Le 14 novembre dernier, Mykhailo Minakov intervenait au Kennan Institute du Wilson Center (Washington) sur le bilan du président ukrainien Volodymyr Zelensky six mois après son arrivée à la présidence ukrainienne. Philosophe de formation, Mykhailo Minakov est Senior Advisor pour l’Ukraine auprès du Kennan Institute et rédacteur en chef du blog Focus Ukraine. Nous proposons ici un compte rendu de son intervention.
La victoire de Volodymyr Zelensky constitue en soi un évènement à trois niveaux : élection à la présidence d’un homme ayant entamé sa carrière politique à peine six mois auparavant ; confirmation de la disparition de la division Est/Ouest qui structurait la vie politique ukrainienne jusqu’en 2014 ; renouvellement de la vie parlementaire avec l’arrivée de jeunes députés novices en politique.
L’une des clefs de ce succès réside dans la capacité du président Zelensky à avoir su capter et orienter les principales attentes des Ukrainiens plutôt que d’avoir été force de proposition. Ces principales attentes, à partir desquelles Volodymyr Zelensky a forgé son programme électoral, concernaient la paix dans le Donbass et la stabilité du pays, la lutte contre la corruption et l’amélioration de la situation économique. Six mois après son élection, quel premier bilan de Zelensky peut-on tirer dans ce domaine ?
Paix dans le Donbass et stabilité du pays
Mykhailo Minakov souligne l’activisme du nouveau président ukrainien sur la question de la résolution du conflit dans le Donbass : depuis son élection, Volodymyr Zelensky a effectivement multiplié les initiatives dans ce domaine. Cet activisme a permis un échange historique de prisonniers entre Moscou et Kiev en septembre 2019 (35 prisonniers ukrainiens, dont le réalisateur Oleg Sentsov et les 24 marins détenus depuis le mois de novembre 2018 à la suite de l’incident dans le détroit de Kertch, contre 35 prisonniers russes). La dynamique actuelle a également permis le retrait des troupes ukrainiennes et séparatistes de plusieurs points le long de la ligne de contact, alors que la tenue d’un sommet en format Normandie[1] au niveau des chefs d’États et de gouvernements – le dernier sommet a eu lieu en octobre 2016 à Berlin – a été agréée pour le 9 décembre prochain à Paris.
Mykhailo Minakov précise également que ce conflit qui dure depuis près de 6 ans, n’a pour l’heure pas fondamentalement altéré les perceptions ukrainiennes vis-à-vis de la Russie. Si l’image de la Russie était très négative en 2015, environ 60 % des citoyens ukrainiens considèrent de nouveau la Russie positivement en 2019. D’après un récent sondage mené auprès de la population du Donbass sous contrôle des séparatistes, la majorité des habitants de la « République populaire de Donetsk » (« RPD ») et de la « République de Lougansk » (« RPL ») se considèrent de nationalité ukrainienne. 40% d’entre eux se disent également citoyens de la « RPD » et de la « RPL » et seuls 10% estiment qu’ils devraient être Russes. Ce pourcentage renvoie d’ailleurs à la proportion d’habitants des deux républiques séparatistes ayant officiellement demandé la citoyenneté russe ; selon le gouverneur de l’oblast de Rostov (la région russe voisine), environ 140 000 résidents de la « RPD » et de la « RPL » auraient procédé à une demande de naturalisation en 2019. En outre, ces demandes ne découlent pas nécessairement d’un attachement identitaire à la Fédération de Russie, mais sont parfois dictées par des considérations pragmatiques. Il peut être plus simple, notamment pour les personnes habitant à proximité de la frontière russe, de se rendre en Russie pour demander la nationalité plutôt que d’aller dans les régions ukrainiennes sous contrôle gouvernemental pour demander la délivrance de documents d’identité.
