Introduction

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Les augures ne cessent de répéter, comme pour s’en mieux convaincre, que la crise financière est dernière nous. C’est peut-être vrai pour la zone euro, chahutée par les fonds spéculatifs après le sauvetage des banques par les Etats, mais la crise politique reste entière, à l’échelle nationale, avec des démocraties fragilisées dans leur définition même, entre désespérance populaire et trahison des élites, montée des populismes et fuite des capitaux, en dehors de toute « vertu ». S’il y a un plébiscite quotidien, c’est celui du vouloir vivre à part. Cette perte de démocratie à la base n’est pas compensée par un surcroît de participation au sommet. L’Assemblée générale de l’ONU, faute de se réformer, cherche à imposer un débat sur l’organisation du G20, désormais présidé par le président Vladimir Poutine, devenu le chantre de la libre concurrence contre l’Union européenne.

Entre des structures égalitaires, lourdes et sclérosées, paralysées par une anarchie organisée à l’image du liberum veto de la monarchie polonaise, et la tentation de l’homme providentiel, imposant la « verticale du pouvoir » par une sorte de décisionnisme schmittien, fondant la légitimité sur l’autorité de l’instant et la définition de l’ennemi, le politique devient un champ de ruines. On est loin du temps où Pierre Mendès France et Georges Boris siégeaient au Conseil économique et social des Nations Unies, l’Ecosoc. Plus que jamais la question de l’articulation entre expertise, efficacité et légitimité se trouve posée. Valéry Giscard d’Estaing a récemment évoqué le devenir de l’Europe : « Au final, les dirigeants se réunissent rarement et plutôt dans une atmosphère de crise, alors qu’ils devraient se rassembler régulièrement dans une atmosphère de travail. La politique, au sens historique du terme, c’est la définition d’un objectif, et ceci à moyen ou à long terme. Or actuellement la zone euro vit au jour le jour » (1).

Au-delà du rêve technocratique d’un gouvernement des savants, hérité d’Auguste Comte, se trouve posée la réforme de la gouvernance mondiale. On oublie trop que des mots usés comme « organisation » ou « coopération » viennent du positivisme sociologique, dans un moment d’effervescence intellectuelle où, après la Révolution française, entre la fin du droit divin et le totalitarisme marxiste, il fallait penser « le gouvernement des hommes et l’administration des choses », face à la première mondialisation capitaliste, comme un tout, en conciliant « l’ordre et le progrès », comme le rappelle la devise du drapeau brésilien. Il fallait aussi articuler société politique, société civile et société économique. Ce n’est pas un hasard non plus si l’Organisation internationale du travail, mise en place par le Traité de Versailles il y a près d’un siècle, établit un tripartisme qui fait encore aujourd’hui figure de pionnier, face aux dangers de « dumping social » qui menacent la paix, ouvrant la voie à des négociations collectives et à des conventions internationales du travail. Toute réforme de la gouvernance mondiale passe par un nouvel équilibre entre l’ONU, l’OMC, l’OIT et une future organisation environnementale dont la France de Jacques Chirac à François Hollande ne cesse de se faire le promoteur.

On retrouve ce schéma original, débarrassé de ses faux-semblants corporatistes, au sein des structures démocratiques, avec les différents Conseils économiques et sociaux, associant les « forces vives de la nation » aux syndicats et aux entreprises, en intégrant l’ensemble des préoccupations environnementales ou « sociétales », comme en France depuis la réforme constitutionnelle de 2008 qui prolonge l’adoption de la Charte de l’environnement intervenue en 2004. Le président Jean-Paul Delevoye a bien voulu situer pour nous cette diplomatie en réseau des Conseils économiques et sociaux, constituant une forme originale de diplomatie parlementaire, articulée avec les institutions de Bruxelles et de Strasbourg, notamment le Comité économique et social européen. A côté d’une logique territoriale représentée par le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe et le Comité des régions de l’Union européenne, mais aussi le foisonnement des réseaux internationaux, comme celles de Cités et gouvernements locaux unis (CGLU), on voit apparaître une trame socio-économique ancrée dans le terrain. Il serait facile d’opposer ces mouvements structurés venus de la base, ces grass-roots organisations, et les clubs informels, comme le Forum de Davos, où le Secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, a lancé en 2000 l’idée d’un Global Compact, un « Pacte global » associant les entreprises multinationales aux objectifs de l’ONU, grâce à des engagements volontaires en matière de droits de l’homme, de droits des travailleurs et d’environnement, un dixième principe visant la lutte contre la corruption ayant été ajouté ultérieurement.

