Du GSPC à AQMI : cinq années de salafisme armé entre Maghreb et Sahel

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Dans le cadre d’une contribution relative au Sahel [[Toussaint C HARLES , « Vers un partenariat euro-sahélien de sécurité et de développement ? », Annuaire français de relations internationales, vol. XI, 2010.]] , la précédente édition de l’Annuaire français de relations internationales avait évoqué Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), mouvement salafiste armé qui utilise une stratégie terroriste [[Pour une définition de la notion de terrorisme, cf. Charles T ILLY : « Terror, terrorism, terrorists », Sociological Theory, vol. XXII, n° 1, mars 2004, pp. 5-13.]] . 2010 ayant été marqué par des opérations militaires mauritaniennes contre cette organisation au Nord-Mali, ainsi que par des prises d’otages anti-françaises au Niger, il semblait opportun d’offrir un aperçu synthétique d’une des préoccupations montantes de l’agenda international.

ORIGINE ET AMBITION

AQMI est une structure issue des maquis algériens, qui tire ses racines lointaines dans les Groupes islamiques armés (GIA), qui avaient muté en Groupement salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) durant la guerre civile des années 1990-2000. L’objectif de ces activistes est de renverser un Etat jugé « corrompu et impie » – qualifié de « tyran » (taghout) allié aux « croisés » –, en vue d’instaurer un gouvernement tel qu’il aurait été pratiqué à l’époque de Mahomet, d’où le terme as-salafiyyah, qui dérive de salaf, ancêtre [[Amel B OUBEKER , « Salafism and radical politics in postconflict Algeria », Carnegie Papers, n°11, sept. 2008.]] . Le substrat de cette guérilla se trouve dans le mal-développement algérien et l’élimination, en 1991, de toute option politique, lorsque l’armée a annulé les législatives de 1991 remportées par le Front islamique du salut (FIS). Il faut y ajouter l’influence des vétérans algériens du djihad antisoviétique des années 1980 en Afghanistan.

L’AFFILIATION A AL QAÏDA ET L’OUVERTURE SAHELIENNE

Pressentie depuis 2005, l’affiliation, sous la dénomination AQMI, a été annoncée fin 2006 par Ayman al Zawahiri, « émir » du GSPC, dans un contexte d’essoufflement face aux succès des forces algériennes, et officialisée début 2007. Cette « franchisation » n’enlève en rien à la nature avant tout algérienne de la structure, mais marque toutefois une mutation des modes – recours aux attentats-suicides jusqu’alors refusés – et de l’aire d’action, qui est étendue aux pays maghrébins limitrophes. Dans la mesure où le Maroc et la Tunisie ont su jusqu’à présent éviter un débordement du salafisme armé, la zone d’expansion des opérations d’AQMI s’est d’autant plus naturellement portée sur le monde sahélien que le GSPC avait développé un sanctuaire logistique au Nord-Mali et ciblé la Mauritanie dès 2005. Ce dernier pays est en effet une cible et un foyer de recrutement salafiste car, bien que sub- saharien, il se réclame de l’arabité, abrite une des villes saintes de l’Islam (Chinguetti) et est membre de l’Union du Maghreb arabe. Dans ce contexte, la menace sur la France s’est accrue : les salafistes maghrébins, qui avaient toujours ciblé l’ancien colonisateur (cf. les attentats en France en 1995), ont naturellement trouvé l’opportunité d’hybrider leur agenda avec celui d’Al Qaïda, dans un contexte de présence de l’armée française en Afghanistan et de « loi burqa ».

ACTIONS, ORGANISATION ET EFFECTIFS

Aujourd’hui, AQMI opère sur deux zones. La première, historiquement cœur du combat, est l’Algérie méditerranéenne. Elle concentre encore la majorité des activistes et des victimes civiles et étatiques. Des embuscades infligent régulièrement des pertes aux forces de sécurité, notamment en Kabylie, qui abrite les principaux maquis. Elle a à son actif l’attentat le plus important contre le siège des Nations Unies à Alger en 2007, mais elle n’est pas celle dont le retentissement médiatique, part essentielle du « contrat de franchise » avec la « base » (signification d’Al Qaïda) est le plus important : en effet, les groupes situés dans un « grand Sud » englobant les confins sahariens de l’Algérie, de la Mauritanie, du Mali et du Niger, qui forme une nouvelle zone d’opération depuis 2006, ont réussi à s’imposer comme le héraut d’AQMI avec l’attentat anti-français d’Aleg (2008). AQMI regrouperait peu ou prou un millier d’activistes combattants, dont la moitié au Sahel. L’essentiel de l’effectif des katibats (phalanges) sahéliennes est algérien, notamment les chefs, mais la part des Mauritaniens croît et on note l’arrivée croissante d’Africains. La structure de commandement lâche et concurrentielle d’AQMI implique des rivalités entre « émirs ».

