L’Etat entre l’éclatement et la mondialisation

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Article issu de la Revue Belge de Droit International 1997/1, Bruylant, Bruxelles

Un tel libellé conduit à dépasser une approche juridique pure pour intégrer les données juridiques dans un contexte plus large qui leur donne leur sens. État, éclatement, mondialisation : ces trois termes constituent les trois pôles de notre sujet, leurs relations en forment la trame. L’État en est néanmoins le centre. On devine qu’on ne lui veut pas de bien. Il est une fois de plus traîné devant le tribunal de l’histoire, d’une histoire prospective ou spéculative. Au pire, on lui propose de se résorber on de se dissoudre, voire d’être écartelé par ce double mouvement. Au mieux, il lui faut accepter de se métamorphoser. Il convient donc d’éclairer, au préalable – c’est-à-dire de préciser et de relativiser – le procès qui lui est fait (I). Sur cette base, on peut ensuite s’interroger sur l’éclatement que l’on constate ou que l’on prédit : fragmentation, ou à l’inverse promotion d’un nouveau modèle d’État ? (II). On doit enfin s’arrêter à ce terme curieux de mondialisation : quel est son contenu ? N’est-il pas le masque contemporain d’un jeu classique, celui de la domination ? Faut-il parler de mondialisation ou d’hégémonie du Nouveau Monde ? (III).

I.- Etat en procès

Ce procès atteint l’État dans sa dimension interne aussi bien que dans son rôle international, et le met en cause sur le plan politique comme sur le plan juridique. Les accusations contre l’État sont certes anciennes, mais ses problèmes actuels reposent sur des réalités nouvelles. Elles semblent indiquer que fragmentation et mondialisation sont des processus plus complémentaires qu’alternatifs. a) Il faut ainsi se pencher sur la double nature de l’État : il est d’un côté un concept juridique concrétisé par un ensemble de normes organisées, c’est à dire un système normatif, et de l’autre un corps politique, un groupe organisé sur la base d’un principe de légitimité qui le distingue et le singularise. Double nature mais aussi, sur un autre plan, double rôle : l’État est l’expression et la totalité d’une société interne d’une part, et la première des institutions internationales d’autre part. C’est en tant que première des institutions internationales que l’État est le pilier du droit international classique. Le droit international ne peut être pensé sans l’État et encore moins contre l’État. Il trouve dans l’interétatisme son fondement et sa limite. Le développement des organisations internationales n’y fait pas exception, puisqu’elles sont, on le sait, interétatiques et même intergouvernementales pour l’essentiel. C’est en tant qu’institution internationale que l’État assure la paix civile et l’ordre public sur son territoire, contribuant à la pacification et à la stabilité de la société internationale, et qu’il remplit les fonctions de communication et de coopération avec les autres États. C’est dans ce double rôle, interne et international, que l’État est aujourd’hui remis en question. D’abord en ce qui concerne son homogénéité interne. Avec les revendications régionales, les problèmes de minorités, les relations transfrontalières, les phénomènes d’immigration, les sociétés éclatées, une opposition croissante entre riches et pauvres, c’est l’identité nationale elle-même qui est à l’épreuve. Ensuite, la territorialité, assise traditionnelle de l’État, ne peut plus assurer sa clôture et protéger cette identité. Les frontières sont de plus en plus perméables aux échanges, humains, matériels, de biens et de services, intellectuels… À la logique d’une juxtaposition immobile tend à se substituer un nomadisme international, qui non seulement efface l’espace mais transperce aussi les frontières. Dès lors, la distinction classique interne / international est érodée. Les questions transnationales par nature se multiplient, qu’il s’agisse des échanges économiques, de l’environnement, des droits de l’homme. À l’envisager enfin comme une instance de régulation fonctionnelle, un apporteur de normes et de services, le cadre de l’État devient inadapté. L’ouverture des marchés, la mondialisation des échanges en font une instance intermédiaire archaïque, récusée par l’histoire. Trop grand pour le local, trop petit pour l’international, à côté du sujet, cadre d’oppression, l’État est inadapté, il dérange, il gêne, il fait obstacle. Il faut le réduire avant de s’en débarrasser. Au demeurant l’histoire de ces dernières années n’est elle pas celle d’une pathologie de l’État qui pourrait déboucher sur sa crise finale ? b) À vrai dire, en dépit de ses accents nouveaux, ce procès est ancien. On peut distinguer plusieurs âges ou plusieurs formes de la contestation . La critique de l’État a toujours existé. Elle n’a été l’apanage d’aucune idéologie particulière mais le carrefour de beaucoup : anarchisme, idéalisme juridique, fédéralisme, marxisme, entre autres. Face à elles, l’État a montré une très grande vitalité historique, en sachant s’adapter aux réalités politiques, économiques et sociales les plus diverses sans que soient altérés ses traits fondamentaux, et notamment son statut international. Il vit dans l’oubli, et grâce à l’oubli de ses métamorphoses. Il a jusqu’à présent enterré ses fossoyeurs ou rallié ses ennemis : les ex-pays socialistes, par exemple, provenaient d’une idéologie anti-étatique avant de devenir les ardents défenseurs de la souveraineté de l’État. Le procès actuel est cependant d’une autre nature parce qu’il est instruit au nom du réalisme. Ce n’est pas au nom d’une société idéale ou d’un avenir meilleur qu’on récuse l’État, mais sur la base de constatations de fait. Son cadre éclate