Système juridique international et utopie

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Extrait de Le droit international, Archives de philosophie du droit, tome 32, Sirey, 1987

Résumé

Comme les autres systèmes juridiques, le droit international comporte trois dimensions – une dimension d’enregistrement, qui prend en compte les rapports de puissance et les officialise; une dimension organisatrice qui contient les institutions, mécanismes et procédures du système; une dimension utopique, qui comprend l’ensemble des représentations et objectifs qui dominent le système et l’informent. Mais, alors que ces trois dimensions sont cohérentes dans les systèmes internes, elles sont indépendantes, voire contradictoires, en droit international. Ainsi la dimension utopique y est particulièrement apparente et identifiable. Ses différentes fonctions – négation, affirmation, anticipation, transfert, dérivation -, peuvent dès lors être analysées. L’utopie a toujours joué un grand rôle dans le développement de la société internationale, et notamment des organisations internationales. Des modèles abstraits ont été souvent imaginés, qui projetaient l’image favorable d’un monde futur, tout en comportant, en filigrane, une dévalorisation et une critique du monde présent. A la violence, à l’anarchie, à l’irrationalité des rapports quotidiens, on substituait ainsi à bon compte la vision d’un ordre pacifique, harmonieux, propice à l’épanouissement de tous. Mais l’utopie n’a pas seulement ce rôle de compensation ou de fuite, puisqu’elle a pu contribuer, et qu’elle le peut toujours, à orienter l’action des politiques, et de rêve se transformer en projet puis en institution. Il ne s’agit pas ici d’envisager l’utopie comme construction doctrinale, comme projection, comme regret, comme ailleurs absolu, enchanteur et désenchanteur à la fois. Il s’agit d’examiner ses réalisations partielles, à tout le moins ses interférences avec le droit positif, de tenter de découvrir en quoi le droit international positif est utopique et en quoi l’utopie utilise le droit international positif pour certaines fins. Il convient donc de préciser en quel sens on entendra le terme. Ecartons d’abord un sens banal, trop restrictif, qui cantonne l’utopie au simple domaine de l’imaginaire, et n’y voit qu’un rêve consolateur mais impuissant. L’utopie étant ce qui n’existe nulle part, elle serait condamnée au non-être. Sa réalisation serait par définition impossible, et viendrait-elle à survenir qu’elle dissoudrait et nierait son caractère d’utopie. On se propose d’examiner ici l’utopie davantage comme une méthode que comme un contenu, que comme le résultat particulier auquel elle tendrait. En tant que méthode, l’utopie consiste à définir un objet idéal vers lequel les actions conscientes doivent converger. Là même réside son originalité, et son mystère, puisque l’utopie renonce à indiquer une méthode de réalisation précise. Elle repose davantage sur une aspiration vague à une conversion que sur un plan, ou un programme, impliquant que des étapes données soient progressivement franchies. On essaie en effet de réaliser les utopies et l’observation est classique que cette réalisation conduit ou risque de conduire au résultat opposé, par insuffisance ou contradiction des méthodes. La libération passe par l’oppression, l’âge d’or par le moyen-âge, la société angélique par les conduites diaboliques, etc… La question est ici de rechercher de quelle manière le droit international devient instrument de l’utopie, où elle se situe préférentiellement dans le système juridique, et à quoi elle peut bien servir. Il faut également écarter une dérive du sens du terme, fréquente dans le langage usuel : dire, par exemple, que la société internationale est utopique signifierait qu’elle ne serait qu’un faux-semblant, qu’une illusion, qu’un camouflage, derrière lesquels se montrerait la puissance nue, localisée et concrète des groupes, politiques, militaires, économiques, avec toute la complexité et la confusion de l’état de nature. Il est vrai que la société internationale est utopique en ce sens qu’elle ne peut être localisée, mais c’est qu’elle est partout et nulle part. Elle se superpose aux autres instances, au moins de façon virtuelle, et pour être invisible, elle n’en est pas moins présente, suivant une logique qui fait d’un archipel un groupe et non une collection d’îles isolées. Ce que donc on entendra ici par utopie, par rapport à la