Le Royaume-Uni, puissance du XXIème siècle

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APRES LE DECLIN, LE RETOUR

Le Royaume-Uni a toujours suscité – en France particulièrement mais pas uniquement – un mélange d’admiration et d’exaspération. Admiration pour ses institutions, modèle de stabilité et d’efficacité, de liberté individuelle et d’action collective ; pour sa civilisation, qui a conquis une universalité réelle, davantage peut-être que celle qu’aime à revendiquer la France ; pour son influence internationale, qui n’a certes pas été exempte de vicissitudes, mais qui n’est nullement inférieure à la nôtre. Exaspération en revanche, à l’égard d’un système social toujours marqué par de profondes et spectaculaires inégalités ; à l’égard d’une politique souvent perçue comme hostile, comme volontiers dominatrice, en dépit de la prétendue Entente cordiale ; à l’égard d’une duplicité supposée, qui fait par exemple de ce pays un partisan douteux de l’Union européenne ; à l’égard d’une arrogance diplomatique, qui conduit le Royaume Uni à se prétendre le meilleur allié des Etats-Unis, le confident voire l’inspirateur de la seule puissance mondiale …

C’est dire qu’un jugement équilibré sur le Royaume-Uni est en France difficile, et que l’analyse cède souvent la place au plaidoyer ou au réquisitoire. Anglomanie et anglophobie font partie du patrimoine national. Pourquoi alors ne pas donner la parole à l’accusation d’abord, à la défense ensuite ? Mais quel peut être l’objet du procès ? Pour les besoins du présent dossier, il est de savoir comment le Royaume-Uni, au-delà de sa longue histoire, aborde le vingt et unième siècle, où en sont son rôle et son influence internationale sur divers plans : est-il de retour, comme pays singulier, ou à l’inverse en voie d’absorption et de résorption dans des ensembles plus vastes – l’Europe, qu’il rejoindrait enfin, ou un axe transatlantique dans lequel il ne serait qu’un lieutenant, et pas nécessairement le premier, du grand frère américain ? Il reviendra à chacun de former son propre jugement, et le présent dossier fournit quelques pièces à cette fin.

Le Royaume Uni, puissance et modèles déchus

Commençons par l’accusation, avec une vision cavalièrement négative. Quelques données simples : comparons le Royaume-Uni en 1906 et en 2006. En 1906, le pavillon britannique est sans égal sur les mers comme dans les territoires coloniaux ; il paraît l’arbitre de la paix et de la guerre ; sa civilisation est rayonnante, sa démographie brillante, il est à l’avant-garde des pays les plus évolués. La fin de l’ère victorienne semble une apogée : avec des moyens restreints, notamment sur le plan militaire, et grâce à son intelligence politique, le pays paraît avoir réalisé les ambitions d’une Athènes moderne, cumuler la liberté et la puissance, la suprématie intellectuelle et la tranquillité heureuse de la vie quotidienne, assurer la domination d’un Empire maritime dont chacun recherche l’alliance sans qu’il s’engage pour quiconque.

En 2006, le tableau est bien différent, et le XXe siècle a été fatal à la puissance britannique. Une île dans une mer périphérique ; un pays appauvri, à la démographie moyenne, qui doit compter avec les autres et ne domine plus personne, à laquelle la première guerre mondiale a coûté l’Irlande et la seconde son Empire ; qui a dû assister à l’irrésistible montée en puissance des Etats-Unis qui se sont substitués à lui partout où ils ont pu ; qui a largement renoncé a son autonomie de décision, a vendu son industrie et a été contraint à se résigner à la construction de l’Europe, construction qu’il avait toujours redoutée et dont il est loin d’être la première puissance. Le naufrage du Titanic n’a-t-il pas été le symbole, le signe avant coureur d’une catastrophe historique qui, de la première puissance mondiale, a transformé en un siècle le Royaume Uni en un pays comme un autre, à la recherche d’un rôle qu’il peine à trouver ? Suicide d’une Nation, écrivait mélancoliquement Arthur Koestler en 1963.

Au moins, si l’on compare avec les guerres coloniales françaises, le Royaume-Uni pouvait estimer qu’il avait maîtrisé la décolonisation et rompu élégamment avec une force révolue de puissance. Mais est-ce si vrai si l’on y regarde plus en détail ? Ce serait faire bonne mesure des catastrophes engendrées, à plus moins long terme, par les modalités de cette décolonisation dans différents points de l’ancien Empire : la partition violente et meurtrière du sous-continent indien, source d’affrontements encore non résorbés entre l’Inde et le Pakistan ; l’Afrique du Sud et sa politique d’apartheid qui a empoisonné l’Afrique pendant des décennies ; Chypre, divisé et partiellement occupé, où un mur mutile toujours la capitale d’un pays qui, bien que membre de l’Union européenne, n’est pas maître de lui-même, n’est pas un pays libre ; surtout, et sans même évoquer le Koweit et l’Iraq, last but not least, la Palestine, foyer de l’une des questions les plus dangereuses des relations internationales contemporaines. On disait anciennement que jeter de l’huile sur tous les brasiers était une méthode britannique : les brasiers ne sont pas tous éteints.