en beaucoup d’endroits : effondrement de l’Union soviétique, rupture sanglante de la Yougoslavie, partition douce de la Tchécoslovaquie, perception d’une artificialité générale en Afrique… Le modèle d’organisation politique qu’il offrait à partir de son origine européenne paraît remis en cause dans son berceau même : l’Union européenne ne prépare-t-elle pas son dépassement ? Elle pourrait être un exemple pour de grands regroupements économiques et politiques régionaux qui généraliseraient un nouveau modèle. c) Les deux phénomènes de l’éclatement et de la mondialisation ne sont donc nullement contradictoires, pas davantage qu’ils n’ouvrent une option entre deux évolutions possibles. Ils résultent de dynamiques plus complémentaires qu’alternatives , qui se nourrissent mutuellement. On peut certes imaginer deux modes d’évolution, ou deux sorties de crise: par le haut d’abord, avec une vision harmoniste de la réalisation progressive d’un fédéralisme international, par degrés. L’État ne serait plus dans cette gradation qu’une instance parmi d’autres, sans légitimité ni statut particuliers, un simple apporteur de services aux privilèges abolis. On aura reconnu l’espérance normative d’un Kelsen ou solidariste d’un Georges Scelle. Mais on peut également redouter une sortie par le bas, plus tourmentée et tragique, celle d’une décomposition convulsive, d’un tribalisme planétaire, d’un retour à l’état de nature et à la loi du plus fort dont certaines régressions récentes offrent une inquiétante anticipation. On n’entrera pas dans ce choix, car les éléments qui permettraient de l’opérer sont encore trop équivoques, et au surplus l’histoire ne tranche jamais que dans une ambiguïté relancée. On pourrait citer Jean Cocteau : « Trop de transformations s’ébauchent qui ne possèdent pas encore leurs moyens d’expression ». Ce ne sont pas tant les concepts qui font défaut, car l’arsenal en est riche, que les points d’ancrage assurés qui permettraient de les enraciner. Là où il faudrait des architectes, discernant à partir de fondations partielles les masses, les volumes et les arêtes des constructions futures, on risque fort de ne trouver que des éclairagistes, qui, modifiant l’angle ou l’intensité de la lumière, déplaçant les projecteurs, ne créeront qu’une réalité artificielle et fugitive. C’est en revanche avec plus d’assurance qui l’on peut analyser les données actuelles dans leur double dimension, de fragmentation d’un côté, d’homogénéité accrue de l’autre – mais pas une homogénéité spontanée et indifférenciée ; tout au contraire, une homogénéisation poursuivie sur la base d’un projet volontariste, d’une entreprise de domination multiforme.

II. – Éclatement: de la fragmentation à la promotion d’un nouveau modèle d’Etat

a) La fragmentation peut être appréciée tant sur le plan quantitatif que sur le plan qualitatif. Sur le plan quantitatif d’abord, la multiplication du nombre des États par dissociation d’anciens États n’est pas un phénomène nouveau. Mails on peut distinguer deux phases très différentes, celle de la décolonisation, celle de l’effondrement du camp socialiste. Avec la décolonisation, largement encouragée par les Nations Unies, la société internationale était devenue une machine à fabriquer des États. Leur nombre avait triplé en une trentaine d’années, et l’État en ressortait plus triomphant que jamais. Les nouveaux États affirmaient hautement leur souveraineté, leur attachement au principe de non ingérence, le droit de choisir librement leur système politique, économique et social interne. Les oppositions entre systèmes idéologiques faisaient de l’État une coquille juridique qui recouvrait des légitimités internes extrêmement diverses. Certes l’unité fondamentale des États, le principe hiérarchique qui en fait une structure de domination interne, se maintenait. Comme l’écrivait Montesquieu : « dans toute sorte de gouvernement on est capable d’obéir » – on pourrait même ajouter que l’on doit obéir. Il n’y a que sur un plan, celui de l’Apartheid, de la discrimination raciale, prolongement du colonialisme, qu’une action internationale pénétrait jusqu’à l’organisation et la politique intérieures des États. L’ère post-coloniale est donc dans une large mesure, avec la généralisation du phénomène étatique, celle du triomphe de l’État souverain. Il est protégé par des règles internationales qui garantissent l’exclusivité de ses compétences internes, son intégrité territoriale, son indépendance politique. C’est un même mouvement qui promeut et l’État et le droit international, dont le développement doit reposer sur le libre consentement de chaque État d’un côté, et sur le consensus de la « communauté internationale des États dam son ensemble », de l’autre. Au cours des années récentes, l’accroissement du nombre des États par dissociation d’États constitués a connu une nouvelle dynamique, mais dans un contexte et dans un esprit nouveaux. On pourrait, de façon un peu caricaturale, dire que la société internationale est devenue une machine à détruire les États plus qu’à les produire. C’est contre la société internationale constituée, malgré la résistance discrète de ses membres et de ses instances, que ce sont réalisés ou que risquent de se développer éclatements et même regroupements : c’est vrai pour l’URSS, pour la Yougoslavie, pour les périls qui menacent aujourd’hui certains pays africains ; C’est également vrai pour l’unification de l’Allemagne dont la dynamique a été nationale plus qu’internationale. Sur le plan qualitatif cependant, la ressemblance entre les deux phases ou les deux étapes de décomposition est plus forte, mais elle s’attache à des éléments de caractère plutôt négatif Dans les deux situations en effet, décolonisation