Par Albert Kandemir le 10 mai 2023.
Le 14 mai 2023 auront lieu en Turquie les élections présidentielles et législatives. Au niveau présidentiel, les deux principaux rivaux sont Recep Tayyip Erdoğan (AKP) et Kemal Kılıçdaroğlu (CHP). Si ce dernier accède au pouvoir, il est certain – en tant que social-démocrate et kémaliste – que la politique intérieure de la Turquie connaîtra des ruptures et des mutations majeures. Mais qu’en est-il de la politique étrangère ? Si l’autoritarisme et la crise économique, décuplée par le séisme de février 2023, ont mis en lumière une société à bout de souffle, il est une masse de granit que laissera Erdoğan et que reconnaît une majorité de la population turque : l’affirmation de la Turquie sur la scène internationale. Cette fierté transpartisane aux oripeaux nationalistes s’est notamment concrétisée par le soutien unanime (avec l’exception du Parti démocratique des peuples, HDP) à l’appui tant diplomatique que militaire du président Erdoğan à son allié azerbaïdjannais lors de la guerre du Haut-Karabagh (2020). Kılıçdaroğlu avait notamment déclaré que “le cœur de 83 millions de personnes est avec l’Azerbaïdjan” (2020).
De fait, la modernisation du complexe-militaro industriel, l’explosion du réseau diplomatique, la projection du soft comme du hardpower et ses succès militaires dans son environnement géographique confortent cette confiance en une grande Turquie à laquelle est sensible l’opposition. Cette dernière est d’ailleurs le fruit d’une coalition bigarée (Alliance de la Nation) dont le deuxième plus grand parti après le CHP, est le İyi Parti, un parti nationaliste ayant fait scission avec le MHP, parti ultranationaliste membre de la coalition au pouvoir (Alliance populaire). Or le nationalisme en Turquie, qui est en réalité un axiome plus qu’un courant politique, s’est historiquement construit par la régénération de l’identité turque alors que les puissances du 19ème siècle croyaient pertinent d’anticiper sa mort. En effet comme le rappelle Étienne Copeaux dans Espaces et temps de la nation turque (1997) : “à la fin du 19ème siècle, il y avait presque unanimité à les accuser [les Turcs] de barbarie, d’absence totale de culture, d’élément néfaste et destructeur au sein de l’Europe […] et des voix ont réclamé leur relégation en Asie centrale, lieu de leur origine”.
A partir d’une approche téléologique de l’histoire et de l’historiographie, qui remonte au moins aux fondements de la République, la Turquie ne peut être que grande et cette aspiration transcende les différents partis politiques. Étienne Copeaux parlait du mouvement de libération nationale mené par Mustafa Kemal comme d’un “coup d’Etat en histoire”. Eu égard les percées internationales menées par Erdoğan, on peut parler à présent d’un coup d’Etat en géopolitique. Aussi, la question qui se pose est la suivante : si Kemal Kılıçdaroğlu était élu président de la République de Turquie, reprendrait-il le flambeau de cette épopée ?
Si dans les détails, le programme de l’opposition (Alliance de la Nation) en matière de politique étrangère et de défense diverge de ce qui a été fait jusqu’alors par Recep Tayyip Erdoğan, il apparaît que globalement, les deux hommes politiques poursuivent les mêmes objectifs, avec une approche certes plus souple chez Kılıçdaroğlu.
Lorsqu’on lit le programme de l’Alliance de la Nation, il ressort une volonté de renouer avec l’Occident, avec lequel les relations se sont dégradées depuis au moins 2016. Notamment, le programme rappelle la devise nationale “paix dans le pays, paix dans le monde” comme prélude d’un projet à rebours du bellicisme et du militarisme. Sans doute s’agit-il d’une référence aux tensions structurelles avec la Grèce sur le statut de la Mer Egée que le programme appelle à être une zone de bon voisinage. Néanmoins, sur cette question, il appelle également à “un partage équitable des ressources” et rappelle que toute entreprise qui pourrait “nuire aux intérêts de la Turquie dans la zone” ne sera pas tolérée. Or c’est justement parce que la Grèce aurait fait défaut à ces réclamations que Erdoğan justifie sa politique militariste dans la région et qui a pour fondement idéologique et géostratégique, la Mavi Vatan (Patrie Bleue) que revendique d’ailleurs Kılıçdaroğlu : “Nous ne reculerons jamais dans la Patrie Bleue. Nous ne céderons même pas une goutte d’eau de mer » (février 2022). Autrement dit, l’Alliance de la Nation et l’Alliance populaire divergent sur la stratégie mais non pas sur les objectifs. Reste à savoir si Kılıçdaroğlu président pourra régler le contentieux égéen par la voie diplomatique alors que la Grèce renforce sa coopération avec l’Egypte et Israël, catalysée par les menaces et provocations permanentes de Erdoğan.
