La justice pénale internationale : un bilan

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On assiste à l’émergence d’une nouvelle culture, celle de la responsabilité pénale en matière de crimes internationaux, qu’on appelle aussi culture de la fin de l’impunité. Certes la création de divers tribunaux ad hoc ou hybrides, ainsi que celle de la Cour pénale internationale (CPI) apparaissent comme autant d’événements ponctuels, mais, en réalité, elles appartiennent à un phénomène d’ensemble marqué par la volonté de mieux reconnaître les victimes et de mettre fin à l’impunité de leurs bourreaux. Même si les décisions d’établir ces juridictions ont été motivées par des circonstances différentes, elles participent d’une même volonté politique. Distinctes les unes des autres, elles ont chacune concouru à la création d’une dynamique dont la portée est d’importance historique. L’adoption du Statut de Rome et son entrée en vigueur, avec pour conséquence l’institution de la CPI, sont un événement majeur dans l’histoire de l’humanité.

Même si les créations de juridictions pénales internationales, plus particulièrement celle de la CPI au cours de la dernière décennie du XX e siècle, semblent constituer une chaîne d’événements se suivant de manière logique et correspondre à l’expression d’une certaine volonté de cohérence, les composantes successives du processus n’avaient rien d’inéluctable. Il a fallu une ferme et persistante volonté politique, animée aussi bien par l’indignation causée par l’ampleur et la gravité des crimes commis que par le malaise suscité par l’incapacité de prévenir ou de mieux maîtriser tout au moins les tragédies survenues. Les générations qui étaient encore trop jeunes lors de la création des tribunaux internationaux pénaux pour pouvoir percevoir correctement le phénomène devraient prendre garde de ne pas considérer ces développements comme allant de soi ni acquis une fois pour toutes.

La volonté affirmée et mise en œuvre était d’identifier et de punir les personnes portant la plus grande responsabilité dans la commission des crimes, de reconnaître les victimes et le tort qu’elles ont subi, ainsi que de contribuer à la prévention des crimes et à la reconstruction de sociétés gravement affectées par des conflits. Le fait que des mobiles moins clairement avoués se soient parfois mêlés aux motifs les plus dignes ne diminue en rien la noblesse de la volonté d’ensemble de mettre fin à une culture de l’impunité qui n’a que trop duré. La politique assume un rôle pleinement légitime lorsqu’elle crée des juridictions internationales pénales pour mettre le droit et la justice au service de la paix et des victimes.

DES PROGRÈS IMPRESSIONNANTS

L’émergence de la nouvelle culture est encore affectée négativement d’un certain nombre de faiblesses indéniables. Les acquis sont limités et fragiles et les objectifs loin d’avoir atteint le niveau des ambitions. Toutefois, les progrès réalisés en une quinzaine d’années sont aussi réels qu’impressionnants ; leur rapidité est étonnante. A la suite de la création des tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, la mise sur pied de la CPI a été réalisée en un temps qui a dépassé les espérances les plus optimistes. Les soixante ratifications ou adhésions requises pour l’entrée en vigueur du Statut de Rome ont été atteintes en moins de quatre ans. Et le nombre des Etats parties n’a cessé de croître depuis lors : aujourd’hui, ils sont au nombre de 114. La nouvelle Cour repose sur un traité et non sur une résolution du Conseil de sécurité. Elle est permanente et a été créée pour l’avenir et non pour répondre à des événements passés. Le Statut de la Cour comporte un code des crimes, concrétisé par le document « Eléments des crimes ». Les règles de procédure et de preuve ont acquis un degré élevé de stabilité, en raison soit de leur consécration par le Statut lui-même, soit de leur adoption par l’Assemblée des Etats parties – et non pas par les juges.

La stratégie de confrontation brutale avec la Cour mise en œuvre par l’administration Bush à la suite de l’adoption du Statut et au moment de son entrée en vigueur a échoué. La position américaine a peu à peu évolué d’une opposition totale à une tolérance contrainte, puis même, sous l’administration Obama, à des signes de bienveillance inspirés par une analyse plus sophistiquée des intérêts en jeu. Contrairement à ce qui a été dit parfois de manière un peu menaçante, la Cour ne disparaîtra pas lorsqu’elle sera compétente pour exercer sa juridiction à l’égard du crime d’agression. Bref, l’évolution qui se poursuit, sans être parfaitement linéaire et malgré des échecs ou des erreurs ponctuels, a un sens et va dans la bonne direction.

La création du Tribunal spécial pour le Sierra Leone, des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens et du Tribunal spécial pour le Liban postérieurement à celle de la CPI ne change rien au fait que le phénomène majeur dans le développement de la nouvelle culture soit l’institution de la CPI. L’établissement ultérieur de ces autres tribunaux ne diminue en rien le rôle et l’autorité de la CPI, puisque celle-là n’aurait de toute façon pas été compétente à l’égard des crimes relevant de leurs compétences respectives, du fait soit du moment de leur commission (Cambodge et Sierra Leone), soit de leur nature (Liban).