et post-communisme, on doit constater que la société internationale n’a pas jusqu’à présent été en mesure d’assurer le développement des États nouveaux ou des nouveaux régimes. Développement sous tous ses aspects – économique certes, mais aussi institutionnel, juridique, politique et social. Si elle a produit des États, elle n’a guère su les construire, ni ceux qu’elle avait fabriqués ni ceux qui se sont formés en quelque sorte contre elle. Pour les premiers, on rappellera l’échec du droit du développement, l’échec des « nouveaux ordres internationaux » de tous types – économique, de l’information et de la communication, etc. Plus gravement encore, on observera qu’après quelques décennies d’indépendance beaucoup des États nouveaux des années cinquante et soixante n’ont pu assurer leur istabilité politique ou sociale, qu’ils demeurent fragiles et vulnérables. N’a-t-on pas forgé à leur propos le concept de « Soft State », au État mou, État faible, État débile ? C’est une véritable thérapeutique de ces États que l’on a dû chercher à mettre en place au cours de ces dernières années, avec l’élargissement des opérations du maintien de la paix, afin d’éviter leur destruction sinon de permettre leur reconstruction : l’Afrique, l’Asie du Sud-Est, l’Amérique centrale en offrent divers exemples. Les Nations Unies ont eu tendance à devenir un hôpital où réparer les États, voire à mettre au point, avec les interventions humanitaires, une sorte de protocole compassionnel. On mesure la régression par rapport aux ambitions affichées naguère par le droit du développement. Pour les seconds, ceux qui viennent d’apparaître, et qui sont situés en Europe, il est trop tôt pour se prononcer avec assurance. Mais on voit bien leurs difficultés. Elles sont politiques avec les balbutiements de la transition démocratique, qui ne saurait se réduire à des opérations électorales contrôlées ; économiques avec la transition vers l’économie de marché, dont la recette, pas plus que celle du développement, ne paraît avoir été inventée ; sociales, avec les problèmes d’identité nationale, et spécialement avec le casse-tête des minorités. On a même le sentiment que la dissociation des entités constituées est désormais encouragée par certains instruments internationaux, telle la récente Déclaration de Lisbonne (3 décembre 1996), adoptée dans le cadre de l’OSCE, qui intègre les problèmes de minorités dans les questions de sécurité. Or chaque minorité, à l’analyse, tend à en intégrer plusieurs autres, de sorte que cette logique de poupées russes peut conduire à une fragmentation indéfinie. Ce n’est même plus l’idée de l’État nation qui est en cause, c’est le cadre social de l’État en soi qui risque de tomber en poussière. S’y ajoute un thème récent, et qui tend à faire de chaque individu une minorité par lui-même, avec l’idée de l’allégeance plurielle, liée aux nationalités individuelles multiples, aux phénomènes d’immigration, au maintien légitime des liens des citoyens avec des entités extérieures, d’origine ou choisies… Ce phénomène de loyautés partagées conduit à la dissociation en profondeur du lien unique qui identifie l’État à ses citoyens. Il risque fort de conduire en pratique à une loyauté zéro à l’égard de chacun de ses prétendus bénéficiaires. Alors prenons garde : ce qu’un tel mécanisme peut mettre en place, involontairement sans doute, c’est un Apartheid planétaire. Derrière le masque du droit à la différence, du respect des droits culturels, des liens transnationaux, c’est un régime juridique personnel sans frontières qui pourrait se substituer au droit territorial, celui de l’État. Qui ne voit qu’ainsi on légitimera et légalisera l’inégalité, chacun se repliant sur sa communauté, répartie en des foyers dispersés mais homogènes ? On ferait alors d’un tel droit une machine à fabriquer au mieux des États ethniques, au pire des Bantoustans parcourus par des mafia, et des sectes. Ce modèle que la Russie n’a pas réussi à imposer aux pays Baltes, qu’Israël cherche à imposer à la Palestine, et dont la Bosnie présente les stigmates, est-il un avenir désirable pour la société internationale ? Au moment où le modèle de l’Afrique du Sud est rejeté sur le plan interne, et s’est écroulé sous la réprobation générale, ne tend-il pas à s’universaliser subrepticement au nom du droit des groupes à l’identité et à la différence ? Il en résulterait une dissolution rampante des États, mais sans instance de substitution organisée. b) À cette analyse négative on peut opposer la vision irénique d’un nouveau modèle d’Etat , réconciliant l’État de droit – variante du Rule of Law – et son identité particulière, avec un ordre international fondé sur des règles communes. En dehors de l’Union européenne cependant, utopie en marche, mais par là-même géographiquement comme culturellement située et cantonnée, il ne s’agit encore que d’un rêve. Sa modélisation repose sur une abstraction qui ne peut guère, au-delà, s’appuyer sur des éléments descriptifs. Mais ce modèle est un peu la vision positive ou le projet organisateur de l’État idéal, ou d’un État virtuel : c’est toujours l’État, mais un État désengagé à l’intérieur et subordonné à l’extérieur. Il n’est guère contesté qu’on a toujours besoin de l’Etat. Non pas par une sorte de fétichisme institutionnel, mais tout simplement parce qu’on n’a pas trouvé mieux et qu’une forme politique, même imparfaite, se maintient jusqu’à son remplacement par une autre qui lui est supérieure. Même l’hégémonie américaine, on y reviendra, s’accommode du maintien des États, tout au moins à certaines conditions. On mesure la nécessité de l’État par a contrario lorsqu’on constate les conséquences catastrophiques que provoque, tant sur le plan interne