Les juridictions internationales pénales, révolution ou illusion ?

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Cet intitulé est un peu provocateur et il convient de dire immédiatement que cette alternative est aujourd’hui dépassée. Voici près de vingt ans, lorsqu’a été institué par le Conseil de sécurité le premier Tribunal pénal spécial sur l’ex-Yougoslavie, de nombreuses questions ont été soulevées, questions de principe, questions d’opportunité, questions techniques. Elles n’ont pas entravé le mouvement. Au cours des années suivantes, la dynamique des juridictions pénales internationales a été forte, culminant avec le Statut de Rome en 1998, puis son entrée en vigueur en 2002. On a alors vécu, au tournant du millénaire, la décennie glorieuse de la justice internationale pénale.

La voix des sceptiques a été recouverte par le chœur des partisans, organisations non gouvernementales (ONG), doctrine internationaliste, quelques Etats dits « pilotes » notamment, qui ont vu dans ces juridictions une véritable révolution et, au minimum, un saut qualitatif pour le droit international. Sur le plan des principes, ce droit rejoignait les valeurs les plus hautes, mettait fin à l’impunité des crimes les plus insupportables, contribuait à réaliser l’idéal de justice dont se réclament les Nations Unies.

Sur le plan des techniques, les différentes méthodes utilisées pour créer ces juridictions – actes unilatéraux du Conseil de sécurité, convention multilatérale, accords entre l’ONU et les Etats concernés – ont semblé mettre en œuvre un empirisme organisateur, des efforts différents, mais convergeant vers le même objectif, la contribution de la justice au maintien ou au retour de la paix civile par le châtiment des coupables.

La diversité même des juridictions était le signe de la vigueur du mouvement, voire d’une métamorphose du droit international, plaçant en son centre les sociétés civiles et les individus, protégées et promues par des normes universelles et absolues, à la place d’un droit interétatique, contractuel, reposant sur les seuls intérêts de ces monstres froids que sont les Etats, par nature rebelles à toute morale internationale.

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Certes, des voix minoritaires se faisaient entendre, mais guère écouter. A propos des tribunaux pénaux internationaux (TPI), elles considéraient que leur création était pour les Etats un moyen bon marché de s’exonérer de leurs responsabilités en matière de maintien ou de rétablissement de la paix, puisque juger les responsables suppose qu’on ait laissé s’accomplir les crimes. Elles s’interrogeaient sur la compétence du Conseil de sécurité pour créer de telles juridictions. Elles regrettaient aussi, de façon un peu contradictoire, l’absence d’un réel pouvoir de police international, qui eût permis de se saisir des personnes poursuivies. Elles contestaient en conséquence l’absence de jugement par contumace, qui aurait notamment permis d’organiser des procès publics, même en l’absence de l’accusé, au lieu de délivrer des mandats secrets.

Elles mettaient plus largement en cause la prépondérance de la procédure anglo- saxonne dans le déroulement du procès, de nature à accélérer la domination culturelle d’un modèle juridique loin d’être parfait, un modèle qui, en toute hypothèse, tend à universaliser un modèle interne plus qu’à instituer un véritable droit international pénal. Elles redoutaient le caractère discriminatoire de poursuites qui, par définition, viseraient davantage les vaincus que les vainqueurs – et les divers épisodes de l’affaire yougoslave ont été instructifs à cet égard.

Pour ce qui concerne la CPI, les doutes étaient plus grands. Aux interrogations précédentes s’ajoutaient notamment : l’absence d’universalité de la Cour en raison de l’absence des grands Etats, d’abord des Etats-Unis ; l’absence, plus forte encore que pour les TPI, de moyens de police à la disposition de la Cour ; le rôle excessif d’ONG militantes dans le déclenchement, voire dans la conduite, de l’accusation ; le caractère vague ou insuffisant de certaines incriminations ; la volonté de mettre à l’écart le Conseil de sécurité, volonté au demeurant sans effet pratique.

Plus largement encore, on pouvait redouter les interférences et la confusion entre les contraintes politiques des règlements de paix et le souci de justice, imperméable aux considérations d’opportunité des poursuites. En un mot, l’éthique de la conviction substituée à l’éthique de responsabilité, pour le dire en termes wébériens, ou, à l’inverse, la soumission insupportable de la justice à des compromis avec des assassins notoires – ou bien l’irresponsabilité politique ou bien les larmes d’Antigone.

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Nombre de ces doutes subsistent. Ils sont même aujourd’hui plus répandus qu’à l’époque de la décennie glorieuse évoquée tout à l’heure. Le propos ici n’est pas d’instruire le procès de la justice internationale pénale. Celle-là existe et nul ne songe sérieusement à la faire disparaître, pas même les Etats-Unis, dont on sait qu’ils l’acceptent dans certains cas et à certaines conditions.

Les TPI qui ont achevé leur mission peuvent bien préparer leur dissolution : elle est plutôt un signe de succès que l’indice d’un échec. On pourra toujours en créer de nouveaux si nécessaire, même s’il ne convient pas de le souhaiter. On dispose à cette fin de techniques rôdées, soit unilatérales avec le Conseil de sécurité, soit contractuelles avec les Etats intéressés.

C’est ainsi que, face à des défis sécuritaires et judiciaires nouveaux, ceux de la piraterie maritime internationale, le recours à la justice pénale apparaît un élément indispensable d’une panoplie de réactions internationales. Le Conseil de sécurité, après avoir autorisé des mesures navales appropriées, recherche actuellement la formule la mieux adaptée de répression pénale – juridiction régionale, tribunal spécial… Bref, la créativité en la matière relève d’une sorte d’empirisme organisateur.

En outre, la notion de crime international a acquis droit de cité et l’une des utilités indiscutables de la justice internationale pénale est de favoriser une reconnaissance générale de certaines incriminations comme de la nécessité de leur répression universelle, même si elle s’exerce par le recours à des juridictions étatiques. Tel est en particulier l’un des grands intérêts de la CPI que d’inciter les Etats à poursuivre eux-mêmes les criminels, s’ils ne veulent pas s’exposer au désaveu de procès internationaux qui leur échapperaient. On peut y ajouter la fin de l’immunité pénale des grands responsables politiques, fin dont on peut espérer qu’elle remplisse un rôle dissuasif.

La question désormais est donc de savoir quel est le meilleur usage qu’on peut faire de juridictions qui sont devenues des composantes utiles de la société internationale juridiquement organisée. Bien sûr, les risques n’ont pas disparu : par exemple, instrumentalisation politique des poursuites ; perception répandue, particulièrement en Afrique, de leur caractère discriminatoire ; longueur des procès qui nuit à leur utilité ; perception aussi d’un coût de fonctionnement trop élevé de juridictions en somme peu actives…

Tout cela constitue autant de défis pour la justice internationale pénale. Comment les analyser, les relever, les dépasser ? Dans une large mesure, ils sont inévitables, puisque le droit international s’est toujours nourri de contradictions qui tiennent à l’essence même de sa nature contractuelle, comme à la pluralité des motifs et des intérêts des acteurs qui le font vivre ou qui en vivent.

Les articles qui suivent reprennent largement les travaux d’une Journée d’étude organisée par le Centre Thucydide au mois de juin 2010. Ils ont été pour certains actualisés. S’ils ne dressent pas un bilan complet des juridictions internationales pénales existantes ni des défis auxquels elles sont confrontées, ils apportent un éclairage en provenance de certains des meilleurs experts et de praticiens de ces questions dans le monde. La réflexion, l’expérience de ces derniers représentent un apport indispensable à la connaissance et à l’analyse académique de ces questions.