DES DÉFIS SUBSISTANTS

L’honnêteté intellectuelle et le sens du réalisme exigent de reconnaître non seulement les progrès considérables accomplis en peu de temps, mais aussi les défis, parfois formidables, auxquels la juridiction internationale pénale est confrontée. En voici quelques exemples, parmi les plus importants. En commençant par les tribunaux ad hoc et les juridictions hybrides, on mentionnera aujourd’hui le défi de la mise en œuvre des « stratégies d’achèvement ». Il s’agit de parachever l’œuvre accomplie lorsque les derniers jugements sont devenus exécutoires, en particulier à l’égard des témoins protégés, des condamnés emprisonnés, des archives ainsi que, le cas échéant, des suspects en fuite.

Pour ce qui est de la CPI, on soulignera, parmi beaucoup d’autres défis, celui de la poursuite du chemin vers une plus grande universalité, par l’addition progressive de nouvelles ratifications et adhésions ; celui de l’application effective des décisions rendues par les divers organes de la Cour, au moyen d’une coopération fidèle des Etats parties au Statut de Rome et de ceux qui sont obligés de coopérer en vertu d’une résolution du Conseil de sécurité ; celui de l’adoption de programmes efficaces destinés à mettre en œuvre la « complémentarité positive », sous la forme d’une assistance offerte aux Etats désireux de se rendre pleinement capables d’exercer eux-mêmes leur juridiction à l’égard des crimes relevant du Statut de Rome ; celui d’assurer l’équité des poursuites lorsqu’elles ont lieu dans un contexte politique sensible, ce qui est très fréquemment le cas en matière de juridiction internationale pénale, et d’éviter le risque de la perception d’approches sélectives ; celui de l’indépendance et de l’impartialité à sauvegarder dans des contextes qui sont toujours affectés par la sensibilité de l’environnement politique ; ou celui de la mise à disposition de ressources financières suffisantes.

On relèvera encore que les mécanismes juridictionnels de responsabilité pénale ne sont pas en mesure d’assumer à eux seuls le rôle attendu de la vérité et de la justice dans les processus de reconstruction post-conflictuelle. Le défi consiste alors à intégrer la juridiction pénale dans un ensemble de moyens dont les rôles respectifs doivent être bien coordonnés, dès le stade de la planification de la paix : mécanismes tendant à la recherche de la vérité et à la réconciliation, juridictions pénales traditionnelles, sélection des personnalités inaptes à exercer des responsabilités dans la reconstruction, par exemple.

L’AVENIR DE LA JURIDICTION INTERNATIONALE PÉNALE

Les observations qui précèdent invitent à une réflexion plus générale sur l’avenir de la juridiction internationale pénale. Faut-il penser que cet avenir réside dans la création de tribunaux ad hoc par le Conseil de sécurité, sur le modèle des tribunaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda ? Cela n’est pas vraisemblable. Sans vouloir exclure à jamais que le Conseil de sécurité puisse récidiver dans des circonstances très particulières, les expériences faites avec ces organes subsidiaires du Conseil, en particulier les coûts et la durée de vie des institutions, pèseront de tout leur poids dans les décisions. De plus, nombre d’Etats considèrent qu’une base légale conventionnelle est préférable à une résolution du Conseil de sécurité.

L’avenir appartiendrait-il donc à des tribunaux hybrides, créés sur le modèle du Tribunal spécial pour le Sierra Leone, en vertu d’un accord bilatéral entre l’ONU et l’Etat concerné ? Cette option est devenue peu attrayante dans les cas où le Statut de Rome est applicable, car il n’y a guère d’incitation à créer une cour spéciale dans une situation dans laquelle la Cour pénale internationale pourrait être compétente. De plus, elle confère une compétence directe au tribunal international et lui assure la primauté sur les juridictions nationales, solution qui, malgré certains avantages, présente aussi des inconvénients. Enfin, elle génère des coûts dont l’expérience démontre qu’ils ne sont pas pris en charge par le budget des Nations Unies, mais qu’ils doivent être assumés par des « contributions volontaires », ce qui peut placer le tribunal dans une situation de précarité et de fragilité, voire de dépendance.

Le modèle mixte cambodgien, qui consiste en la création, en vertu du droit interne, d’une juridiction nationale intégrant des éléments internationaux et bénéficiant du soutien d’un accord entre l’ONU et l’Etat concerné, doit être évité, en tout cas dans toutes les situations dans lesquelles le régime politique en place n’offre pas suffisamment de garanties de non-interférence. Il se pourrait pourtant que des situations se présentent encore à l’avenir où le modèle hybride constitue une option adéquate, par exemple dans des cas dans lesquels la Cour pénale internationale ne serait pas compétente, les juridictions nationales ne seraient pas en mesure de faire face au défi, même avec un soutien internationale, et les institutions étatiques seraient trop fragiles ou douteuses pour offrir un cadre adéquat, pour autant que les ressources financières nécessaires soient suffisamment assurées dans la durée. Toutefois, ces situations ne seront pas nombreuses.