qu’international, son effondrement – récemment en Yougoslavie, en Somalie, au Rwanda, bientôt peut-être au Zaïre ou en Albanie. On assiste irrémédiablement, toujours et partout, avec les guerres civiles qui en résultent, au retour de la barbarie : État ou barbarie, telle est l’alternative simple que connaît la société internationale. Sur le plan juridique, on constate également que le droit international est comme pris au dépourvu par de telles situations. L’effondrement de l’État échappe aux mécanismes de sécurité prévus par la Charte. La responsabilité internationale de l’État elle-même, aux termes du projet d’articles de la CDI (art. 14), risque de s’évanouir en cas de mouvement insurrectionnel sur son territoire. Dans ce type de situations, toutes les institutions internationales – dont les autres États – aspirent à la reconstruction la plus rapide possible de l’État en cause, comme gage de stabilité et de sécurité internationales. Le désengagement interne de l’État, ou l’État minimal, se traduit sur le plan économique autant que sur le plan juridico-politique. L’interventionnisme économique, l’économie administrée, l’État entrepreneur, l’État fermant son marché sont condamnés et par là des secteurs entiers de la société qu’il régit lui échappent. On parlait naguère de souveraineté permanente sur les ressources naturelles. C’est maintenant la souveraineté sur les ressources humaines qui est appelée à se dissoudre, avec la mobilité des emplois, l’évasion des capitaux, l’opportunisme universel des investissements. Non seulement le modèle européen de l’État providence ou Welfare State paraît anachronique, mais le concept même de service publie est remis en cause. Une logique de privatisation généralisée tend à dépouiller l’État de tout ce qui ne se réduit pas à ses strictes fonctions régaliennes, et donc à paralyser de nombreux secteurs de sa capacité normative interne. Quant à celle-ci, désormais réduite, elle devrait, conformément au nouveau modèle, être canalisée et maîtrisée par des juges et non plus par des législateurs. La prééminence du législateur exprime de ce point de vue une conception à la fois conquérante et particulariste du droit : souveraineté de l’État, maîtrise sur lui-même, volontarisme politique, droit tourné vers le changement, libre organisation d’une société par elle-même, instrument de rupture et d’action. La loi, c’est la puissance souveraine, la capacité de décision et d’innovation ; c’est aussi la règle propre à un groupe. Elle est à la fois la décision politique en acte et la puissance du droit comme règle. Le retour du juge traduit une conception non pas minimaliste du droit, car la juridictionnalisation de la vie sociale peut être extrêmement complexe, mais une conception plus réactive qu’active, plus jusnaturaliste que volontariste, plus éthique qu’étatique. Elle s’inscrit au surplus dans un cadre plus indéfini et ouvert que celui de l’État classique. On glisse aisément des juridictions nationales aux juridictions internationales, dans un réseau de compétences qui transpercent l’écran étatique : ainsi la CJCE et les juridictions nationales construisent un droit communautaire qui enserre l’État ; des tribunaux pénaux internationaux peuvent se substituer à la compétence pénale interne ; La CIJ même, par le biais d’avis consultatifs, peut émettre des jugements sur la politique de sécurité des État et prétendre contrôler leur défense (avis cons. du 8 juillet 1996 sur la licéité de l’emploi des armes nucléaires). La subordination à l’extérieur devrait compléter ce nouveau modèle d’État, s’il devait prospérer. Il ne lui est pas tant demandé de servir de filtre entre l’intérieur et l’extérieur que de faciliter le passage, que d’être une interface et non une clôture. Il est requis d’ouvrir ses frontières, aux hommes, aux marchandises, aux informations, aux produits culturels. C’est déjà l’un des sens du terme « mondialisation » que cette ouverture imposée de l’État aux vents du large. Entreprend-il de s’y soustraire qu’il est rappelé à l’ordre : les droits de l’homme ont une portée universelle, comme le respect des minorités, le droit au regroupement familial, la libre circulation des individus, et le droit humanitaire. Il s’expose à la réprobation s’il y manque, à l’action coercitive dans les cas les plus graves. L’ingérence humanitaire, de l’assistance des ONG à la coercition des canonnières, légitimée ou non par des instruments internationaux, peut le lui rappeler à tout moment. Ainsi la différence entre droit international et droit interne tend à s’estomper, la souveraineté de l’État n’est plus qu’un mot. Mais du même coup le droit international lui aussi s’estompe. On lit ainsi – exemple choisi au hasard parmi d’autres – dans l’« International Herald Tribune » du 7 mars 1997, sous la plume de Thomas L. Friedman, une libre opinion consacrée à la Chine et à la politique américaine à son égard (« The Words Beijing Needs to Hear : -Rule of Law ») : « Mao said ‘We will never accept foreign capital’. Then Deng came along and said ‘We will accept foreign capital but never foreign norms’. Now you say: ‘We will accept foreign capital and some foreign norms, but not others’. OK, we’ll wait for the next guy ». Formules très révélatrices : on ne se réfère pas au droit international, le transit n’est même pas nécessaire. Il s’agit d’exporter et d’universaliser des valeurs portées par des législations internes (« foreign laws ») – le droit des États-Unis à l’évidence. On ne saurait mieux dire que la mondialisation – des marchés, des valeurs, d’un modèle d’État, du droit qui en est le porteur – est l’instrument d’une politique, d’une politique volontariste, d’une politique étatique, celle de l’hégémonie du Nouveau Monde.

