de l’IDI peuvent être membres de la CDI, et qu’ils peuvent travailler sur les mêmes sujets. Il existe au sein de l’IDI un groupe français, où l’on rencontre des universitaires et des praticiens de grande qualité. D’autres juristes francophones y figurent aussi, mais l’IDI reste un peu un entre-soi des juristes, trop peu connu sans doute.

2.2.     Le principal réduit de l’influence universelle de la doctrine française est l’Académie de droit international de La Haye, installée au Palais de la Paix, à côté de la CIJ, et créée parallèlement après la Première guerre mondiale. Les Français y ont une place privilégiée. Son secrétaire général est toujours un Français, généralement un ou une universitaire de renom, et les cours y sont enseignés puis publiés alternativement en français et en anglais. Les Cours généraux annuels de l’Académie constituent un panorama très complet et accessible d’un siècle de doctrine mondiale, et ceux qui les assurent sont choisis parmi les juristes les plus représentatifs. Là encore, l’influence exercée ne peut être qu’indirecte, puisqu’elle repose sur la formation des futurs juristes et des futurs légistes. Mais la visibilité de la doctrine française et francophone y est pleinement assurée.

3.-   Sur le plan européen, la situation est différente, parce que le milieu est beaucoup plus réceptif et que la place de la doctrine française, dans sa diversité, y est plus affermie. La doctrine française, quels que soient les courants intellectuels qui l’animent, est regroupée autour de deux institutions, l’Annuaire Français de Droit International et la Société Française pour le droit international. Les deux sont un héritage de Madame Suzanne Bastid, dont l’influence a été majeure dans la seconde moitié du XXe siècle. Elle a non seulement formé des générations de professeurs de droit international mais aussi créé ces deux instruments, l’Annuaire Français de Droit International (AFDI) et la Société française pour le droit international (SFDI), qui sont la colonne vertébrale de la doctrine française.

3.1.     L’AFDI est né en 1955 et tous les internationalistes francophones y contribuent ou aspirent à y contribuer. C’est une publication indépendante et pluraliste, mais ses liens avec le Quai d’Orsay sont importants.

3.2.     La SFDI existe depuis 1967. Elle tient des colloques annuels. Elle a développé de nombreux liens avec les sociétés européennes comparables, et organise avec elles des rencontres, des journées d’études régulières. L’influence de la doctrine française et francophone se trouve ainsi diffusée et démultipliée, et elle demeure l’une des principales en Europe. En outre, elle commence à organiser à La Haye des rencontres mondiales des sociétés comparables.

L’influence des publicistes

Préférons ce terme à celui de « justes », qui semble leur donner une qualité objective qu’ils n’ont pas nécessairement. Jusqu’à présent, j’ai cité très peu de noms. Il en va différemment à leur égard, car c’est leur pensée et leurs écrits singuliers qui ont permis l’influence de leurs doctrines. Il ne s’agit pas toujours de juristes, il s’agit même rarement de juristes, mais ils ont influé et leur pensée continue à influer sur le droit international parce qu’elle a structuré les cadres d’analyse, formulé les concepts, défini les objectifs que devait rechercher le système juridique international.

La France en a connu une riche galaxie. Ils ont contribué à former le droit international tel qu’il est, même s’il ne ressemble que partiellement à leurs aspirations. Je ne peux pas en dresser ici un tableau général. Je voudrais seulement retenir quelques exemples significatifs. A la plupart des grands concepts organisateurs du droit international, on peut associer le nom d’un auteur français ou qui appartient à l’univers intellectuel français. Ce patrimoine juridique est toujours vivant.