Alors, comment voir l’avenir de la juridiction internationale pénale ? Une réponse simple et directe consisterait à dire : la Cour pénale internationale. Cette formule a le mérite de traduire simplement une vision qui s’inscrit pleinement dans l’évolution actuelle, marquée par l’émergence de la nouvelle culture de la fin de l’impunité. Elle recourt à une référence au développement le plus spectaculaire et au symbole le plus fort de cette nouvelle culture. En revanche, elle ne rend pas suffisamment justice à une réalité complexe. La réponse la plus pertinente devrait être que l’avenir réside dans le système mis en place par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale.

Quelle différence y a-t-il avec la première réponse ? La différence essentielle réside dans le fait que le Statut de Rome consacre un système dont l’un des fondements est le principe de complémentarité. C’est dire que, au contraire des tribunaux ad hoc et des tribunaux hybrides, la CPI n’a pas une compétence directe. Ce n’est que si un Etat partie n’a pas la volonté ou la capacité d’exercer sa compétence pénale d’une manière conforme au Statut que la CPI devient compétente ; la compétence primaire appartient aux juridictions nationales. Lorsqu’on souhaite, pour l’avenir, voir les juridictions nationales assumer la poursuite des crimes internationaux, il n’est nul besoin de concevoir une évolution cyclique de l’histoire selon laquelle la création de la CPI correspondrait à un moment de cette histoire et, dépassée par le cours des choses, devrait à nouveau céder la place aux tribunaux nationaux.

La réalisation de ce souhait passe par une mise en œuvre effective de la conception fondamentale sur laquelle repose le Statut de Rome et, plus concrètement, par la mise en pratique de ce que l’Assemblée des Etats parties appelle la « complémentarité positive », soit un ensemble de mesures destinées à mettre les Etats en situation d’exercer leur compétence pénale propre, lorsqu’ils n’en ont pas encore la pleine capacité, à l’égard de crimes de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, ainsi que, dans quelques années, de crimes d’agression. Ces mesures pourront comporter, à l’égard des Etats qui en exprimeront le désir, des instruments de formation, une assistance à la réforme des systèmes judiciaire et pénitentiaire, voire du système de sécurité, une assistance aux réformes législatives nécessaires ou encore la création, en vertu du droit interne, de juridictions spécialisées, au besoin avec l’apport de ressources financières, techniques ou logistiques internationales, ou même, lorsque les circonstances le suggèreront, l’intégration d’éléments internationaux telle la participation de juges internationaux expérimentés.

Cette vision d’avenir, qui prend en compte les acquis extraordinaires des deux dernières décennies, requiert évidemment la poursuite du processus d’accroissement du nombre d’Etats parties au Statut de Rome et le renouvellement constant d’une volonté et, parfois aussi, d’un courage politiques sans lesquels les progrès réalisés auraient été impossibles.

La dernière observation proposée en conclusion concerne plus largement l’évolution du droit international, non seulement au travers d’un droit marqué par la prééminence de l’Etat et de sa souveraineté, mais encore et souvent bien davantage par le biais du droit des droits de l’homme, du droit international humanitaire et du droit international pénal. Cela se développe dans un univers dans lequel deux tendances fortes se dégagent, même si elles sont encore parfois contestées : l’émergence de la culture de la fin de l’impunité et l’avènement d’une conception responsable de la souveraineté. Dans une certaine mesure, ces deux courants se rencontrent et se renforcent mutuellement. En effet, la souveraineté comporte la responsabilité de protéger la population nationale des violations massives des droits de l’homme ou du droit international humanitaire, y compris par la poursuite et la punition des auteurs de telles violations. Au cas où un Etat n’est pas en mesure ou n’a pas la volonté d’exercer cette responsabilité, la « responsabilité de protéger » passe à la communauté internationale.

Face aux développements multiples et divers qui ont marqué l’évolution des dernières années en matière de responsabilité pénale, il convient de prendre du recul pour percevoir le phénomène dans son ensemble et prendre la juste mesure de son l’ampleur, comme aussi pour tirer les enseignements des erreurs et des échecs. C’est une très belle tâche pour la nouvelle génération que de poursuivre l’œuvre entreprise. Les idées comptent et affectent la réalité. La société civile a joué un rôle crucial dans les développements de ces dernières années et continue à le faire. Face aux violations si fréquentes et massives de la dignité humaine, la motivation d’agir ne devrait pas manquer. L’engagement personnel dans ce domaine vaut la peine d’être vécu et partagé.