III. – MONDIALISATION : DE LA SOCIÉTÉ UNIVERSELLE A L’HÉGÉMONIE DU NOUVEAU MONDE

Il faut d’abord tenter de préciser ce que recouvre la mondialisation avant de constater qu’elle est introuvable en dehors de l’affirmation d’une hégémonie américaine globale, qui connaît cependant de multiples équivoques. a) Le terme de « mondialisation » a connu une diffusion médiatique au cours de ces dernières années. On doit donc s’interroger sur les sens d’un mot . Il fait image, mais définir un contenu précis est plus difficile. Qu’ajoute-t-il à l’idée d’une société internationale universelle, qui était déjà une réalité depuis la décolonisation ? Sans doute l’idée d’une homogénéité accrue, économique, idéologique et culturelle, en même temps que celle de la solidarité des évènements, d’une accélération qualitative des informations, d’une interdépendance des sociétés, d’une mobilité sans frontières des populations. Cependant l’expression paraît surtout renvoyer à une dynamique et à un objectif sans autre référence qu’énergétique. Elle est sans contenu ou valeur propres, comme en porteraient par exemple « l’humanité » ou la « communauté internationale », chères au droit du développement et aux aspirations universalistes des années soixante-dix. En ce sens, la mondialisation est le prolongement et l’accélérateur d’un processus de transnationalisation déjà ancien. Elle tend à soustraire de plus en plus les activités humaines, et surtout économiques, aux régulations étatiques, interétatiques ou institutionnelles. Ainsi sur le plan de la régulation des rapports internationaux, la mondialisation présente davantage l’apparence d’un problème que celle d’une solution : elle se caractérise plutôt par l’érosion ou l’abandon d’un certain nombre de méthodes éprouvées de régulation. Cependant, même les zélateurs les plus ardents de ce processus admettent qu’il ne peut se développer harmonieusement que s’il repose sur des règles du jeu, que les partenaires de la transnationalisation peuvent inspirer mais ne peuvent établir à eux seuls. Ni la compétition anarchique des firmes transnationales ni le zèle désordonné des ONG ne peuvent y suffire. On a par exemple besoin de monnaies de référence et de circuits financiers réguliers. Ces règles du jeu doivent en dernière analyse provenir, ou au minimum être prévues par des volontés étatiques, voire la volonté d’un seul, s’il est dominant. Précisément, les nouvelles règles du jeu, ou plus simplement l’effacement des anciennes, découlent d’une volonté étatique qui est la volonté des États-Unis. Le sens profond de la mondialisation doit donc, à notre sens, être cherché derrière une apparence d’ouverture et d’homogénéisation. Elle est en réalité le véhicule médiatique, le terme commode qui désigne l’hégémonie américaine. La mondialisation, c’est l’idéal d’un Nouveau Monde sans rivages. C’est en quelque sorte une nouvelle forme de triomphe de l’État, mais d’un type d’État unique dans sa catégorie, et qui entend bien le rester. b) La mondialisation introuvable : dans la mesure où elle recherche l’efficacité, elle récuse l’approche institutionnelle des relations internationales; dans la mesure où elle recherche l’homogénéité, elle rejette ou minimise l’universalité; dans la mesure où elle recherche la domination, elle écarte la multipolarité. L’approche institutionnelle passe au premier chef par les Nations Unies. Or il est frappant d’observer que le thème de la mondialisation conduit à minimiser leur rôle comme celui du multilatéralisme développé en leur soin. Non seulement les résolutions de l’Assemblée générale se trouvent déclassées, mais les grandes conférences onusiennes paraissent appartenir au passé. C’en est fini du thème multiforme du Nouvel ordre, économique, de l’information et de la communication, etc. La Conférence de Rio, « Environnement et développement » de 1992 apparaît à cet égard comme une fin de série. Le nouvel ordre de l’information, c’est CNN. Par rapport aux ambitions du nouvel ordre économique, l’OMC est une institution minimale. De façon plus générale, l’effondrement du communisme aurait pu entraîner la naissance d’un nouveau principe organisateur articulé autour de grands textes. Ce n’a pas été le cas. Les ajustements ont plutôt relevé du bricolage et au mieux de 1′ « idéalisme pragmatique » vanté par l’Administration américaine. Le Conseil de sécurité lui-même se voit écarté du règlement des conflits – au Proche Orient, en Afrique centrale – après il est vrai quelques expériences malheureuses qui ont suivi l’embellie de l’affaire du Golfe. Bref, les Nations Unies sont dans l’ensemble tenues à l’écart de la mondialisation nouvelle manière, et avec eux, la diplomatie multilatérale qui est une diplomatie interétatique collégiale. Il n’existe plus guère qu’un modérateur dans les relations internationales, et ce modérateur est un État, les États-Unis, non une organisation internationale. Quant à l’universalité, elle impliquerait que l’on reconnaisse une diversité légitime des politiques étatiques, que l’on raisonne en termes de compromis, sans accepter l’exclusion de certains États. À cela s’oppose une politique de quasi-universalité, qui est non