Si même l’on prend comme référence la période 1956 – 2006, le tableau n’est guère plus brillant. En 1956 encore, le Royaume-Uni pouvait s’illusionner sur lui-même, se ranger au nombre des vainqueurs de la seconde guerre mondiale, et exercer contre les dictateurs un droit d’intervention dont l’expédition de Suez, menée de concert avec la France et Israël, était une manifestation éclatante – et instructive : il apprenait alors qu’en vérité, pas plus qu’aucun autre pays européen, il n’avait gagné la guerre. La seconde guerre mondiale a certes été son moment héroïque, mais aussi son chant du cygne. Il lui fallait s’incliner devant l’injonction américaine, retirer navires et troupes, rentrer dans le rang. Près d’un demi-siècle plus tard, c’est en second des Etats-Unis, et loin derrière, qu’il accompagnait une nouvelle expédition de Suez, contre l’Iraq cette fois. Entre les deux, l’alignement sur la politique américaine avait été à peu près constant, sauf lors de la guerre du Vietnam. Parangon d’un OTAN dominé par les Etats-Unis, le Royaume-Uni ne semble être rien d’autre qu’un relais docile de la puissance américaine en Europe et, lorsque le grand frère y consent, dans le monde.

Nulle malédiction dans cette déchéance : ce sont les fautes du Royaume-Uni qui en sont l’origine. Fautes contre ses propres principes : gardien d’un équilibre européen qui fonctionnait à son profit, celui de sa domination universelle, le pays a oublié de remplir sa mission à plusieurs reprises : il a laissé annexer l’Alsace-Lorraine en 1871, créant une fracture irréconciliable en Europe, nourrissant l’aventurisme consécutif de l’Allemagne impériale, et il a payé cette erreur par la première guerre mondiale ; pire encore, après ce conflit pour lui négatif, confondant l’équilibre avec la division, il a encouragé le relèvement allemand, laissé seule à nouveau la France affaiblie devant la montée des périls et s’est illusionné avec sa politique d’appeasement jusqu’à une nouvelle catastrophe, nettement plus dommageable pour lui. Après la seconde guerre mondiale enfin, il a manqué le choix européen qui aurait pu lui assurer le leadership de l’Europe occidentale, et s’est obstiné dans sa préférence pour les Etats-Unis, au nom de « liens spéciaux » qui n’existaient guère que dans son esprit.

Fautes historiques dont il a payé le prix le plus lourd, car en définitive il est relativement moins bien sorti de la seconde guerre mondiale que l’Allemagne ou même la France. Royaume de la nostalgie, du culte des rites et des apparences, il n’est pas, il n’a jamais su être l’animateur d’un projet européen. Quant à son modèle politique et social, il n’est plus guère une inspiration pour autrui : le bipartisme assure certes la continuité du pouvoir, mais ne permet pas le renouvellement des forces politiques, qui semblent figées ; les services publics sont renommés pour leurs retards, leurs difficultés, leur inefficience ; la société reste hiérarchisée et dure aux faibles ; le travail n’exclut pas la pauvreté ; le multiculturalisme est parfois un apartheid de fait ; la monarchie ne s’est guère adaptée à une société démocratique ; à l’inverse des monarchies nordiques, elle a manqué son aggiornamento

Le Royaume-Uni : Continuité, modernisation, mondialisation

Ce réquisitoire, objecteront nombre de bons esprits, est excessif et injuste. La tâche de la défense est beaucoup plus aisée. Il est vrai que le Royaume-Uni a traversé un siècle d’épreuves. Mais il les a surmontées avec une remarquable intelligence, et il surgit, à l’aube du XXIe siècle, bien davantage maître de lui-même qu’il n’y paraît, avec une capacité d’influence plus forte que la plupart de ses partenaires. Au surplus, c’est un peu un retour à la normale que la réduction de sa puissance. Après avoir remporté contre la France la deuxième guerre de Cent Ans, celle pour la domination universelle, entre 1700 – début de la guerre de Succession d’Espagne – et 1815 – Waterloo -, le Royaume-Uni s’est trouvé assumer des responsabilités auxquelles il n’aspirait pas. Il n’est en outre que trop facile de lui imputer des guerres et des destructions qui résultent avant tout des erreurs des autres, notamment des politiques guerrières des Etats européens. Quant à son déclin de puissance relative, il est celui de l’Europe tout entière, et non d’un seul pays.