1.-   La souveraineté et Jean Bodin : Les VI Livres de la République, publiés en 1576, énoncent le concept de la souveraineté moderne, repris par Hobbes ou Jean-Jacques Rousseau, et qui demeure jusqu’à aujourd’hui le fondement du droit international. Il s’attache surtout à la dimension interne de la souveraineté de l’Etat, qu’il détache ainsi de toute prétention à la supériorité du Pape ou de l’Empereur. Il le dégage également de l’emboîtement complexe des allégeances, des solidarités croisées et des hiérarchies qui existaient dans le cadre de la féodalité. Sans doute il s’appuie sur des précédents, du droit romain notamment, mais on peut le considérer comme le fondateur du concept de l’Etat moderne, comportant par exemple le principe de son immunité internationale.

2.-   La distinction du droit de la paix et de la guerre et Hugo Grotius : Pourquoi Grotius, alors qu’il est hollandais, que son ouvrage fondamental, De Jure belli ac pacis, est écrit en latin, alors langue de l’Europe intellectuelle, et non en français ? Il n’en appartient pas moins à l’univers intellectuel français, pour plusieurs raisons. Publié en 1625, il a été largement écrit en France, alors que Grotius était ambassadeur de Suède à Paris. Il est dédié à Louis XIII, il a inspiré Richelieu dont Grotius a été proche, même si Richelieu ne partageait pas toutes ses thèses.

On lui doit la mise en valeur de concepts importants du droit international toujours actuels : outre la distinction entre le droit de la paix et le droit de la guerre, le monopole des souverains en matière de recours à la force armée, la souveraineté internationale de l’Etat comme fondement du droit international, le respect des traités, la liberté des mers. Ce qui correspond le mieux au droit international tel qu’il le promeut, c’est le Traité de Westphalie, conclu en 1648, après sa mort comme après celle de Richelieu, mais qui correspond à leur pensée et fonde pour plusieurs siècles la prééminence de la France en Europe. Grotius est l’incarnation du moment français du droit international.

3.-   La recherche de la paix perpétuelle et l’Abbé de Saint-Pierre : Il est également diplomate, négociateur du Traité d’Utrecht qui met fin en 1713 à la guerre de succession d’Espagne. Il publie en 1712 un Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, qui a un grand retentissement tout au long du XVIIIe siècle et constitue l’un des premiers textes de la Philosophie des Lumières. Il a été commenté avec faveur par Jean-Jacques Rousseau, qui a contribué à son rayonnement. On y trouve l’idée que la guerre doit être exclue des relations normales entre Etats, et qu’il y faut des moyens préventifs. La recherche de la paix perpétuelle est une constante dans la réflexion de la plupart des philosophes et théoriciens qui s’intéressent aux relations internationales, comme Emmanuel Kant près d’un siècle plus tard. Elle est aussi l’inspiration de la Charte des Nations Unies.

On trouve également chez l’Abbé de Saint-Pierre l’idée d’une Europe organisée et solidaire, et à ce titre il est l’un des précurseurs de la construction européenne. Sans doute y avait-il des précédents, par exemple le Grand Dessein de Henri IV, mais il avait été oublié après sa mort.

4.-   Le droit public de l’Europe et Montesquieu : Montesquieu est surtout connu comme l’auteur de l’Esprit des lois. Il s’est aussi intéressé aux relations internationales, et il a mis l’accent sur ce qu’il appelait le « droit public de l’Europe », ce à quoi se réduisait à l’époque le droit international. Dans le même esprit, Voltaire parlait de la République européenne. Montesquieu a formulé l’un des principes majeurs de ce droit, à côté du principe de l’équilibre européen, par ces mots : Les peuples doivent se faire dans la guerre le moins de mal possible, et dans la paix le plus de bien possible – ce qui est la base du droit humanitaire. La paix, c’était pour Montesquieu le « doux commerce », une pensée libre échangiste. Comme l’Abbé de Saint Pierre, il s’intéresse avant tout à l’Europe, ce qui est un signe d’une tendance des publicistes français à penser l’Europe plus que le monde – une pensée qui implique la recherche d’une organisation propre à l’Europe, qui peut être distincte des règles universelles.