seulement quantitativement mais qualitativement différente. Elle permet d’identifier les États récalcitrants, peu nombreux et isolés, de les qualifier de « Rogue Stages », ou États déviants, incontrôlés, actuellement ou virtuellement dangereux. L’identification est en pratique réalisée par les États-Unis. Ils cherchent ainsi à mettre les marginauxàl’indexen exerçant à leur encontreune double pression. Pression négative, avecdes mesuresrestrictives,voire coercitives s’ils n’acceptent pas la règle du jeu : sont ainsivisésCuba,l’Iraq,l’Iran,la Libye, laSyrie… Pression positive avec la perspective de leur intégration avantageuse dans les régimes communs, pour la Chine ou la Corée du Nord notamment, sans parler de la Russie. Au nombre de ces régimes quasi-universels qui font figure de lois communes et exercent un effet de pression sur les États extérieurs, le TNP, l’OMC, le récent Traité sur l’interdiction complète des essais nucléaires, et virtuellement la Convention sur l’interdiction des armes chimiques. Mais à divers titres, Chine, Inde, Afrique, restent en tout ou partie en dehors de la mondialisation – et en toute hypothèse de cette mondialisation là. Les absents ou récalcitrants le sont cependant pour des raisons très différentes, et ne sauraient ni constituer un front commun du refus ni soutenir un projet organisateur alternatif. Une approche multipolaire supposerait quant à elle que l’on accepte une recomposition de la société internationale autour de grands ensembles régionaux autonomes, dont l’Union européenne pourrait être une anticipation et un modèle. On aurait pu ainsi imaginer des pôles continentaux ou sous-régionaux, en Asie autour de l’ASEAN, du Japon, de l’Inde, en Afrique dans des conditions plus hypothétiques, en Amérique du Sud à partir du Mercosur, dans l’espace de l’ancienne URSS même avec la CEI. Mais cette reconstruction ou cette décentralisation empiriques, suivant le point de vue que l’on adopte, ne se sont pas produites, et leurs perspectives d’organisation autonome restent aléatoires. De grands ensembles régionaux tendent certes à se constituer, mais avec les États-Unis comme dénominateur commun en leur propre sein : l’OTAN pour l’Europe occidentale; l’OSCE pour l’espace « de Vancouver à Vladivostock »; l’ALENA pour le continent américain, Nord et virtuellement Sud; l’APEC pour l’Asie Pacifique; le processus de paix au Proche et Moyen Orient. Quant à l’Afrique, elle a peu de chances de se regrouper si elle reste livrée à elle-même. C’est plutôt une logique satellitaire, de gravitation autour d’un centre, qu’une constellation équilibrée qui se mettrait en place. Elle doublerait, voire pourrait se substituer à un véritable universalisme. On a moins besoin des Nations Unies si l’OTAN, l’OMC, le Processus de paix, par exemple, fonctionnent. c) Une hégémonie américaine sans rivages : c’est l’hégémonie d’un État, qui repose sur des méthodes variées et se développe dans de multiples domaines. Elle est virtuellement universelle en extension et générale en profondeur. Cette hégémonie est étatique en ce sens qu’elle n’a pas besoin de canaux internationaux pour s’exercer, et qu’elle s’exerce même parfois à leur encontre. Ainsi les États-Unis affirment leur prépondérance monétaire en rejetant, dès 1971, la régulation internationale dont ils étaient pourtant les instigateurs ; en écartant par la suite une régulation des transports aériens qui n’était à l’origine pas contraire à leurs intérêts ; en paralysant les Nations Unies alors qu’ils sont en mesure de les dominer. Non pas qu’ils aient une position de principe à l’encontre des organisations internationales. Ils savent instrumentaliser le Conseil de sécurité si nécessaire, éliminer le Secrétaire général qui leur déplaît et imposer celui qui leur convient, utiliser l’OTAN à leur guise, promouvoir l’OMC comme mécanisme d’ouverture des échanges, etc. Mais les bases de la puissance américaine, – culturelles, économiques, monétaires, militaires… – demeurent essentiellement nationales. Un exemple de cette vision hégémonique de l’État est fourni par l’approche américaine du droit international. Il est largement perçu comme la projection extérieure du droit national. C’est ainsi que les actions internationales de la CIA, actions dites « couvertes » c’est-à-dire contraires au droit international, sont contrôlées et autorisées par le Congrès. On peut s’en réjouir du point de vue de l’État de droit américain, mais comment ne pas y voir une procédure de violation délibérée, ouverte et préméditée du droit international ? Le droit interne se place ainsi au sommet, voire au dessus de la pyramide des mesures internationales. Le Rule of Law, comme on l’a relevé plus haut, signifie application extraterritoriale par tous moyens de la loi américaine. Il n’est pas nécessaire à l’hégémonie d’aller au-delà. Laisser subsister un monde extérieur organisé en États est conforme à l’économie de moyens, et distingue l’hégémonie de l’impérialisme. Celui-ci suppose en effet une domination territoriale, du type de celle des empires coloniaux, qui est inutile et coûteuse. Il est plus efficace et plus économique de laisser les États assurer