société internationale et plus précisément au droit international, ce sont des notions, objectifs ou principes ayant, aux yeux de ceux qui s’en réclament, d’une part un caractère transcendant en fonction de leur contenu, une valeur absolue et universelle, et d’autre part une prétention à être réalisés, mis en oeuvre, sans référence particulière à un mode donné de formation du droit, indépendamment de toute procédure spécifique, en quelque sorte par une indétermination et un opportunisme des moyens. En d’autres termes, si l’utopie n’a pas de définition locale, si elle échappe à la géographie, elle est appelée à avoir une histoire (renonçons à citer Cioran), elle peut être l’objet d’un processus. Mais, alors que les objectifs ou les principes apparaissent clairs, fixes, immuables, les modalités de leur réalisation sont à l’inverse indécises, mouvantes, voire aléatoires. C’est donc ce hiatus entre la clarté et la complétude du résultat d’un côté, et de l’indifférence ou l’ignorance à l’égard des procédés précis de réalisation qui caractérise l’utopie, beaucoup plus qu’un cantonnement dans le pur imaginaire. C’est également ce hiatus qui rend le droit, qui se présente sous le double aspect du contenu des normes et de leurs modes de formation, particulièrement intéressant pour tenter de saisir le passage, ou l’impossibilité, à tout le moins les difficultés du passage. On procédera en deux temps. D’abord, de façon descriptive et en quelque sorte arrêtée, on tentera d’identifier l’utopie dans le système juridique international – au sens d’ensemble organisé -, on cherchera à la situer. On s’interrogera ensuite sur ses fonctions, afin de préciser son rôle, son utilité, de la saisir ainsi plutôt dans la dynamique du système juridique.

I. – Identification de l’utopie dans le système juridique international

Le système juridique international se compose de normes et de sujets. Quelle est la dimension utopique des uns et des autres ? A. – S’agissant des normes, on pourrait d’abord être tenté de dire qu’une norme est par définition utopique. Elle prescrit en effet comme impératif, voire simplement comme optatif, un comportement, une conduite, qui ne seront en pratique que très imparfaitement suivis. La vision des rapports sociaux qui découlerait d’une analyse et d’une projection des normes en vigueur serait largement fallacieuse. Qui croirait que la Charte des Nations Unies rend convenablement raison du comportement réel des États membres, et même des organes de l’ONU ? Une telle question conduit à indiquer ce que n’est pas l’utopie dans les normes, puis à préciser leur dimension utopique, avant de souligner en quoi cette dimension est particulièrement visible dans le système juridique international. 1) On ne doit pas en effet confondre la dimension normative et la dimension utopique. Le propre des règles du droit, quel que soit leur système de référence, est en effet de pouvoir ne pas être appliquées, de ne posséder qu’une applicabilité virtuelle. Le droit international ne présente sur ce plan guère d’originalité. Le code de la route, le code général des impôts, le code pénal, n’expriment pas davantage la réalité du comportement des individus que la constitution celui des pouvoirs publics. On objectera volontiers que la règle de droit ne s’applique précisément qu’en cas de conflit et qu’elle est apte à résister de façon efficace à sa violation. Loin d’être sa négation, cette violation constitue une occasion et un moyen de confirmer son existence, par un rituel d’affirmation de sa puissance et par une réparation des conséquences du manquement, en même temps que de précision concrète et indéfiniment démultipliée de ses impératifs – tâche qui revient plus spécifiquement à la jurisprudence. Le droit ne serait ainsi destiné à être appliqué qu’en cas de conflit, il aurait pour fonction essentielle de régler des conflits – par dissuasion, avec l’énoncé de la règle, par solution, avec l’intervention du juge et/ou de l’appareil coercitif qui lui est lié. La réalité du droit ne deviendrait visible que lorsqu’elle est niée, par la résistance quelle oppose à cette négation. Cette conception demeure cependant optimiste. Dans nombre de cas, aussi bien en droit interne qu’en droit international, la méconnaissance des règles ne suscite aucune réaction notable ou utile, tout se passant comme si le système juridique était, au moins partiellement, déconnecté des comportements réels. Ce n’est pas ici le lieu de s’interroger sur la signification d’une situation bien connue. Il faut simplement souligner qu’elle résulte de l’essence normative du droit, et que si l’on voulait l’assimiler à l’utopie, le droit international ne serait pas à cet égard plus utopique que n’importe quel autre système juridique. 