Il a en outre montré dans ces épreuves une résistance, une ténacité que beaucoup pourraient lui envier. Il a toujours su rester lui-même, fidèle à ses principes, et n’a jamais accepté aucune forme de soumission. Il a rompu avec le « splendide isolement » des années dominatrices mais égoïstes, et il démontre beaucoup plus de solidarité internationale dans la défense des valeurs communes de l’Europe qu’auparavant. On le voit par exemple à la tête du combat en faveur de la justice internationale pénale, y compris contre les Etats-Unis. Il se préoccupe du sort de l’Afrique, retrouvant l’esprit qui deux siècles plus tôt le plaçait en première ligne de la lutte contre la traite des esclaves. En soutenant l’entrée dans l’Union européenne des Etats issus du camp socialiste, il affirme un devoir de développement à leur profit. Il n’est nullement hostile à la politique commune de sécurité et de défense – simplement il mesure que, pour une durée encore indéterminée, l’Europe a besoin des Etats-Unis pour sa propre sécurité comme pour jouer un rôle universel.

Si maintenant on le considère par rapport à lui-même, voir dans le Royaume-Uni un pays archaïque est céder au piège des apparences : sous la perruque l’électronique en quelque sorte. Plus vite que d’autres, il a su et pu faire les réformes qu’imposait la modernisation du pays. Margaret Thatcher puis Tony Blair, l’une pour la droite, l’autre pour la gauche, sont devenus, non seulement pour l’Europe mais aussi pour le monde, des exemples de conception, de stratégie et d’action politiques. Chacun à leur manière, ils ont su sortir des schémas de l’Etat providence qui asphyxient certaines économies continentales, c’est-à-dire rompre avec le couple Keynes – Beveridge qui était pourtant la modernité, et la modernité britannique, des deux après guerre. Cette intuition de l’avenir et cette vision largement économique de l’organisation sociale – qui a par exemple toujours caractérisé le socialisme britannique par rapport au socialisme français, beaucoup plus marqué par l’égalitarisme – ont limité les affrontements idéologiques partisans. Le consensus national n’exclut pas pour autant le respect des différences, comme on le voit avec la dévolution de compétences importantes à l’Ecosse ou aux Pays de Galles.

On retrouve cette habileté et cette élégance dans l’adaptation avec la survie du Commonwealth. La décolonisation britannique, plus vite amorcée que les autres, a, probablement plus que d’autres, reposé sur le désir d’alléger le pays d’un fardeau devenu trop lourd. Elle a facilité le maintien de liens avec un ensemble de pays plus ou moins lointains, plus ou moins différents, où la Couronne remplit un rôle qui n’est pas que symbolique. Quoi qu’on pense du bilan politique de la décolonisation britannique, l’Empire a laissé dans beaucoup de dominions une empreinte profonde, et acceptée. Il a favorisé l’expansion de l’anglais comme langue universelle, de sorte que chaque Britannique peut se trouver chez lui dans le monde entier, et peut encore penser le monde comme un espace où partout il a sa place. Ce sont en outre des règles britanniques que l’on applique dans la plupart des sports internationalement pratiqués. Au-delà du football, cricket, rugby ou tennis sont des marqueurs de civilisation populaire qui rappellent universellement les vertes pelouses d’Angleterre, cependant que la royauté des arbitres évoque la puissance des juges britanniques.

Rien d’étonnant dès lors si, mieux que la plupart de ses partenaires continentaux, le Royaume-Uni s’adapte à la mondialisation. Il y retrouve son espace d’expansion naturel, puisqu’il a traditionnellement été favorable au libre échange, malgré le détour de la préférence coloniale. C’est dans ce contexte qu’il faut apprécier l’attitude britannique à l’égard de la construction européenne. On peut y voir de la duplicité, ou même la volonté perverse de détruire de l’intérieur ce qu’il n’a pas pu empêcher de l’extérieur. Mais le Royaume-Uni est fidèle à ses conceptions : une Europe intergouvernementale, fondée sur la coopération, largement ouverte sur l’extérieur. Par rapport à l’Union européenne, sa politique est donc logiquement une politique d’inflexion plus que de progression. Elle est aussi d’éviter que l’Union ne se constitue en bloc continental qui entrerait en rivalité avec les Etats-Unis. Entre ces deux espaces, qu’il considère comme économiquement, culturellement, stratégiquement et politiquement complémentaires, le Royaume-Uni se conçoit comme un pays pivot – et là réside sans doute la forme actuelle de sa quête de puissance.