leurs propres tâches internes et internationales, dès lors que, par subordination ou imitation, ils se conforment aux vues des États-Unis. Au-delà de la rhétorique démocratique, la diversité des régimes politiques n’est pas un obstacle ou un problème. À l’instar de la philosophie chinoise, la véritable distinction n’est pas entre des formes politiques, mais entre l’ordre et le désordre, la stabilité et le chaos, alternative qui domine la société internationale. L’hégémonie est du côté de l’ordre et de la stabilité, mais non de celui de la conquête territoriale ou de l’intégration supranationale. Les méthodes sont opportunistes et par là multiples. L’unilatéralisme est fort pratiqué, sous plusieurs aspects : refus, avec par exemple la non signature de la Convention de Montego Bay en 1982, ou le veto contre la reconduction de M. Boutros-Ghali en 1996; protection, avec la supériorité déjà évoquée du droit américain sur le droit international ; promotion avec le souci d’exporter la loi américaine, comme véhicule des intérêts nationaux mais aussi comme modèle dont les autres pourraient heureusement s’inspirer : ce qui est bon pour les États-Unis est bon pour le reste du monde, quoique la réciproque ne soit pas vraie. Le bilatéralisme est recherché avec des partenaires choisis, sur des questions particulières – avec la Russie dans le domaine des questions nucléaires ou pour les rapports à établir avec l’OTAN, avec la Chine comme puissance extérieure au système, avec Israël comme allié privilégié. Le régionalisme permet aux États-Unis d’être inclus, et si possible au centre, dans tous les cercles, comme on l’a vu. Mais le régionalisme extérieur, celui qui aspire à l’autonomie, comme celui de l’Union européenne, est considéré avec méfiance et peut être combattu s’il fait figure de rival. La méfiance voire l’hostilité à l’égard de l’Euro ou de la PESC pourraient annoncer une lutte sans merci à leur encontre. Les alliés ne sont pas des partenaires mais des conseillers ou des sous-traitants. Ils ont certes un droit de remontrance mais s’exposent alors à un lit de justice qui les fera céder. Quant au multilatéralisme, il prend la forme d’un multilatéralisme coercitif, dont les conditions de prorogation du TNP, de modification de la Convention de Montego Bay avant son entrée en vigueur, ou d’adoption du Traité sur l’interdiction complète des essais nucléaires sont des exemples convergents. Ces méthodes ne comportent pas non plus de préférence pour un type d’instruments juridiques particulier : les résolutions de l’Assemblée générale, hier apanage des Non alignés ou d’une « majorité automatique » récusée, sont mises à profit pour adopter, par exemple, le Traité sur l’interdiction des essais nucléaires. Les instruments concertés non conventionnels s’épanouissent dans le cadre de l’OSCE ; c’est dire que la Soft Law n’est pas écartée. Quant aux résolutions du Conseil de sécurité, si l’on insiste sur leur autorité, on n’hésite pas à les contourner lorsqu’elles déplaisent – ainsi avec l’embargo sur les armes à l’égard de la Bosnie. Au fond le principe dominant de ces méthodes est toujours l’opportunisme au service de l’économie de moyens. d) L’hégémonie américaine comporte en définitive des aspects ambivalents . On peut les illustrer sur plusieurs plans. Dans son origine par exemple, l’hégémonie est-elle pour les États-Unis une contrainte ou un choix ? Correspond-elle à un « grand dessein » poursuivi avec constance depuis des décennies, voire contenu en germe dans la naissance du pays, avec la conquête de l’espace national et la protection du continent tout entier contre les entreprises extérieures, puis l’investissement progressif des autres continents ? Une montée en puissance si exceptionnellement rapide et si rationnellement conduite pourrait-elle s’expliquer autrement ? Les États-Unis n’ont ils pas été dès le départ dotés d’une idéologie messianique ? Ne les a-t-elle pas placés à l’origine de tous les grands projets du XXe siècle qui ont réussi ? On pourrait cependant soutenir à l’inverse que c’est malgré eux qu’ils ont été impliqués dans des conflits qu’ils auraient préféré éviter, comme la première ou la seconde guerre mondiales. Leur engagement les a contraints d’assumer des responsabilité historiques qu’ils n’avaient ni demandées ni souhaitées. Le défi du communisme et de l’Union Soviétique les a ensuite menacés dans leurs principes et leur puissance, et il leur a fallu le relever. Il est vrai qu’ils ont su le mettre à profit pour poursuivre leur accession à une hégémonie universelle, que seule désormais l’Asie peut mettre en question. L’ambiguïté existe également dans les justifications et les objectifs de cette politique. On ne peut guère douter que les États-Unis ont actuellement la volonté d’assumer, de promouvoir et d’accentuer leur rôle universel, et la mondialisation en est un instrument. Mais cette volonté correspond-elle à la poursuite d’un intérêt national étroitement conçu, ou à un Leadership d’esprit plus altruiste, au service d’une vision générale de la société internationale ? L’intérêt national est le plus souvent invoqué par les dirigeants américains, aussi bien dans le