2) Le rapport entre les normes et la réalité qu’elles cherchent à encadrer est en effet beaucoup plus complexe et diversifié qu’une séparation tranchée entre être et devoir- être. Une norme juridique a bien comme caractéristique de chercher à orienter des comportements réels, même si ce n’est pas son seul but. Mais si l’on tente, sans trop les schématiser, de présenter rapidement les différentes dimensions du rapport entre les normes et la réalité qu’elles visent, on peut les ramener à trois: une dimension d’enregistrement, une dimension d’organisation, une dimension de projection, ou idéologique, dans laquelle on rencontrera plus spécialement l’utopie. 3) Lorsque les normes enregistrent une situation de fait elles correspondent à une optique en quelque sorte notariale. Elles prennent en compte des données extérieures, elles se fondent sur une réalité qui leur est étrangère, qu’elles ne se proposent pas de modifier mais seulement d’officialiser en l’incorporant. Naturellement, cette dimension d’enregistrement – de données physiques, techniques, considérées en elles-mêmes comme extérieures à l’objet propre des normes – est toute relative. Elle suppose une sélection initiale des données en cause, et une option entre une pluralité d’attitudes à leur égard. Ainsi de la majorité civique, par exemple. On peut considérer que l’exercice des droits du citoyen est lié à la maturation intellectuelle et physiologique de l’individu. Mais les variations dans le temps et dans l’espace de cette majorité illustrent sa relativité. Ou encore, lorsqu’on détermine certains critères permettant de définir ce qu’est une grande puissance maritime, il est clair que l’on parviendra à des résultats très différents suivant que l’on considère la longueur des côtes, l’importance des voies maritimes contrôlées, le tonnage sous pavillon, le potentiel aéronaval, voire la dépendance à l’égard des ressources maritimes. Il n’en demeure pas moins que, une fois la sélection opérée, la norme demeure dans son contenu tributaire de données extérieures, et qu’elle propose simplement de les enregistrer, afin d’en tirer un ensemble de conséquences et d’enseignements. Ils relèvent des dimensions suivantes. 4) La dimension organisatrice des normes concerne plus particulièrement la création de mécanismes, d’institutions et de procédures, qui substituent un ordre conventionnel à une régulation – ou à une absence de régulation – spontanée. Elle est ainsi davantage, et même quasi exclusivement, le propre du droit écrit, qui peut contenir à la fois l’ensemble juridique cohérent nécessaire à l’existence d’un sujet de droit, d’une personne juridique, et les mécanismes rationnels lui permettant de fonctionner. Elle est particulièrement importante dans les constitutions, dans les actes constitutifs des organisations internationales. Il s’agit alors non pas simplement de prendre appui sur une situation existante mais de créer des objets simplement juridiques, en ce sens qu’ils n’ont qu’un contenu juridique, et qu’ils n’existent pas en dehors de ce substrat juridique. Que serait le Conseil constitutionnel sans la Constitution de 1958 ou l’Assemblée générale des Nations Unies sans la Charte ? Ces objets ne sont cependant nullement utopiques, leur existence est réelle et imprime une orientation volontaire au monde extérieur. 5) La dimension de projection, ou idéologique, des normes constitue sans doute l’aspect utopique du droit. Elle concerne l’ensemble des représentations et des références intellectuelles et morales qui dominent le système juridique et l’informent. Ainsi, la Déclaration des droits de l’homme pour le système juridique français ; les buts et principes de la Charte pour l’ONU. La portée proprement juridique de ces normes est en partie incertaine. Les principes qu’elles contiennent ont à la fois un caractère transcendant et incomplètement juridique, comme l’illustre l’ancienne controverse sur la portée des préambules des constitutions. La philosophie générale, les objectifs d’ensemble proclamés, la vision d’un ordre nécessaire et juste sont situés dans un horizon qui est autant une explication, un exposé des motifs du contenu des normes