[Appel à communications] Décentrer les études stratégiques

Crédit photo : Markus Spicke / Pexels (licence CCA)

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Décentrer les études stratégiques
Deuxième édition des Journées des études stratégiques
13 et 14 mai 2024

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Appel à communications
Date limite : 10 mars 2024

La thématique du décentrement dans le domaine des relations internationales a été introduite, discutée et enrichie depuis une vingtaine d’années. Elle invite notamment les chercheurs et chercheuses à « compliquer l’universel » (Cassin 2022), c’est-à-dire à réfléchir sur la concentration de la discipline autour des savoirs produits au sein de l’espace transatlantique, procédant de fait à une marginalisation des pensées, sources et auteur(e)s issus du monde extra-occidental (Acharya et Buzan, 2007 ; Mgonja et Makombe 2009 ; Allès, Le Gouriellec et Levaillant, 2023).

Le domaine des études stratégiques n’est pas étranger à ce questionnement. En effet, les traitements politiques, médiatiques et universitaires de certains bouleversements stratégiques – coups d’État, alliances interétatiques, revendications de souveraineté économique, événements terroristes – font parfois l’économie d’une lecture décentrée, y privilégiant des concepts bâtis et pensés dans des centres de recherche, en science politique, généralement au sein de l’espace transatlantique. Bien qu’essentielles et fondatrices, ces approches, quand elles sont érigées en universel, peuvent limiter l’ouverture des études stratégiques à de nouvelles sources et à de nouveaux outils théoriques.

Cette deuxième édition des Journées des études stratégiques, organisée par le Centre Thucydide, voudrait contribuer à combler ce manque, en insistant sur la complémentarité des regards. Il ne s’agit pas, à l’évidence, de rejeter les approches dites « classiques », mais de conduire une réflexion sur la diversification et la pluralité des approches en études stratégiques, qu’elles soient géographiques, thématiques ou culturelles.

Bien que la pratique du décentrement dans le domaine des études stratégiques puisse constituer une réponse à des impasses stratégiques, cette perspective vise d’abord à un gain de compréhension. Mettre en lumière la thématique du décentrement en études stratégiques ne répond pas seulement à une exigence utilitaire ; elle est également appelée par un impératif scientifique, celui d’ouvrir une discipline à des concepts, sources, méthodologies diversifiées et de tendre vers un universalisme pluraliste (Acharya 2014).

Le décentrement est ainsi conçu comme une volonté d’ouvrir, d’approfondir et de consolider les études stratégiques : par l’étude de nouveaux cas, thèmes et acteurs, par le dépouillement de sources délaissées, par la mise en œuvre de méthodologies visant à saisir les spécificités conceptuelles, historiques et géographiques, des pensées et des actions stratégiques, en particulier dans les aires extra-occidentales.

Ainsi, nous invitons l’ensemble des disciplines de sciences humaines et sociales intéressées par les études stratégiques à participer à cette rencontre visant à examiner sous l’angle du décentrement les défis théoriques, épistémologiques et empiriques auxquels font face les études stratégiques, considérées au sens large (l’étude de la guerre et de la paix dans une perspective politique et sociale). Trois axes, non exclusifs et exhaustifs, pourront guider la réflexion :

  • 1. Décentrer les sources et les concepts

Le décentrement invite à introduire de nouvelles sources et de nouveaux concepts dans le domaine des études stratégiques afin d’en nourrir la réflexion et d’élargir un corpus d’auteurs, d’autrices et de références aujourd’hui perçu comme trop restrictif et centré autour d’une conception « occidentale » du monde (Kayaoglu 2010). À l’instar des travaux initiés par Delphine Allès, Sonia Le Gouriellec, Mélissa Levaillant et leurs collègues, que nous apprennent des concepts tels que l’ubuntu sud-africain, l’asabiyyah d’Ibn Khaldûn ou encore l’Arthasastra de Kautilya sur les dynamiques internationales de régulation ou conduite des conflits ? (Allès, Le Gouriellec et Levaillant 2023).