domaine économique qu’un matière de sécurité. Mais il pourrait l’être pour faire accepter une grande politique extérieure par un Congrès plus provincial et plus replié sur les affaires intérieures. Un égoïsme affiché serait alors le masque d’un projet plus noble, en rupture avec les pratiques habituelles qui dissimulent les petits intérêts derrière les grands principes. L’élargissement de l’OTAN par exemple correspond-il au souci d’étendre la stabilité et la liberté en Europe, à la pression des électeurs américains originaires d’Europe centrale, à la volonté de rejeter durablement la Russie vers l’Est? La sécurité nationale américaine est-elle appelée à dominer la sécurité internationale comme le droit interne américain dominerait le droit international ? La même équivoque caractérise la stabilité de l’hégémonie. On retrouve ici d’une autre manière la question centrale de l’intérêt national. Si l’hégémonie lui est subordonnée, elle est par là-même fragile. Elle ne comporte en effet que des engagements minimaux, répugne à l’action militaire extérieure, redoute les pertes lointaines, réclame le financement des opérations et des déficits par autrui. Elle laisse longuement pourrir les situations, ou se développer les catastrophes avant que d’intervenir, voire les attend pour les mettre à profit – ainsi dans l’ex-Yougoslavie, au Rwanda, au Zaïre. On pourrait également rappeler que durant les deux guerres mondiales les États-Unis ont attendu que l’Europe soit dévastée pour tirer en définitive profit de cette autodestruction des pays européens. Cette procrastination leur a jusqu’à présent fort bien réussi. Elle est peut-être nécessaire pour surmonter une tentation isolationniste permanente. Mais, à l’inverse, le souci d’universaliser leur modèle culturel, d’être à l’avant-garde des révolutions intellectuelles et scientifiques, de conserver une avance technologique assurée, de maîtriser les communications de tous ordres et d’être un centre universel ne peuvent que contribuer à une durable stabilité de cette hégémonie. Un dernier exemple d’ambiguïté a trait aux perceptions de l’hégémonie américaine par les autres. Il est remarquable qu’à quelques exceptions près cette hégémonie est non seulement acceptée mais plus encore désirée – vision positive qui contribue également à sa stabilité. Elle peut tenir à l’habileté avec laquelle se présentent les États-Unis. Ils savent se faire attendre, comme au cours des deux guerres mondiales, et aujourd’hui auprès des pays d’Europe centrale et orientale, ou de divers pays anciennement non alignés. Au fond le XXe siècle s’est passé à attendre les Américains. Dans ces conditions, leur arrivée, lorsqu’elle se produit, est généralement espérée et bienvenue. Au surplus, leur présence s’annonce généralement, sous des aspects positifs : liberté individuelle, ouverture intellectuelle, avancée technologique, capacité d’innovation, entre autres. Les États-Unis projettent d’abord leur culture et leurs produits culturels : pour simplifier, l’hégémonie américaine, c’est d’abord l’image de Disneyland. Sous cette apparence attendrissante et bénigne, elle devient désirable, de telle sorte qu’il serait injuste de réduire cette hégémonie à une volonté prédatrice de domination, comme l’histoire en offre de multiples exemples. Ceux qui la dénoncent ou la combattent l’ont souvent attendue, sollicitée, soutenue, voire en ont tiré profit. Au-delà des perceptions, mais aussi des renoncements, on peut également observer, de façon objective, que la puissance est cohésive, et tend à rassembler autour d’elle. L’attraction de la puissance, le phénomène d’agglomération qu’elle suscite sont quasi-irrésistibles, et la grande puissance a beaucoup de meilleurs amis. Elle peut choisir entre de multiples candidats à des relations privilégiées. Le déficit de puissance organisatrice dont souffre structurellement la société internationale entraîne une tendance au ralliement au profit de l’État, ou du groupe d’États, qui incarnent une hégémonie en développement. Que vienne en revanche le temps de la faiblesse, et viendra le temps de l’aigreur, voire de la révolte. Pour l’instant la puissance et la perception de la puissance sont du côté des États-Unis. On ne saurait toutefois méconnaître le projet européen, à la gestation si longue et si difficile, mais qui a connu au bout du compte de sensibles progrès. Si l’Europe espace devient ou redevient une Europe puissance comme elle en a la possibilité et peut en avoir le dessein, la mondialisation n’aura plus la dimension unipolaire ou unilatérale qu’elle connaît aujourd’hui. À défaut, si les lignes de force actuelles se prolongent, on risque fort de devoir substituer les États-Unis à Rome et les Américains aux Romains dans ces considérations de Montesquieu : « Il fallait attendre que toutes les nations fussent accoutumées à obéir comme libres et comme alliées, avant de leur commander comme sujettes … Ainsi Rome n’était pas à proprement parler une monarchie ou une république, mais la tête du corps formé par tous les peuples du monde… ils ne faisaient un corps que par une obéissance commune, et, sans être compatriotes, ils étaient tous Romains ».