que ce contenu lui-même. Cette philosophie est projetée par les normes, d’abord sur les autres normes, par leur entremise ensuite vers la réalité qu’elles orientent. Elle n’est pas nécessairement située dans les normes dominantes – une constitution, la Charte – ou antécédentes – les préambules, les principes initiaux. On peut la trouver dans des normes de faible valeur juridique – les résolutions, spécialement de l’Assemblée générale -, ou arrivant, sinon après la bataille, du moins après les notions précises qu’elles éclairent – les résolutions et l’effort d’interprétation de la Charte qu’elles accomplissent, la jurisprudence des cours constitutionnelles par exemple. 6) Deux observations pour conclure : – On a jusqu’à présent raisonné comme si ces trois dimensions pouvaient être isolées à l’intérieur du système juridique, et caractériser spécifiquement telle ou telle norme, ou tel groupe de normes. En réalité, chaque norme, comme une monade, contient et reflète l’ensemble du système auquel elle appartient, et donc comporte cette triple dimension, ne serait-ce que par référence implicite. On pourrait donc les appliquer à une microanalyse de chaque norme. – On a jusqu’à présent assimilé les systèmes internes et le système international. On retrouve en effet en leur sein les différents aspects que l’on a tenté d’individualiser, bien qu’ils soient en pratique souvent mêlés. C’est sur ce dernier point cependant qu’on doit les distinguer, et qu’apparaît l’originalité profonde du système international. 7) Dans les systèmes internes en effet, ces trois dimensions se trouvent enchevêtrées, de telle sorte que leur dissociation est plus intellectuelle que concrète. Ceci parce qu’existe entre eux une articulation, une cohérence, une homogénéité, qui permettent de les assimiler. 8) Un ordre juridique interne comporte quelques principes fondamentaux et son organisation, ses procédures, en découlent nécessairement, de même qu’ils s’adaptent à la réalité historique, politique, économique et sociale qu’il régit. Les principes démocratiques, appliqués à la dimension d’un pays, à sa démographie, entraîneront un certain découpage des circonscriptions ; la durée des mandats électoraux sera fonction de traditions historiques, etc. L’observation est certes relative, et l’articulation est loin d’être parfaitement assurée. La Déclaration des droits de l’homme, ainsi, n’a encore qu’incomplètement informé le système juridique français. Au moins existe-t-il une dynamique en ce sens, une dynamique de cohérence assurée par des moyens divers mais convergents. Il a fallu d’abord lui reconnaître une valeur de droit positif ; ensuite lui assurer de façon opératoire une valeur constitutionnelle, s’imposant même au législateur, ce qui a été l’apport récent et encore inachevé du Conseil constitutionnel. Ainsi réalisée ou en voie de réalisation, la dimension utopique passe à l’arrière-plan, elle devient moins perceptible, plus difficilement identifiable comme telle, elle tend à s’effacer. 9) Dans le système juridique international, cette articulation n’existe pas. Elle n’existe pas comme donnée actuelle, elle n’existe pas non plus comme dynamique. Tout se passe comme si les trois dimensions, idéologique, d’organisation et d’enregistrement, étaient séparées, déconnectées voire contradictoires. C’est là un des aspects de l’éclatement du système juridique international, par opposition à l’unité de principe des systèmes internes. Ce n’est pas non plus une donnée accidentelle ou provisoire. Elle tient au contraire à la nature du système, et lui permet de remplir des fonctions différentes sur des plans différents. Mais la conséquence immédiate de cette dissociation est que la dimension utopique, qui demeure indépendante, qui ne se mélange pas aux autres, reste apparente et identifiable comme telle. 10) On en prendra quelques exemples. 