Sur la planche : un chaos poétique

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Dans la zone portuaire de Tanger, Badia et son amie Inane travaillent dans une usine où elles trient des crevettes tout en rêvant de devenir des « textiles », c’est-à-dire travailler dans la zone franche. Elles vont rencontrer deux autres jeunes filles qui comme elles, le soir venu, séduisent des hommes que Badia et Inane ont pour habitude de voler ensuite. Le quatuor va alors faire équipe…

Ouverture du film – Badia, l’héroïne, s’avance face caméra et débite :
« Mieux vaut être debout, tenu par son mensonge, qu’allongé, écrasé par la vérité des autres. Je ne vole pas, je me rembourse. Je ne cambriole pas, je récupère. Je ne trafique pas, je commerce. Je ne me prostitue pas, je m’invite. Je ne mens pas. Je suis déjà ce que je serai. Je suis juste en avance sur la vérité : la mienne ! »
Badia est écorchée vive, elle se braque avec des mots ; obsédée par la propreté de son corps qui, pour elle, porte constamment l’odeur de sa condition.
Si Sur la planche est un film bancal, ses imperfections se conjuguent à cette jeunesse à vif. C’est une tragédie sociale, politique et urbaine. Un chaos vital, un geste radical, un diamant brut à l’image de ses héroïnes.

Tanger – personnage à part entière – est filmé sans plans larges, sans soleil ni palmier. Tanger ce sont ici des rues étroites, les courses en taxi et, à la périphérie, la fameuse zone franche ; cette poche d’activité où se sont installées des entreprises attirant toute une main d’œuvre bon marché, le nouvel eldorado pour un bon nombre de marocains. Le temps et l’espace comprimés, les plans rapprochés empêchent la ville et ses habitants de toute projection.

Le fait que l’intrigue de Sur la planche prenne place à Tanger n’est pas un hasard. La réalisatrice Leïla Kilani a souhaité mettre en scène cette ville entre deux âges. Quarante ans durant, cette métropole atrophiée a essuyé une importante récession économique. Désormais dotée d’un nouveau port et d’une zone franche, ce n’est qu’à partir des années 2000 qu’elle a pris sa revanche. Quand elle était enfant, Leïla Kilani aimait observer l’horizon depuis le port de Tanger. Une quinzaine de kilomètres sépare la ville marocaine de la côte espagnole.

En fonction de la météo, la fillette voyait plus ou moins bien de l’autre côté. Elle mettait des notes, comme à l’école : 19 sur 20 quand le ciel était dégagé, 12 si le temps était couvert… « Cette présence physique de la frontière était incomparable. Tout le monde était aimanté » , raconte la réalisatrice. Pour comprendre le cinéma de Leïla Kilani, il faut l’écouter parler de Tanger. Cette ville ouverte sur le détroit de Gibraltar lui a fourni la matière de son premier documentaire, Tanger, le rêve des brûleurs (2002). C’est l’histoire d’une obsession : partir. « L’expression « les brûleurs » a été inventée dans les années 1990. Ces jeunes veulent brûler leur identité. Ils ne peuvent pas se réaliser dans leur pays, alors ils doivent se dépasser, un peu comme des héros de western. Mais ils ne sont que la partie émergée de l’iceberg (…) », souligne Leïla Kilani.

Sur la planche de Leïla Kilani (2012, Maroc, 110min)