En matière de doctrines de sécurité, on pourrait considérer sans excès de simplisme que l’année 2002 a été à la fois bipolaire et asymétrique : – bipolaire, car deux acteurs en particulier ont attiré l’attention et focalisé les débats, analyses et exégèses : les Etats-Unis, qui ont annoncé et mis en oeuvre une série d’évolutions dont les possibles retentissements sur les multiples scènes mondiales restent encore à venir, et, en contrepoint, l’Europe, qui voudrait mener de front son élargissement et son approfondissement politique et qui n’en finit pas de poser la première pierre de son identité de sécurité et de défense; – asymétrique, car la disparité d’influence des deux acteurs est évidente, le second s’inscrivant d’ailleurs souvent en creux par rapport au premier, et le dialogue sécuritaire entre les deux n’en devenant que plus difficile, tant il est vrai que des visions et des stratégies radicalement différentes s’expriment et se développent parfois, et notamment cette année, des deux côtés de l’Atlantique. On ne peut pas, à cet égard, passer à côté du questionnement emblématique suscité par l’article de R. Kagan [[Robert Kagan, « Power and Weakness », Policy Review, no 113, juin-juillet 2002.]], selon lequel les Américains et les Européens dériveraient désormais sur des continents stratégiques différents, les premiers exerçant une politique de puissance résolument unilatérale dans un monde « hobbesien » anarchique où prévaut l’usage de la force, tandis que les seconds évolueraient et agiraient dans le monde « kantien » d’une possible paix perpétuelle. Le débat a été posé en termes vigoureux, parfois excessifs, mais à n’en pas douter salutaires. Il se réfère en tout cas à des réalités tangibles, et il n’est pas près de se refermer. Les Etats-Unis ont poursuivi en 2002 l’aggiornamento inauguré l’année précédente par la mise en place progressive du « nouveau cadre stratégique », à travers les annonces du discours à la National Defense University le 1er mai, du Sommet américano-russe de Crawford, le 13 novembre, et la dénonciation du Traité ABM le 13 décembre. La construction de la nouvelle architecture de sécurité américaine a ensuite connu plusieurs moments forts. Le premier a été la présentation de la nouvelle revue de la posture nucléaire (Nuclear Posture Review, NPR). Les résultats en étaient très attendus et feront longtemps encore l’objet de débats, parfois quelque peu contradictoires, sur la place de la dissuasion nucléaire dans la nouvelle doctrine, sur l’éventualité du développement de nouvelles armes et l’arrivée en force de la dissuasion conventionnelle, et sur la volonté explicite du Département de la Défense de maintenir ouvertes toutes les options face à une menace avérée ou face à une crise, afin d’assurer au pouvoir politique le maximum de flexibilité. Il était intéressant de tenter de faire la part du déclaratoire et de situer les options stratégiques à leur place réelle. C’est l’un des objets de l’article de cette rubrique consacré dans à la NPR. Les références rhétoriques du début d’année ont été marquées par la désignation à la vindicte nationale, lors du discours sur l’état de l’Union du 29 janvier, de « l’axe du mal » constitué par la Corée du Nord, l’Iran et l’Iraq. Même si l’expression n’a pas fait sens et n’a plus guère été reprise dans le langage officiel, elle a suffisamment marqué nombre de commentateurs pour qu’ils se plaisent à y revenir. Le deuxième moment fort a été la parution, en septembre, de la « Stratégie de sécurité nationale », premier exercice de ce type de l’Administration Bush. On retient de ce texte la réaffirmation de la guerre globale contre le terrorisme, vis-à-vis duquel la dissuasion n’est pas opérante. On y retrouve le paradigme de la défense antimissiles, ouverte aux alliés et amis, ainsi que la posture de contre-prolifération vis-à-vis des Etats parias, qui est depuis le milieu des années quatre-vingt-dix une donnée constante de la stratégie américaine. On y note également l’affirmation d’un concept de frappe préemptive qui pourrait être le signe d’une véritable rupture stratégique : se fondant sur le fait que le droit international reconnaît le principe d’exercice du droit de légitime défense face à une menace imminente, la nouvelle stratégie affirme par extension le droit des Etats-Unis à mener, si nécessaire, des actions militaires préemptives face à des menaces qui, bien que n’étant pas nécessairement ni imminentes ni certaines, revêtent un caractère de gravité important. Il est encore trop tôt pour mesurer pleinement les conséquences potentielles et les implications effectives de ce concept, mais, en toute hypothèse, un nouveau débat important vient d’être lancé. Dans le contexte de bouleversement des doctrines de sécurité de l’après- 11 septembre, les Etats-Unis ont également repensé de fond en comble l’organisation de leur sécurité intérieure (Homeland Security). A l’annonce, au mois de juin, de la création d’un nouveau ministère de la Sécurité intérieure, faisait suite en juillet la publication de leur nouvelle stratégie nationale en la matière, qui n’énonce pas de principe nouveau, mais présente les objectifs stratégiques et les modalités d’un vaste ensemble de dispositions destinées en priorité à la prévention d’attaques terroristes et à la gestion de crises. Ce processus fait l’objet d’un article dans la présente rubrique. Face à l’impressionnante dynamique de la reconstruction stratégique américaine, force est de constater que l’Europe n’a pas été, en 2002, en mesure de faire preuve d’une capacité d’innovation comparable. La Convention lancée au Sommet de Laeken a certes une tâche institutionnelle considérable, mais elle n’est peut-être pas à même de produire de nouveaux concepts de sécurité, tant il est vrai que les politiques de sécurité restent dans les prérogatives des Etats. Le 11 septembre 2001 a bien entendu provoqué un certain nombre d’initiatives et de « coopérations renforcées » en matière de police, de renseignement et d’arms control, mais aucun élément doctrinal nouveau ne semble avoir émergé. Néanmoins, la PESD en aura un jour besoin et, en particulier, le travail en cours d’actualisation des missions de Petersberg devra prendre aussi en compte les défis posés par les nouvelles menaces. La France, pour sa part, n’a pas exprimé d’autre renouvellement doctrinal depuis le discours du Président de la République à l’IHEDN de juin 2001. Cependant, elle a, comme les Etats-Unis et d’autres pays occidentaux, tiré les leçons du 11 septembre en matière de lutte globale contre le terrorisme et déclaré [[ Discours du Premier ministre devant l’IHEDN, 14 octobre 2002.]] que la distinction classique entre sécurité intérieure et sécurité extérieure doit être repensée, ouvrant ainsi un vaste chantier stratégique, non seulement au plan national mais également, en matière de concepts et d’organisation, au plan de la sécurité intérieure européenne. En matière de théorie des relations internationales, l’approche des questions de sécurité n’est pas limitée aux approches classiques idéaliste ou rationaliste-réaliste. Le constructivisme veut introduire une voie nouvelle de compréhension, en ne postulant plus nécessairement le rôle unique de l’Etat dans le système des acteurs, mais en lui retenant simplement un rôle central, à côté des institutions internationales, des ONG et des individus, qui ont aussi leur rôle. Le constructivisme introduit par ailleurs la dimension sociale – ou sociologique, pourrait-on dire -, c’est-à-dire le rôle de la dynamique interne des entités intervenantes dans la définition des identités, des intérêts, des objets de référence, et donc dans l’évolution des relations de sécurité dans le monde. C’est de cette approche à la fois critique et constructiviste que traite l’article consacré à ce sujet dans la présente rubrique. – Le sommaire de l’AFRI 2003