ThucyDoc n° 28 – Note d’analyse : Cinq ans d’Union économique eurasiatique – Quel équilibre des pouvoirs entre Etats membres ?

Partager sur :

Le 29 mai, les chefs d’Etat ou de gouvernement des Etats membres de l’Union économique eurasiatique (UEE) – Arménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizistan et Russie – se sont réunis dans la capitale du Kazakhstan, Noursoultan[i]. Etaient également présents les présidents de la Moldavie et du Tadjikistan, le premier en tant que dirigeant d’un Etat observateur, le second en tant qu’invité spécial. Leur rencontre s’est déroulée dans le cadre d’une réunion du Conseil économique eurasiatique suprême, l’organe supranational central de l’UEE, convoqué à l’occasion d’un double anniversaire : les vingt-cinq ans de la déclaration du président kazakh Noursoultan Nazarbaïev en faveur d’une intégration eurasiatique et les cinq ans de la signature du Traité de l’UEE.[ii]

Le bilan de l’UEE demeure aujourd’hui discutable. D’un côté, cette initiative a rencontré un certain succès en matière de coopération économique[iii] et a facilité la relance économique à la suite de la crise de 2014. D’un autre côté, les incompréhensions sur les objectifs de l’Union et les tergiversations des Etats membres mettent en lumière les désaccords et les perspectives incertaines de cette organisation. Se pose notamment la question des relations entre Etats membres, et en particulier la place qu’occupe la Russie au sein de l’Union. Celle-ci accepte-t-elle les règles du jeu du multilatéralisme, ou bien cherche-t-elle à institutionnaliser son hégémonie par le biais de l’UEE ?

Un déséquilibre apparent des pouvoirs

La création de l’UEE est le résultat d’un long processus de négociations et de différentes tentatives de régionalisation dans l’espace post-soviétique. Elle succède ainsi à la Communauté des Etats indépendants (CEI) et à la Communauté économique eurasiatique (EurAsEC), absorbant au passage la Communauté économique centre-asiatique (CECA), pour devenir le premier projet relativement abouti de coopération et d’intégration économique dans la région. Comme l’ont réaffirmé les Etats membres à l’occasion de la réunion du 29 mai, le but principal de l’UEE est l’instauration d’un marché commun assurant un « développement stable des économies nationales face aux difficultés macroéconomiques et aux défis globaux auxquels font face tous les Etats ».[iv] Les Etats membres ont également souligné le caractère « historique » des liens commerciaux et humanitaires qui les unissent. Cela montre que l’institutionnalisation de ces liens est non seulement l’expression de la volonté souveraine des Etats, mais aussi le résultat naturel du « développement et de la maturation des échanges interrégionaux préexistants », en reprenant les mots de Mikhaïl A. Molchanov, professeur à la St. Thomas University (Canada).[v]

Cependant, au-delà des objectifs économiques, la dimension politique de l’UEE ne saurait être ignorée dans le contexte des tensions entre la Russie, d’une part, et les Etats-Unis et l’Union européenne, d’autre part. Ceci d’autant plus que, dès ses origines, le projet de coopération eurasiatique s’est construit autour d’un fort déséquilibre des pouvoirs. En effet, la Russie – qui est la plus importante économie de l’Union – représente à elle seule 88,7% de la production industrielle et 84,2% des échanges commerciaux extérieurs de l’UEE.[vi] Par ailleurs, la Russie est le pilier du système de sécurité des Etats membres, à travers notamment l’Organisation du Traité de sécurité collective (OTSC)[vii] qui sert de « parapluie sécuritaire » régional. Elle a donc un poids politique plus important que ses partenaires. Elle dispose également de multiples leviers lui assurant une position stratégique avantageuse : notons par exemple sa politique migratoire et ses financements au profit du Kirghizistan, ou encore son influence sur l’Azerbaïdjan en raison de son implication dans le conflit du Haut-Karabagh avec l’Arménie.