LE POIDS CROISSANT DES KATIBATS SAHELIENNES DANS AQMI ET LEUR ENRACINEMENT AU NORD-MALI

Jusqu’en 2006, le « grand Sud » formait le havre de repli logistique et la profondeur stratégique d’un ex-GSPC clairement dirigé par les groupes du Nord « méditerranéen ». La transformation du Sahel en zone d’opération semble avoir procédé d’une volonté de financer le mouvement tout en marquant des points politiques. Ainsi, ont cohabité des prises d’otages et des attentats contre les gouvernements sub-sahariens et la France, cible privilégiée parmi les « Occidentaux ». Cette stratégie, qui a également eu une facette européenne (gang de Roubaix), a doté les salafistes d’une solide assise financière procurée par les rançons. Ceux qui ont élu domicile au Nord-Mali au cours des années 2000 ont ainsi pu s’enraciner par le biais de mariages et d’actions sociales dans des espaces délaissés par l’Etat et financer une vaste clientèle commerciale de l’Atlantique au Lac Tchad. En zone tamashek (touarègue dans la dénomination arabe), leur influence a en outre pu capitaliser sur la présence du mouvement piétiste Tabligh et, de fait, la jeunesse de Kidal, désœuvrée, est sensible au modèle de réussite sociale et financière des salafistes. Ces deniers possèdent de surcroît des relais militants en Mauritanie et dans la diaspora maure en Afrique de l’Ouest. En Mauritanie, comme au Mali et au Niger, AQMI utilise fréquemment des relais crapuleux pour kidnapper ses proies.

En revanche, les liens avec les narcotrafiquants qui ont fait du Sahara un des corridors du trafic international [[UNODC, Transnational trafficking and the rule of law in West Africa : a threat assessment, 2009 : Les flux croissants de cocaïne latino-américaine et de cannabis marocain à destination des pays du Nord, Etats-Unis compris cohabitent avec ceux à destination des métropoles arabes et africaines et recyclent les axes historiques du commerce saharien.]] , ne semblent pas, à ce stade, systématiques. L’évolution des liens d’AQMI avec d’autres structures djihadistes tels les Chebabs somaliens ou le Boko Haram nigérian, noyau moyen-oriental d’Al Qaïda, reste en suspens. De même, la jonction avec l’Islam politique « noir », qui a le vent en poupe [[« Dimensions transnationales de l’islam au Sahel », étude du CEAN Bordeaux, à paraître.]] dans les populations sub-sahariennes, n’est pas avérée, d’autant qu’AQMI est perçue comme « blanche et arabe ».

LE DEFI DE LA LUTTE CONTRE AQMI

La neutralisation des katibats sahéliennes, aux effectifs somme toute encore peu nombreux, est, début 2011, jugée possible pour peu que les Etats concernés agissent de manière coordonnée. Or, l’approche régionale est marquée par la méfiance qui bride l’action de l’état-major conjoint de Tamanghasset (CEMOC) issu de l’initiative ministérielle d’Alger associant Nouakchott, Bamako et Niamey. La passivité de Bamako, passablement stigmatisée par Alger, révèle ici l’impact de la complexe relation algéro-malienne, dans laquelle s’imbrique la question tamashek : en vertu de l’accord d’Alger de 2006, Bamako a du retirer l’essentiel de ses troupes de la zone rebelle, où se sont justement implantés les salafistes ; le Mali, qui refuse de subir les représailles d’un mouvement vu « comme exporté par l’Algérie », ne comprend pas qu’Alger refuse d’exercer le droit de poursuite qui lui a été conféré. Aussi, fin 2010, seule la Mauritanie et, dans une moindre mesure, le Niger s’étaient-ils activement engagés. Avec l’appui ponctuel de la France et l’aval du Mali, les forces mauritaniennes ont étendu mi-2010 leurs opérations à la région de Tombouctou.

Abstraction faite de ces préalables régionaux, la lutte contre AQMI, c’est-à-dire une organisation qui défie l’Etat, doit se décliner tant au niveau sécuritaire que social et politique, en somme selon un triangle alliant sécurité, développement et gouvernance politique. En d’autres termes, il s’agit à la fois de neutraliser un potentiel de violence par la coercition et le droit – le terrorisme est un mode d’action et non un acteur – que de réduire le substrat sur lequel il se développe. En ce qui concerne l’appui d’acteurs extérieurs, le défi est de ne pas tomber dans le « piège de la lutte antiterroriste » [[Jean-François Bayard, « Le piège de la lutte antiterroriste en Afrique de l’Ouest », in Mediapart, 28 juillet 2010 (http://www.mediapart.fr/club/blog/jean-francois-bayart/280710/le-piege-de-la-lutte-anti-terroriste-en-afrique-de- louest).]] , c’est-à-dire à la fois de faire en sorte de ne pas alimenter l’image d’une « guerre des civilisations » propice à AQMI, tout en ne recréant pas une « rente sécuritaire » au profit de certains exécutifs africains. Le défi est délicat, puisqu’il ne touche pas moins qu’à la « mal-gouvernance » algérienne et à l’imbroglio du Nord-Mali et qu’il renvoie en outre à la mise en ordre de la coopération internationale. Or, cette dernière regroupe des acteurs pléthoriques, dont certains choix peuvent être sujets à des logiques de politique intérieure. Enfin, AQMI peut paradoxalement bénéficier d’une valeur instrumentale [[Depuis le 11/09/2001, l’anti-terrorisme a est utilisé par l’ensemble des Etats du Maghreb pour se faire valoir auprès de Washington ; dans le sens inverse, la lutte antiterroriste a pu être analysé comme le prétexte pour l’implantation des Etats-Unis depuis 2001 (de la Pan-Sahara Initiative à l’actuel Trans-Saharan Counter-Terrorism Partnership). Ces arguments, parfois exagérés, ne sont pas tous inexacts. Ainsi, AQMI permet à Alger de valoriser le Centre africain d’études et de recherche contre le terrorisme de l’UA (CAERT) qu’elle accueille et auquel le Maroc ne participe pas.]] .