Par Ibrahima Dabo, le 16 mai 2022
Le continent africain devient de plus en plus le théâtre des rivalités géopolitiques entre les grandes puissances. Force est de constater que la France, la Russie, les Etats-Unis, la Chine, la Turquie mènent entre eux une bataille sans merci pour le contrôle du continent. Le potentiel du continent africain attise les convoitises des grandes puissances. L’Afrique possède des richesses immenses et variées en ressources naturelles.
Depuis la Chute du mur de Berlin en 1989 et la dislocation du bloc soviétique en 1991, il est important de constater que Moscou reprend pied progressivement en Afrique. Après la fin de la guerre froide, Moscou a perdu son leadership et sa puissance dans le monde, et particulièrement en Afrique où l’URSS avait une influence réelle dans plusieurs pays africains. Il est utile de rappeler que la Russie a soutenu certains pays africains au moment de la décolonisation. Aussi au lendemain de l’accession à l’indépendance, l’URSS a beaucoup accompagné certains pays d’Afrique dans la formation de leurs élites. Jusqu’à la fin de la guerre froide, l’URSS avait une influence remarquable en Afrique.
L’ambition de revenir en Afrique après plusieurs années d’absence est née avec le président Vladimir Poutine lors de sa visite sur le continent d’abord en Afrique du Sud puis au Maroc en 2006. Aussitôt Moscou montre son intérêt et ses ambitions pour le continent africain.
Le sommet Russie-Afrique marque un tournant décisif dans les relations entre la Russie et l’Afrique, et matérialise le retour de Moscou sur le continent africain. Du 22 au 24 octobre 2019 à Sotchi, le président russe Poutine a organisé un sommet Russie-Afrique dans le but de donner le signal pour la reconquête du continent africain.
Un terrain de jeu pour la guerre informationnelle
Consciente de ce que représente les médias dans le monde actuel et les rivalités de pouvoirs entre les grandes puissances dans ce domaine, la Russie a mis en place son « soft power » pour se repositionner en Afrique. « Plusieurs signaux indiquent que l’Afrique pourrait être le prochain terrain de jeu de la guerre informationnelle »[1].
Moscou a développé une stratégie informationnelle pour la conquête du continent. La philosophie de Sun Tsu semble trouver toute son importance dans la nouvelle stratégie informationnelle de Moscou. « Soumettre l’ennemi par la force n’est pas le summum de l’art de la guerre, le summum de cet art est de soumettre l’ennemi sans verser une seule goutte de sang ».
Ainsi la Russie a mis en place un dispositif informationnel sophistiqué. Sachant que l’information est devenue l’arme la plus redoutable des temps modernes, c’est dans ce contexte que Moscou inscrit sa politique d’influence pour reprendre pied en Afrique en mettant en place deux organes informationnels pour reconquérir le continent africain. « Afin d’y parvenir et d’améliorer ses positions en Afrique, le Kremlin et le ministère des Affaires étrangères (MID) ont exploité la machine étatique en enclenchant dans un premier temps une offensive informationnelle (2014), puis en dépêchant des délégations sur le terrain (2018), avec à leur tête le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et le secrétaire du Conseil de sécurité Nikolaï Patrouchev »[2].
C’est la raison pour laquelle la Russie a renforcé ses organes informationnels RT et Spoutnik pour se repositionner en Afrique. RT France (la branche francophone de la chaîne internationale russe d’information en continu) a été lancée en 2017 pour conquérir le public francophone. Cet instrument du « soft power » se veut être une alternative dans la diffusion de l’actualité internationale en ayant en même temps un impact réel auprès de l’opinion publique africaine. Afin de toucher davantage l’opinion publique africaine surtout les jeunes, RT et Spoutnik ont une présence remarquable sur les réseaux sociaux. Ainsi la Russie a mis en place un bon dispositif pour mettre fin au monopole des chaînes internationales occidentales d’information. Moscou déploie une influence informationnelle sur le continent africain et cela manifeste dans plusieurs aspects. « Russia-Today est en mesure de montrer que la Russie est un acteur incontournable de la politique mondiale, ce qui coïncide avec les ambitions de grande puissance du Kremlin »[3].
La présence française, cible préférentielle
Il est important de noter que le résultat considérable des organes informationnels russes en Afrique a été possible par le fait que ces instruments au service de la diplomatie publique russe utilisent les thèmes touchant les questions liées au Franc CFA, la présence de l’armée française et le néocolonialisme afin de fragiliser davantage la France. « D’abord, la grande popularité des discours anti-occidentaux propagés par les grands médias internationaux russes (RT et Spoutnik) auprès des opinions publiques africaines qui considèrent souvent la Russie sous le prisme de son passé soviétique anticolonial. Le choix éditorial fait par RT et Spoutnik de fortement médiatiser certains dossiers intéressant directement les opinions publiques africaines, comme celui touchant à l’avenir du franc CFA, aggrave naturellement les choses »[4]. En 2020, dans un entretien, le président Macron accusait la Russie d’alimenter le sentiment anti-français en Afrique en jouant sur le ressentiment post colonial. Les organes informationnels russes exacerbent la situation et créent une hostilité à l’égard de la France.