5.-   Le droit des gens ou droit des peuples et l’Abbé Grégoire : On sait que l’Abbé Grégoire est l’un des promoteurs de la suppression de l’esclavage ainsi que de l’émancipation des juifs et des protestants en France. Il a aussi tenté de faire adopter par la Convention une Déclaration du droit des gens (1793 – 1795) qui aurait été le pendant international de la Déclaration des droits de l’homme. Les circonstances politiques n’ont pas permis sa discussion, mais elle est en quelque sorte un pont entre d’un côté le droit public de l’Europe de la Philosophie des Lumières et de l’autre le droit des peuples post-révolutionnaire – le droit des peuples, une notion dont on connaît la postérité. La Déclaration ne se limite pas à l’Europe, elle est à vocation universelle. On y proclame par exemple le droit à la liberté et à l’égalité de tous les peuples ainsi que de tous les Etats. Elle limite le droit de la guerre à la légitime défense, comme le faisait déjà la Constitution de 1791. Au fond, elle formule des normes qui correspondent pleinement à celles du droit international contemporain.

6.-   L’organisation internationale et Léon Bourgeois : Dès 1913, le maître du Solidarisme, qui a doté le Radicalisme d’une doctrine, publie un ouvrage intitulé La société des nations. Il a été l’un des principaux négociateurs des Conventions de La Haye de 1899 et de 1907 portant sur le droit de la guerre, dans le souci d’en limiter l’ampleur et la cruauté. Elles n’ont ni empêché ni limité la Grande Guerre, mais Léon Bourgeois a été l’un des concepteurs de la SdN. Elle n’a pas répondu à ses ambitions, puisqu’il souhaitait une organisation plus puissante, dotée de véritables pouvoirs coercitifs. Il s’est sur ce point opposé à Clemenceau, très sceptique à l’égard de la SdN parce qu’il ne croyait pas aux garanties institutionnelles, et qui s’est rallié à la conception anglo-saxonne d’une organisation faible. Au fond, la création du Conseil de sécurité quelques décennies plus tard est une revanche posthume de Léon Bourgeois.

7.-   Le concept de Communauté et Jean Monnet : Jean Monnet est un géant du XXe siècle, non seulement par sa pensée mais aussi par ses réalisations. Il n’est pas un théoricien, sa vie a été entièrement tournée vers l’action, et surtout vers l’action internationale. Sa participation à la SdN comme secrétaire général adjoint l’a rapidement convaincu des insuffisances de l’organisation. Il en a démissionné. Il a pratiqué une méthode originale, à l’intersection du national et de l’international, du public et du privé, de l’administratif et du politique. Entre eux, il a été comme un passe-muraille. Je ne peux ici résumer son parcours, qui est impressionnant.

Jean Monnet est à l’origine d’un concept qui a été très fécond, qui a fondé à la fois l’originalité et l’efficacité de la construction européenne, le concept de Communauté, élaboré avec le concours de juristes comme Paul Reuter. Il s’agit d’une organisation internationale d’un type particulier, intégrée, reposant sur le transfert de compétences des Etats membres à des instances internationales et sur l’exercice en commun de leurs compétences dans des domaines particuliers. Ces domaines sont d’abord économiques, ils contournent les questions politiques au profit de questions techniques. Mais ils sont évolutifs sur la base de la théorie de l’engrenage : selon Jean Monnet, l’économique doit porter à terme le politique, par paliers. Son objectif est la création des Etats-Unis d’Europe.

Cette théorie a trouvé ses limites. D’une part Monnet a échoué avec la CED et le domaine très sensible de la défense, d’autre part il existe un seuil politique que la théorie de l’engrenage n’a jamais permis de franchir. Aujourd’hui, le droit de l’Union s’éloigne des thèses de Monnet. Il est beaucoup plus intergouvernemental, mais la dernière réalisation inspirée par la méthode Monnet est l’Euro, toujours sur le plan économique. Et pour conclure de façon positive sur l’influence française, l’un des grands héritages de Jean Monnet est d’avoir replacé la France au cœur de l’Europe avec un projet pacifique structuré par le droit international.