Lutte contre la corruption et bonne gouvernance
Serpent de mer de l’actualité ukrainienne, la lutte contre la corruption présente, six mois après l’arrivée au pouvoir de Volodymyr Zelensky, des résultats mitigés. En dépit d’un certain activisme du président Zelensky qui a multiplié et médiatisé les rencontres avec les directeurs des différentes agences en charge de la lutte contre la corruption, comme le Bureau national anti-corruption (NABU), la Cour anti-corruption, l’Agence nationale de prévention de la corruption, le Bureau national des enquêtes et l’office du procureur spécialisé dans la lutte contre la corruption, les résultats sont jusqu’à présent assez limités. Mykhailo Minakov pointe deux écueils principaux. En premier lieu, la plupart des enquêtes ouvertes récemment concernent surtout des proches de l’ancien président Porochenko, qui pourrait lui-même être appelé à s’expliquer dans une vingtaine d’affaires de corruption actuellement au stade d’enquêtes préliminaires. Par ailleurs, de façon corollaire, l’approche des autorités actuelles est essentiellement punitive, fondée sur une médiatisation et une criminalisation du phénomène, alors que la lutte contre la corruption requiert avant tout des changements systémiques et une meilleure gouvernance.
Mykhailo Minakov souligne cependant plusieurs progrès récents comme le démarrage en octobre des activités de la Haute cour anti-corruption, dont le lancement avait été retardé par l’ancien président Petro Porochenko, ou encore l’introduction de différentes mesures législatives visant à rendre plus efficaces et plus indépendantes les agences en charge de la lutte contre la corruption.
Amélioration des conditions économiques
En matière économique, Mykhailo Minakov soutient qu’en dépit de difficultés majeures et persistantes, un certain optimisme prévaut. Comme en témoigne de récents sondages, 45% de la population estiment que la situation économique va s’améliorer dans les douze mois qui viennent, alors que seuls 15% pensent au contraire qu’elle va empirer. Cet optimisme, relevant pour beaucoup d’un « effet Zelensky », correspond également à des améliorations tangibles dans certains domaines. Le PIB a poursuivi son augmentation (3,5% de croissance) au premier semestre 2019 et le cours de la monnaie ukrainienne, la hryvnia, s’est stabilisé face à l’euro et au dollar. De plus, le rang de l’Ukraine dans le classement Doing Business de la Banque mondiale a progressé de sept positions en 2020, ce qui témoigne des efforts réalisés pour améliorer le climat des affaires.
Pour autant, le poids de la dette extérieure et du déficit continue de grever les performances et des perspectives de l’économie ukrainienne, alors que la croissance est limitée par un taux d’investissement qui demeure faible (investissement direct étrangers limités, taux d’intérêts élevés et environnement général peu concurrentiel, dans le domaine agricole notamment ou du fait du grand nombre d’entreprises publics). En outre, la part de l’économie grise, déjà substantielle, a récemment progressé, du fait notamment de l’introduction en octobre de nouvelles taxes et de contrôle fiscaux plus systématiques envers les petites et moyennes entreprises, et des phénomènes d’évasions suscités par ces nouvelles mesures. Mykhailo Minakov souligne que les autorités, plutôt que de développer la fiscalité sur les PME, qui constituent par ailleurs une base électorale importante du président Zelenski, devraient plutôt développer la taxation sur les fortunes des oligarques. Cela s’inscrirait dans une politique plus large visant à réduire l’influence de ces derniers sur la vie politique et économique ukrainienne, qui constitue l’un des grands défis de la présidence Zelensky, et qui a été désignée comme condition à l’attribution d’un nouveau prêt par le FMI. Pour rappel, la dernière tranche accordée à Kiev par cette institution remonte à décembre 2018. Par ailleurs, en août dernier, les autorités ukrainiennes ont annoncé qu’elles déposeraient une nouvelle demande de prêt, de l’ordre de 5 à 10 milliards de dollars.
Emmanuel DREYFUS
5 décembre 2019
[1] Format de négociation pour la résolution de la crise ukrainienne institué en juin 2014 et réunissant la France, l’Allemagne, l’Ukraine et la Russie.