Le succès des organes informationnels russe en Afrique repose également en grande partie sur les sites africains ou médias locaux qui reprennent les contenus de RT dans leurs pages respectives. Les contenus de RT sont repris et partagés sur les réseaux sociaux par plusieurs organes informationnels locaux. C’est sans doute ce qui a permis à Moscou d’avoir une influence réelle auprès de la jeunesse africaine. Ces sites africains peuvent être considérés comme des relais de l’influence médiatique russe. Parmi ces relais d’information, on peut citer la Radio Lengo Songo et Afrique média Tv.
Lengo Songo est une radio centrafricaine liée à l’oligarque russe Evgueni Prigogine. Selon des informations, la radio Lengo Songo est financée presque entièrement par une société dénommée Lobaye Invest, une société présente à Bangui, spécialisée dans l’extraction des matières premières.
La radio Lengo Songo est une radio de Bangui (capitale de la République centrafricaine) qui émet en Sango et en français 24/24 sur la fréquence 98.9 Fm couvrant Bangui, Damara, Mbaïki et Boali. Cette radio est connue de par son influence dans le pays mais également de par sa ligne éditoriale. La radio Lengo Songo aborde l’actualité nationale et internationale à travers une communication interactive avec les auditeurs.
Lengo Songo se montre très hostile à l’égard de l’ancienne puissance coloniale. Force est de constater que Lengo Songo est un organe d’influence au service du Kremlin. Si aujourd’hui, la Russie gagne du terrain en Centrafrique c’est grâce au travail de propagande de Lengo Songo. Les organes informationnels russes ainsi que ces relais locaux ont joué un rôle d’une importance capitale ayant facilité le retour de la Russie en Afrique. Consciente que l’information est devenue l’arme la plus puissante pour contrer ses adversaires et persuader les opinions publiques, la Russie compte sur ses organes informationnels pour se repositionner sur le continent africain.
Aujourd’hui après quelques années de présence sur la scène médiatique africaine, Moscou devient un acteur incontournable en Afrique et exerce une grande influence auprès de l’opinion publique africaine. La présence médiatique confère à Moscou un statut de puissance et de leadership mondial. Moscou devient incontournable et pèse davantage sur la prise de décision des dossiers internationaux.
L’enjeu des ressources naturelles
La présence des grandes puissances en Afrique est liée à l’économie et à un besoin stratégique de ressources naturelles. Moscou a besoin du continent africain pour renforcer sa position en ce qui concerne le marché de ressources naturelles. C’est-à-dire les marchés de l’uranium, du pétrole et du gaz. Le continent africain a des réserves d’uranium d’une importance capitale et stratégique pour les entreprises russes. Au vu de l’importance que représente le gaz et l’énergie nucléaire dans le monde, la coopération russo-africaine dans le domaine de l’extraction des matières premières permet à Moscou de consolider davantage sa position parmi les puissances énergétiques. « Le continent africain constitue pour le groupe Rosatom et ses partenaires un marché à conquérir »[5]. Moscou est intéressé par le marché des productions manufacturières. La Russie cherche à tirer profit de ce potentiel du continent. L’intérêt de la Russie vis-à-vis de l’Afrique ne se limite pas seulement aux matières premières stratégiques. Moscou veut dominer le marché gazier, d’où cette réelle volonté de coopérer avec certains pays africains pour contrer davantage ses concurrents.
La Russie voit un immense potentiel de marché en Afrique qu’elle peut exploiter dans les domaines (économique, agroalimentaire, énergie, commercial, sécuritaire). « Au-delà de la survie du régime, la Russie est consciente de ses besoins impératifs en ressources naturelles. Moscou n’entend pas y renoncer. Il devrait donc chercher à suivre le sillage chinois dans sa participation au partage du « réservoir » africain »[6].
Le retour de la Russie en Afrique a permis de voir l’efficacité et l’importance des organes informationnels dans le monde contemporain. RT et Spoutnik ont joué un rôle non négligeable ayant permis à la Russie de reprendre progressivement sa place d’antan. Si aujourd’hui une partie de l’opinion publique africaine est favorable à la présence russe et réclame le départ de la France dans les anciennes colonies françaises, c’est grâce au travail sans relâche des organes informationnels RT et Spoutnik qui défendent et servent les intérêts de Moscou en Afrique.
[1] J.-B. Jeangène Vilmer, A. Escorcia, M. Guillaume, J. Herrera, Les Manipulations de l’information : un défi pour nos démocraties, rapport duCentre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et de l’Institut de recherche stratégique del’École militaire (IRSEM) du ministère des Armées, Paris aout 2018.
[2] Arnaud Kalika, « Le « grand retour » de la Russie en Afrique ? », Russie.Nei.Visions, n° 114, Ifri, avril 2019.
[3] Olivier Koch et Tristan Mattelart, Géopolitique des télévisions transnationales d’information, Paris : Editions mare & martin. cop. 2016, p 198
[4] J.-B. Jeangène Vilmer, A. Escorcia, M. Guillaume, J. Herrera, Les Manipulations de l’information : un défi pour nos démocraties, rapport duCentre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et de l’Institut de recherche stratégique del’École militaire (IRSEM) du ministère des Armées, Paris aout 2018, p 100.
[5] Arnaud Kalika, « Le « grand retour » de la Russie en Afrique ? », Russie.Nei.Visions, n° 114, Ifri, avril 2019.
[6] Idib.