Cet axe vise ainsi à mettre en avant l’étude de matériaux inédits, notamment via le travail de traduction, l’échange et les réflexions qu’il implique. Il entend également mettre en contexte ces concepts, les associer à des histoires et des cultures notamment extra-occidentales, cela afin d’analyser leur profondeur stratégique. Ainsi, cet axe sollicite non seulement des sources et des concepts peu ou pas mobilisés dans le cadre des recherches en relations internationales, mais il interroge également l’analyse de concepts traditionnels dans une perspective décentrée. Une attention pourra être accordée aux enjeux de la traduction et de la circulation des idées stratégiques : comment un concept stratégique peut être « circulé » d’un contexte, géographique, culturel, disciplinaire, à un autre ?

  • 2. Décentrer les approches et les méthodes

Ce deuxième axe interroge les pratiques de recherche et les méthodes associées à la perspective du décentrement en études stratégiques : quel décentrement et par rapport à quoi ? Avec quels objectifs, selon quelles modalités, avec quels outils ? Comment, in fine, développer des protocoles de recherche permettant de diversifier et d’élargir le regard en études stratégiques ? Comment organiser une transdisciplinarité décentrée ? Il s’agit également de discuter de la singularité et des objectifs des études stratégiques au regard de l’évolution du champ des relations internationales (RI). Si les RI disposent aujourd’hui d’une large palette théorique (allant du positivisme réaliste aux études critiques et post-positivistes), les études stratégiques restent habituellement associées aux approches positivistes, notamment réalistes. Cet axe vise à explorer les apports épistémologiques, théoriques et méthodologiques d’une démarche décentrée sur ces questions, intégrant notamment les perspectives plus critiques.

La question des méthodes pose aussi celle des combinaisons entre disciplines. Traditionnellement ancrées en science politique, les études stratégiques peuvent-elles intégrer véritablement les approches anthropologiques, juridiques, économiques, historiques, ethnographiques ou des sciences visuelles ? Comment pluraliser le regard sur l’action stratégique ? Enfin le décentrement pose aussi les questions de la relation entre chercheurs et praticiens de la stratégie, « stratèges et stratégistes », pour reprendre la distinction de Lucien Poirier. Ainsi, cet axe propose d’explorer pratiquement, avec des études de cas, des outils « décentrés » à disposition des chercheurs de toutes les disciplines.

  • 3. Décentrer les acteurs

Dans un domaine d’étude particulièrement concentré autour des États, le décentrement incite à réfléchir sur la pluralité des acteurs stratégiques, ceci de deux manières.

Premièrement, décentrer les acteurs invite à se pencher, non plus seulement sur les États, mais aussi sur les acteurs non- et supra-étatiques. Comment penser les études stratégiques, en effet, sans se saisir du rôle des acteurs privés, des dirigeants religieux, des autorités claniques, des prélats locaux, des régions, des communautés rurales ou encore des alliances informelles entre acteurs non-étatiques ? Alors que les chercheurs travaillant sur le décentrement déplorent la faiblesse des RI à dépasser la dichotomie centre-périphérie, cet axe propose d’étudier la montée en puissance d’acteurs traditionnellement marginalisés (que celle-ci soit sociale, genrée, géographique, institutionnelle ou juridique). Quelle est l’influence des acteurs non- et supra-étatiques sur l’action stratégique et comment les études stratégiques peuvent-elles adapter leur analyse à cette nouvelle donne, qu’il s’agisse d’acteurs de la société civile, de groupes armés, d’organisations terroristes, d’industries de la défense et des nouvelles technologies, d’organisations internationales, de coopération ou d’organisations non-gouvernementales ? Nous pouvons faire l’hypothèse, en effet, que ces acteurs sont essentiels à la compréhension des nouvelles sociabilités internationales, des nouvelles relations de pouvoir et des formes contemporaines de conflictualité.