De surcroît, le programme annonce la reprise du processus d’adhésion à l’Union européenne. Notamment sur la question européenne, Kılıçdaroğlu a rappelé lors d’une réunion des ambassadeurs des Etats européens à Ankara que l’adhésion à l’Union européenne est “notre objectif principal” (20/04). Il a également souligné la chose suivante :
“La géographie dans laquelle se trouve la Turquie est difficile. Nous voyons les souffrances incessantes au Moyen-Orient. Juste au-dessus de la mer Noire, nous voyons le conflit entre l’Ukraine et la Russie, leur douleur se reflète sur nous et l’Europe. Nous savons aussi que notre géographie ne nous distribue pas la paix mais la désolation et la tristesse. Par conséquent, s’il y a une Turquie forte et démocratique dans cette géographie, les pays du Moyen-Orient peuvent nous prendre comme exemple”
Si un tel discours ne laisse planer aucun doute sur les intentions pro européennes du candidat à la présidentielle, le réel pourrait le transformer en un vœu pieux. En effet, il faut rappeler que lorsqu’Erdoğan est arrivé au pouvoir, il avait également fait de l’adhésion à l’Union européenne son cheval de bataille. Surtout dans le cadre du “Projet Grand Moyen Orient” sous l’administration Bush fils, il avait également œuvré à faire de la Turquie un modèle de démocratie et de déclarer “Nous sommes les meneurs du projet Grand Moyen Orient, c’est notre devoir”.
Ensuite, l’un des échecs à l’adhésion sous l’AKP reposait sur la question chypriote (la partie hellénophone avait majoritairement voté non à la réunification de l’île) point d’orgue des dissensions turco-européennes. Or, l’AKP comme le CHP font de la République turque de Chypre du Nord une question existentielle. Dans un communiqué de presse émis par Kılıçdaroğlu à la suite de sa visite sur la partie septentrionale de l’île, le candidat déclare ceci :
“Les Chypriotes turcs, dont les droits sont usurpés depuis près de 50 ans, veulent la justice. Le fait qu’il n’y ait pas eu de conflit entre les deux communautés de l’île depuis 1974 montre que cette situation s’est enracinée. Au cours de cette période, la République turque de Chypre-Nord a prouvé la durabilité de son existence d’une manière qui possède toutes les qualités d’un État. Cette situation exige que la volonté libre et souveraine des Chypriotes turcs soit respectée. Le CHP soutient pleinement les Chypriotes turcs à cet égard”. (11/06/21)
Si Kılıçdaroğlu président maintenait cette position, le processus d’adhésion à l’Union européenne serait probablement entravé par la République de Chypre, membre de l’Union européenne et que la Turquie ne reconnaît d’ailleurs pas comme un État. Et délaisser la cause chypriote au profit d’une adhésion serait mettre à mal la Mavi Vatan, l’île de Chypre étant une pièce maîtresse de cette stratégie selon ses théoriciens.
Enfin, en Turquie l’horizon européen est certes constitutif pour la démocratie, mais il l’est également pour l’hégémonie régionale voire mondiale. En effet, le programme promet une croissance économique supérieure à 5%, la poursuite de la nationalisation du complexe militaro-industriel turc avec comme objectif de produire les futurs avions de combat (TF-X), frégates (TF200) et chars (Altay). Il est d’ailleurs curieux que l’Alliance nationale souhaite réintégrer le programme F-35 tout en promettant l’aboutissement du projet TF-X.
Pour conclure, le programme de l’Alliance nationale, en plus de réaffirmer l’appartenance de la Turquie à l’OTAN, prévoit de restaurer la confiance dans les relations entre Ankara et Washington. Cependant, le programme annonce également que “les relations avec la Fédération de Russie seront maintenues dans une entente entre égaux, renforcées par un dialogue équilibré et constructif au niveau institutionnel” or cette coopération stratégique entre Ankara et Moscou a déterminé la dégradation des relations entre la Turquie et les Etats-Unis. Cette coopération, mise en œuvre par Erdoğan (au point que la Russie devienne le premier partenaire économique de la Turquie) serait donc poursuivie par Kılıçdaroğlu. Et comment pourrait-il en être autrement ? Dans le cadre de la guerre en Ukraine, la Turquie a été le seul pays à avoir obtenu l’unique accord (sur les céréales) entre les deux belligérants depuis le début du conflit, confirmant ainsi la maturité et l’autonomie de sa politique étrangère.
Dans ce contexte, la Turquie a souvent été accusée de mener un double jeu. Or il n’y a pas de double jeu, seulement une realpolitik fondée sur la géographie de la Turquie, laquelle géographie détermine sa politique étrangère. Elle a été initiée par Erdoğan et sera probablement poursuivie par son potentiel successeur.