A défaut de nouveau directoire ou de nouvelle politique, c’est l’approche thématique qui semble privilégiée. On en a eu l’expérience avec la Conférence de Rio+20, organisée en juin 2012, dans le droit fil des conférences onusiennes de suivi, qui peuvent avoir lieu dans ces cadres très différents, allant de la « grand-messe » à l’impasse complète, comme on le voit avec le 20 e anniversaire de la Conférence mondiale sur les droits de l’homme de Vienne de 1993, qui est passé sous silence de peur de voir remettre en cause le consensus établi au lendemain de l’écroulement du Mur de Berlin, au moment même où de nouvelles revendications religieuses se faisaient jour, comme si un bilan ne s’imposait pas. Il n’y aura pas de « Vienne+20 », le moindre paradoxe n’étant pas de voir aujourd’hui la Russie mettre en avant les « valeurs traditionnelles » face aux « droits individuels ». De même, le suivi de la Conférence de Durban sur le racisme organisée en septembre 2001 a été cantonné à des réunions organisées à Genève, qui étaient vouées à l’échec, même en se gardant de parler de « Durban+10 ». Le choix d’un rendez-vous de haut niveau pour Rio+20, malgré tous les efforts de la diplomatie brésilienne, n’a pu que faire monter les enchères et susciter la déception face aux résultats obtenus. Sandrine Maljean-Dubois et Matthieu Wemaere nous livrent une analyse très riche des méthodes et des enjeux de la négociation climatique.

Dans un tout autre contexte, le Forum mondial de l’eau a permis de mettre l’accent sur ce « bien public mondial » qui est au cœur des travaux de nombreuses instances internationales, de la Commission du droit international au Conseil des droits de l’homme (cf. le colloque organisé par la SFDI à Orléans, France). L’originalité du Forum de Marseille, par rapport aux conférences onusiennes, c’est l’ambition des acteurs privés, notamment les « géants de l’eau » et des autorités locales, de réunir l’ensemble des parties prenantes dans un cadre ouvert et informel. L’ambiguïté est évidente, avec le risque de faire primer une logique d’intérêt face au processus de décision, mais du moins le lobbying des multinationales a le mérite de s’afficher comme tel et de faire toute leur place aux initiatives de la société civile. La création de Waterlex illustre bien cette dynamique et son fondateur, Jean-Benoît Charrin, tire pour nous les leçons de ce 5e Forum mondial de l’eau. Sommes-nous dans les « eaux glacées du calcul égoïste » dénoncé par Marx ou dans un nouveau mode de gouvernance, décentralisé, multipolaire ? On peut seulement constater que plus l’impuissance des autorités établies se manifeste, plus la recherche de multipartenariats est mise à contribution, au risque de diluer les responsabilités. Il s’agit d’une fuite en avant, plus que d’une méthode de gouvernement où après le temps de la concertation vient celui de l’action. L’approche thématique ne débouche pas plus sur des priorités clairement identifiées que l’approche globale sur des réformes de structures admises par tous. La solidarité forcée, née du sursaut face à la contagion de la crise de 2008, avec des mesures techniques immédiates prises par le G20, semble laisser place à un enlisement dans le chacun pour soi des égoïsmes sacrés, comme si la crise était dernière nous, alors que ses conséquences économiques, sociales, politiques et morales imposent plus que jamais, à tous les niveaux du local au global, des réponses concertées à long terme.

Il revient à nos démocraties de retrouver le sens du progrès, à l’image d’un normalien de 20 ans découvrant le Transsibérien en 1898, grâce à une bourse de voyage de la Cie des Wagons-lits. Retrouvant la route des caravanes et des foires, il décrit la ruée vers l’Est : « d’une irrésistible poussée, les forces naturelles, longtemps contenues, augmentées de tous les progrès modernes, exaltées par leur liberté, se précipitèrent ». Non sans craindre le dumping social : « Qu’adviendra-t-il de nos marchés et comme les mesures de protection auront peu d’efficacité contre la pauvreté surproductrice du peuple jaune ? ». Ce jeune historien au regard aiguisé de géographe, découvrant avec enthousiasme un monde bigarré où les hommes, les marchandises et les valeurs circulent, n’est autre qu’Albert Thomas, le fondateur de l’OIT, futur prix Nobel de la paix (2). Le défi pour l’Europe aux vieux parapets est de retrouver cette foi dans l’avenir, cette volonté collective d’entreprendre, ce dynamisme fait de liberté et de solidarité.