Mais un tel déséquilibre ne suffit pas à éclairer sur les véritables intentions de la Russie au sein de l’UEE. Certes, il serait sans doute quelque peu naïf de croire que l’intégration dans l’espace eurasiatique ne sert pas à promouvoir les intérêts nationaux de la Russie et à créer une « zone d’allégeance politique » autour d’elle. Cependant, il serait aussi réducteur d’affirmer que les Etats membres se trouvent exclusivement dans l’« orbite » de la Russie et que ce projet correspond à une tentative de « re-soviétisation » de la région.[viii] Il se pose surtout la question des limites de l’influence russe dans la région, et à ce titre, la pratique montre un certain degré d’indépendance des Etats membres de l’UEE vis-à-vis de la Russie.

Une prépondérance russe contrebalancée 

Les raisons pour lesquelles la Russie ne peut asseoir son hégémonie au sein de l’UEE sont multiples. Tout d’abord, la Russie d’aujourd’hui ne possède plus les ressources nécessaires à la mise en œuvre d’un tel projet géopolitique. Le conflit russo-ukrainien de 2014 a constitué un défi majeur pour l’UEE, ébranlant la confiance des partenaires de la Russie et secouant les fondements de leur coopération mutuelle. L’idée même d’un espace eurasiatique, concept clé de l’UEE, est désormais teintée de méfiance. De surcroît, touchée par la crise économique et dans une position politique pour le moins délicate, la Russie a vu son potentiel diplomatique diminuer, et a dû se résoudre à faire plus de concessions à ses partenaires. En témoigne le refus des autres Etats membres de l’UEE de soutenir la campagne russe en Ukraine et de reconnaître la sécession de la Crimée. Ainsi les partenaires de la Russie au sein de l’UEE sont restés à l’écart des tensions entre la Russie, les Etats-Unis et l’Union européenne à la suite du conflit en Ukraine.

Plus généralement, la Russie n’est plus en mesure d’empêcher la stratégie de politique étrangère multi-vectorielle de ses partenaires, indépendants depuis 1991. Au-delà des objectifs économiques proclamés par l’UEE, la Russie a cherché à façonner les interactions des Etats membres avec les autres acteurs régionaux et les grandes puissances. Il ne s’agit pas d’un contrôle du centre sur la périphérie comme c’était le cas auparavant au sein de l’Union soviétique, mais plutôt de la définition du cadre et des limites. Pour illustrer ce propos, nous pouvons évoquer la politique russe au regard du Partenariat oriental promu par l’Union européenne (UE) : bien que les Etats membres entretiennent des liens de coopération avec l’UE, l’appartenance à l’UEE exclut l’association complète au Partenariat oriental ; si l’adhésion de l’Ukraine – non membre de l’UEE – au Partenariat oriental a conduit à une rupture radicale entre Moscou et Kiev, l’Arménie préféra suspendre les négociations relatives à un accord d’association avec les Européens en 2013 afin de pouvoir plutôt intégrer l’UEE.[ix]

Cependant, afin de contenir l’influence de la Russie, les Etats membres de l’UEE diversifient leurs relations extérieures en développant des liens avec plusieurs grandes puissances. Cette stratégie dite multi-vectorielle s’accompagne d’un rejet du schéma de relations visant à identifier des « alliés » et des « ennemis », et favorise les relations de partenariat avec l’objectif de multiplier les coopérations extérieures sans s’attacher à un acteur particulier. Cette stratégie s’est traduite par le développement de relations avec les Etats-Unis et l’Union européenne dans les cas du Kazakhstan[x] et de l’Arménie[xi], mais aussi avec la Chine, allié conjoncturel de la Russie et de tous les autres Etats membres de l’UEE.

Au final, c’est le format même de l’UEE en tant que mécanisme de coopération multilatérale qui constitue un contrepoids à la prépondérance de la Russie. En effet, l’Union se pose comme une alternative aux rapports bilatéraux traditionnels entre la Russie et les autres Etats membres, d’autant plus que les décisions au sein du Conseil économique eurasiatique suprême sont prises par consensus.[xii] Cela permet non seulement de contenir la pression diplomatique directe pouvant être exercée par Moscou, mais aussi de rendre publiques certaines affaires délicates. Ainsi le président biélorusse Alexandre Loukachenko a profité du forum de l’UEE en décembre 2018 pour soulever le débat sur les prix du gaz russe importé par son pays.[xiii]

Face à l’influence et aux ambitions politiques de la Russie, les Etats membres de l’UEE sont ainsi parvenus à établir des contrepoids leur assurant une relative indépendance. Dans une telle situation, si la crise politique actuelle entre la Russie et les pays occidentaux persiste, Moscou pourrait vouloir s’accrocher davantage à l’UEE qui lui sert de vecteur d’influence, alors que l’intérêt des autres Etats membres pour cette organisation risque au contraire de devenir moins prononcé.