Deuxièmement, au regard de l’évolution du contexte stratégique et de la recomposition des rapports de puissance, il est sans doute nécessaire d’examiner à nouveau frais la notion de puissance. Comment décentrer l’analyse de la puissance, notion centrale des études stratégiques ? De nombreux phénomènes internationaux, allant de la gestion des crises jusqu’à l’organisation des coopérations militaires et de défense, ont démontré le manque d’attention portée à l’agentivité et aux logiques propres des États considérés comme ayant un poids négligeable dans les relations internationales. Quel rôle pour les « petits » ou les « faibles » en études stratégiques, qu’ils soient étatiques ou non ? Quelles formes de puissance les petits États développent-ils ? Par quels moyens et stratégies ? Proposer des lectures décentrées des questions sécuritaires qui animent aujourd’hui les études stratégiques implique ainsi d’interroger l’influence et la puissance d’États fréquemment sous-estimés par les études stratégiques (Whitaker et Clarke, 2019).

Propositions

Les propositions de communication pourront s’insérer dans l’un des trois axes de réflexion présentés. Elles ne sont toutefois pas limitées à ces derniers. Nous accueillerons toute proposition ad hoc et des panels complémentaires seront formés en conséquence. Nous tenons à encourager vivement les propositions en relation avec la notion de décentrement provenant de l’ensemble des disciplines et approches des sciences humaines et sociales.

Les propositions devront prendre la forme d’un abstract de 400 mots maximum et être envoyées, avant le 10 mars, à l’adresse : ct.etudes.strategiques@gmail.com. Cet abstract sera accompagné d’une bibliographie indicative, ainsi que d’une courte biographie.

Comité d’organisation

Júlia Castro John, Maïwenn Desplanche, Isabelle Dufour, Amélie Faltot, Kevan Gafaïti, Pr Jean-Vincent Holeindre, Dr Johanna Möhring, Louis Perez, Insaf Rezagui, Dr Marie Robin

Bibliographie indicative

  • Alejandro Audrey, Western Dominance in International Relations? The Internationalisation of IR in Brazil and India, Londres, Routledge, 2019, 220 p.
  • Allès Delphine, Sonia Le Gouriellec et Mélissa Levaillant (dir.), Paix et sécurité. Une anthologie décentrée, CNRS Editions, 2023.
  • Allès Delphine, « L’agenda du décentrement en relations internationales : les multiples voies d’un débat émergent », Revue française de science politique, vol. 68, n° 2, 2018, pp. 374-378.
  • Acharya Amitav et Barry Buzan, “Why is there no non-Western international relations theory? An introduction”, International Relations of the Asia-Pacific, Volume 7, Issue 3, September 2007, Pages 287–312.
  • Booth Ken (dir.), Critical Security Studies and World Politics, Londres, Lynne Rienner Publishing, 2005.
  • Cassin Barbara, Éloge de la traduction. Compliquer l’universel, Paris, Fayard, 2022, 256 p.
  • Habermas Jürgen, 1981a, Théorie de l’agir communicationnel. Tome 1 et Tome 2, trad. de l’allemand par J.-M. Ferry, Paris, Fayard, 1987.
  • Kayaoglu Turan. “Westphalian Eurocentrism in International Relations Theory.” International Studies Review, vol. 12, no. 2, 2010, pp. 193–217.
  • Le Gouriellec Sonia, « Nécessités et difficultés du décentrement en relations internationales », L’Académie des sciences morales et politiques éd., Annuaire français de relations internationales. 2022. Éditions Panthéon-Assas, 2022, pp. 875-879.
  • Mgonja Boniface Eliamini et Iddi Makombe. “Debating international relations and its relevance to the third world.” African Journal of Political Science and International Relations 3 (2009), pp. 27-37.
  • Tickner Arlene et Karen Smith (dir.), International Relations from the Global South: Worlds of Difference, Londres, Routledge, 2020, 368 p.
  • Withaker Elise Beth et John F. Clark, Africa’s International Relations: Balancing Domestic and Global Interests, Lynn Rienner publishers, 2019.