J. Rudolph, M. Szonyi, The China Questions. Critical insights into a rising power, Cambridge & Londres, Harvard University Press, 2018, 337 p.
Mieux comprendre la Chine devrait être, par les temps qui courent, une préoccupation universellement partagée. Qu’elle soit particulièrement vive pour les spécialistes de relations internationales se passe désormais de démonstration : l’impact de la politique étrangère chinoise sur toutes leurs dimensions relève de l’évidence quotidienne et l’évolution intérieure du régime représente sans conteste l’un des plus puissants facteurs d’hétérogénéité du système international.
À cet effet, les chercheurs du Fairbank Center de l’Université d’Harvard viennent de publier un ouvrage original. The China Questions est une compilation de 36 articles d’une dizaine de pages, dont chacun traite d’une grande question sur la Chine contemporaine. Rédigées dans un style qui évite délibérément le jargon académique, les contributions n’entendent pas pour autant renoncer à la rigueur que l’on est en droit d’attendre d’universitaires. Des problèmes très variés sont couverts en six chapitres (politique, relations internationales, économie, environnement, société, histoire et culture), des plus pressantes interrogations médiatiques (« L’économie chinoise va-t-elle connaître un atterrissage brutal ? ») à certains thèmes souterrains non moins fondamentaux (« Qui est Confucius dans la Chine d’aujourd’hui ? »).
« Le régime communiste chinois est-il légitime ? » Alors que la révision spectaculaire de la constitution chinoise vient de ménager à Xi Jinping une autorité prééminente et un pouvoir personnel illimité dans le temps, l’article d’Elizabeth J. Perry ouvre à juste titre le volume. À partir de la typologie définie autrefois par Max Weber, elle constate que ce retour sur les tentatives d’institutionnalisation d’une direction collective, initiées par Deng Xiaoping, éloigne la Chine du modèle de la légitimité rationnelle-légale, sans la ramener clairement à la légitimité charismatique qui était, sous Mao, au principe du pouvoir. D’après les indicateurs dont on dispose, les Chinois expriment pourtant un net soutien à leur système politique et à leurs dirigeants, ce qui selon l’auteur ne peut s’expliquer par la seule coercition, bien réelle au demeurant, exercée par le régime sur la population. Pour l’expliquer, deux thèses se font concurrence : celle de la légitimité par la performance, défendue par certains politistes, qui conduit à prédire la chute du régime en cas de détérioration majeure de l’économie ou de l’environnement international de la Chine ; et celle d’une légitimité historique, mise en avant par le Parti communiste lui-même. Cette dernière justification, qui semble donner une assise plus solide au régime, n’est pas dénuée de contradictions : à la glorieuse victoire de 1949 ont succédé les désastres du maoïsme, ce qui conduit le pouvoir à s’arcbouter à l’édifice fragile d’une histoire expurgée ; et c’est au nom d’un passé national millénaire que sont défendues des institutions importées d’Union soviétique, et des revendications territoriales sur des espaces administrés parfois très tardivement par l’Empire chinois.
Le chapitre consacré aux relations internationales apporte des éléments de réflexion sur les trois principaux problèmes de la politique étrangère chinoise que sont la place de la Chine dans son environnement régional, sa relation avec les États-Unis et le caractère général de l’inscription chinoise dans le système international. Sur le premier point, Steven M. Goldstein rappelle les raisons pour lesquelles le statu quo reste à horizon prévisible la solution privilégiée par tous les acteurs dans la question taïwanaise. Ezra F. Vogel revient sur les facteurs qui rendent difficile une amélioration des relations sino-japonaises. Odd Arne Westad montre qu’un leadership ou une domination de la Chine en Asie n’a encore rien d’évident, du fait de la dégradation, imputable à Pékin, des relations avec ses voisins entre 2010 et 2015, de la vigueur des nationalismes populaires dans toute la région et du maintien de la présence américaine. Andrew S. Erickson conclut son examen de l’évolution des forces armées chinoises en distinguant nettement le renforcement considérable de leurs capacités dans les mers proches des progrès plus graduels en matière de projection à longue distance.
Robert R. Ross et Alastair Iain Johnston signent les deux contributions les plus intéressantes du chapitre. Le premier traite de la signification de la montée de la Chine pour les États-Unis, qui selon lui ont à poursuivre deux objectifs difficiles à concilier : l’augmentation de leurs forces militaires dans la région, pour assurer l’équilibre de la puissance, et le maintien de la stabilité qui bénéficie à tous par la promotion de la coopération avec la Chine. D’après Ross, celle-ci a joué toute sa part dans l’aggravation de la compétition stratégique sino-américaine depuis 2010. Son manque de retenue dans la défense de ses revendications de souveraineté a inévitablement suscité des craintes dans toute la région et de l’autre côté du Pacifique. Mais en retour, Washington a échoué à gérer les perceptions chinoises des intentions américaines en prenant des initiatives qui ont envoyé un signal de containment sans améliorer matériellement la sécurité des États-Unis (le déploiement du système THAAD en Corée du Sud, l’intensification de la coopération militaire avec le Vietnam et le soutien indirect aux États riverains opposés à la Chine en mers de Chine méridionale et orientale sont pointés du doigt). Le second se demande si l’exceptionnalisme chinois, défini – un peu restrictivement – comme la croyance en un caractère essentiellement pacifique du peuple chinois, est nuisible aux intérêts de politique étrangère du pays. L’analyse d’une enquête de terrain menée dans la région de Pékin montre que plus les Chinois sont convaincus de leur pacifisme intrinsèque, plus leurs préférences de politique étrangère sont dures et leur vision des relations internationales conflictuelle : en cela, ils ne diffèrent pas des tenants de l’exceptionnalisme américain dont le militarisme semble proportionnel à la vertu qu’ils prêtent aux États-Unis.
Charles-Emmanuel DETRY
16 avril 2018