Aleksandra BOLONINA
20 juin 2019

[i] Anciennement dénommée Astana

[ii] Юбилейный саммит ЕАЭС состоится 29 мая в Нур-Султане, CA-news, 27 mai2019

[iii] Voici quelques chiffres pour illustrer le bilan économique de l’UEE : les exportations des Etats membres en dehors de l’Union sont passées de 373,3 milliards de dollars en 2015 à 490,6 milliards de dollars en 2018 (+31%) ; les exportations au sein de l’UEE sont passées de 45,6 milliards de dollars en 2015 à 59,7 milliards de dollars en 2018 (+31%) ; les importations des Etats membres en provenance de l’extérieur de l’UEE sont passées de 205,5 milliards de dollars en 2015 à 262,8 milliards de dollars en 2018 (+28%) ; les importations au sein de l’UEE sont passées de 45,6 milliards de dollars en 2015 à 58,8 milliards de dollars en 2018 (+29%).

[iv] Déclaration commune des membres du Conseil économique eurasiatique suprême de l’UEE à l’occasion du 5eanniversaire de la signature du Traité sur l’UEE (source : Commission de l’UEE, www.eurasiancommission.org/en)

[v] MOLCHANOV Mikhail, Eurasian Regionalism : Ideas and Practices, dans KANET Roger E. et SUSSEX Matthew (dir.), Power, Politics and Confrontation in Eurasia, Palgrave McMillan, 2015, p. 138

[vi] Commission de l’UEE, www.eurasiancommission.org/en

[vii] L’OTSC est une organisation de sécurité collective créée en 1992 et dont sont membres l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et le Tadjikistan. Selon la conception de la sécurité collective adoptée par l’OTSC, ses Etats membres partagent des « intérêts politico-militaires et économiques communs et réunissent leurs efforts afin de mener une politique coordonnée destinée à assurer leur sécurité collective ».

[viii] Selon le Secrétaire d’Etat américain Hillary Clinton lors d’une conférence de presse à Dublin en décembre 2012 : « Il y a une volonté de re-soviétiser la région (…). Ce ne sera pas appelé comme cela, ils appelleront ça une union douanière, ils appelleront ça l’Union eurasienne ou quelque chose comme cela ».

[ix] Relations de l’UE avec l’Arménie, Conseil européen, Conseil de l’Union européenne www.consilium.europa.eu

[x] Les Etats-Unis et le Kazakhstan ont établi des liens de coopération assez développés. Ainsi travaillent-ils ensemble pour promouvoir les échanges commerciaux et culturels, notamment dans le cadre de l’Accord-cadre de commerce et d’investissement (Trade and Investment Framework Agreement). Cette coopération s’articule notamment autour de l’industrie (Boeing, General Electric), l’énergie (Exxon Mobil, Chevron) et l’éducation (programme Bolashak). En janvier 2018, à la suite d’une rencontre entre les présidents Trump et Nazarbaïev, les deux pays se sont mis d’accord pour développer leur partenariat dans le cadre du « Dialogue élargi sur le partenariat stratégique », s’intéressant entre autres aux questions de sécurité, notamment en Afghanistan (sources : Ambassade des Etats-Unis au Kazakhstan, kz.usembassy.gov ; США и Казахстан договорились об усиленном стратегическом партнерстве в XXI веке, Central Asia News Network, 16 janvier 2018).

[xi] Le 24 novembre 2017, l’UE et l’Arménie ont signé un « accord de partenariat global et renforcé » en marge du 5e sommet du Partenariat oriental. Selon le Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères de la France, « L’Union européenne apporte un soutien important à l’Arménie sous forme d’aide technique, humanitaire et financière. Depuis 1991, 69 millions de euros ont été alloués à l’Arménie au titre du programme européen TACIS (Technical Assistance to the Commonwealth of Independant States-CEI) » (source : www.senat.fr).

[xii] Traité sur l’UEE

[xiii] За что же Лукашенко извинялся перед Путиным?, BBC News (édition russe), 14 décembre 2018