Etat pivot, habile à utiliser comme levier des forces qui le dépassent, mais qu’il peut modérer ou entraîner suivant les cas : à cette fin, le Royaume-Uni peut mettre à profit l’influence qu’il exerce dans les trois plus importantes organisations internationales – les Nations Unies, dont il est membre permanent du Conseil de sécurité ; l’OTAN, dont il se veut le membre le mieux armé et le plus actif après les Etats-Unis ; l’Union européenne, où il a sans doute plus de mal à définir sa place. Dans ces trois cas cependant, il a su placer ses ressortissants dans les secrétariats et les structures internes à des postes sensibles – pas nécessairement les plus visibles, mais ceux qui peuvent servir comme multiplicateurs d’influence. Ainsi le pays retrouve dans un contexte nouveau sa politique traditionnelle : utiliser de façon optimale des capacités réduites, savoir mobiliser à ses fins la force d’autrui, mettre au service d’objectifs constants – la liberté, la prospérité, le rayonnement du Royaume-Uni – des moyens flexibles.

La dualité comme principe et la duplicité comme méthode

Entre réquisitoire et plaidoyer, avec le concours des divers éléments du présent dossier, chacun peut forger sa propre opinion. On ne prétend donc pas conclure et juger, seulement récapituler et donner une note plus subjective. Au fond, si à l’instar de Montesquieu on cherchait à définir « l’esprit général de la nation », on observerait que le Royaume Uni paraît toujours intérioriser une sorte de dualité. C’est une monarchie, mais aussi une démocratie ; en dépit de leur liberté, ses ressortissants ne sont pas des citoyens mais des sujets ; c’est un conservatoire, presque un musée de traditions féodales, et en même temps une élite avide de modernité ; une société individualiste, mais un pays de castes ; il a une religion d’Etat mais protège la liberté religieuse ; un Royaume Uni, mais multinational et respectueux des traditions des nations qui le composent ; un allié, un ami, est toujours pour lui virtuellement un rival, un ennemi ; il est dans l’Europe et au-delà de l’Europe … Dans cette dualité réside l’énigme propre du lieu d’élection du roman policier. Il n’est pas pour rien l’espace culturel qui a engendré le Dr Jekyll et Mr Hyde – sa littérature même semble cumuler la folie criminelle et la maîtrise rationnelle, ou, sur un mode plus bénin, les ambiguïtés des personnages de Graham Greene ou de John Le Carré.

Sur le plan international, et sans donner à ce terme un sens nécessairement péjoratif, la traduction de cette dualité est une forme de duplicité du comportement britannique. C’est un reproche que l’on adresse fréquemment au Royaume-Uni, mais c’est aussi une habileté, qu’il pratique supérieurement, comme un art. La duplicité est corrélée à l’équilibre, avec lequel la politique extérieure du pays s’est longtemps confondue. Corrélée, parce qu’elle n’en est ni la cause ni la conséquence, mais une composante. D’une part, il convient d’avoir toujours plusieurs fers au feu, et de pouvoir infléchir ses préférences en fonction des évolutions de la puissance, pour soutenir les faibles contre les tentatives de domination des forts ; d’autre part le gardien de l’équilibre devient le maître du jeu, de sorte que l’équilibre porte en lui-même sa propre contradiction. Certes, l’équilibre n’est plus le principe organisateur du comportement international britannique, et le Royaume-Uni recherche plus volontiers désormais la compagnie des forts. Mais il reste une intelligence politique sans égale, appuyée par une situation insulaire – il faut bien la mentionner … – privilégiée.

L’intelligence politique interdit le manichéisme, les réductions idéologiques, elle est faite de nuances, d’ambiguïtés et de subtilités, d’infidélités calculées, d’ajustement permanent des conduites aux objectifs poursuivis, elle comporte plusieurs dimensions, elle joue sur plusieurs registres. C’est cette intelligence qui a fait défaut au Royaume-Uni dans la deuxième moitié du XIXe : il s’est endormi sur un sentiment de supériorité, et les deux guerres mondiales l’ont brutalement réveillé. Il a mis un certain temps à le faire, comme le montrent son retard à mesurer la dynamique de la construction communautaire et son incrédulité devant la profondeur du rapprochement franco-allemand. Durant cette période cruelle pour lui, il a pu réduire l’ambition dominatrice de l’Allemagne, mais il a dû passer le flambeau de l’hégémonie aux Etats-Unis. Il semble désormais avoir pris conscience, plus vite que d’autres, du nouveau contexte résultant de la fin de l’affrontement Est-Ouest. Dans ce contexte, il retrouve un tableau qui lui est plus familier, le monde et pas seulement l’Europe. C’est avec les armes de la tradition et de la modernité qu’il aborde, les yeux grands ouverts, le nouveau siècle.