11) Le premier est tiré de l’approche juridique du maintien de la paix et de la sécurité. Le droit international comporte à cet égard nombre de règles. Mais elles relèvent de plusieurs logiques différentes, autonomes, voire contradictoires. Ce n’est pas forcer les termes que d’y retrouver les trois dimensions qui nous intéressent. La dimension d’utopie correspond au désarmement, mentionné dans la Charte de l’ONU, mais de façon non pas tant accessoire qu’adventice. La Charte obéit à une logique sur laquelle on va revenir, et qui est celle de la sécurité collective. C’est essentiellement dans l’action de l’Assemblée générale, par exemple avec la résolution S-10/2, adoptée par consensus lors de la session spéciale sur le désarmement de 1978, que l’on trouve une orchestration d’ensemble du thème. Cette résolution assigne comme perspective à l’ensemble des efforts en la matière le désarmement général et complet sous un contrôle international efficace. Point n’est besoin d’insister sur le caractère utopique de l’entreprise, que l’on prenne ce terme dans un sens positif, négatif ou neutre. La dimension d’organisation correspond à la sécurité collective, inspiration des règles et mécanismes de la Charte. Or la sécurité collective ne conduit pas nécessairement au désarmement et peut même s’en éloigner notablement. D’une part en effet, chaque État demeure maître et responsable de sa sécurité, et d’autre part doit être en mesure de porter assistance au Conseil de Sécurité, afin d’entreprendre à sa demande une action coercitive. La Charte au demeurant ne mentionne au profit du Conseil qu’une compétence de « réglementation des armements », et non de désarmement. L’échec au moins provisoire de ce système n’a fait disparaître ni cette dimension organisatrice, reposant sur des institutions, des règles et des procédures, ni la sécurité collective. On la retrouve, sous une forme certes dégradée, avec les alliances type OTAN. et Pacte de Varsovie, fort éloignées dans leur principe même de l’esprit du désarmement. La dimension d’enregistrement correspond encore à un autre type de règles, plus solides que les premières, plus ponctuelles et disparates que les secondes. Il s’agit des traités qui rentrent dans le cadre général de la maîtrise des armements (arms control), et qui résultent essentiellement quelle que soit leur forme, bilatérale ou multilatérale, d’accords entre les États-Unis et l’Union Soviétique. Le traité sur l’interdiction partielle des essais nucléaires (1963), le traité sur l’espace extra-atmosphérique (1967), les accords SALT (1972) en sont des exemples parmi d’autres. La logique générale de l’entreprise repose sur la constatation que la dissuasion nucléaire est une situation de fait, que le droit peut stabiliser et régulariser en l’enregistrant, mais sans la modifier en profondeur. Cette logique est différente à la fois du désarmement – elle ne repose pas sur un effort de réduction progressive des armements, mais au contraire sur le maintien des armes nucléaires et d’une parité négociée – et de la sécurité collective – puisque la sanctuarisation de chaque partenaire qu’elle implique entraîne une exacerbation de la sécurité individuelle, à la limite au détriment de celle des autres. Or ces trois logiques sont à l’oeuvre parallèlement et sur des plans différents. Pour simplifier, ou pour prendre un angle purement objectif, on pourrait dire que la première est multilatérale; que la seconde repose sur l’hypothèse d’une entente entre cinq États bénéficiant d’un statut juridiquement protégé, les membres permanents du Conseil de Sécurité ; et que la troisième est bilatérale, liée à l’accord entre les États-Unis et l’URSS. L’absence d’articulation entre elles est patente, malgré les efforts pour les rapprocher, et rend clairement identifiable leur particularité. 12) Un second exemple, qui va dans le même sens, concerne le droit des relations économiques internationales. A la dimension d’utopie correspond le thème d’un Nouvel Ordre Economique International (NOEI), avec les amples et vagues perspectives d’une refonte d’ensemble de ces relations dans un sens plus favorable aux pays en développement. Là encore, la Charte ne fournit pas, ou guère, d’éléments, mais les résolutions de l’Assemblée générale sont prolixes. A la dimension organisatrice correspondent les différents mécanismes mis en place à la fin ou à la suite de la Seconde Guerre Mondiale : les accords de Bretton Woods sur le plan monétaire, le GATT sur le plan commercial. Y correspondent également des solutions régionales, dont la CEE est l’exemple le plus achevé. A la dimension d’enregistrement correspondent soit des accords bilatéraux, soit, plus brutalement, la projection et l’extension sur le plan international de la loi interne américaine, transcription d’un rapport de puissance qui bénéficie aux intérêts dominants. 13) Si l’on voulait élargir les enseignements de ces deux exemples convergents, on pourrait conclure que, dans sa dimension utopique, le droit international est un droit des faibles, qui tend ou doit tendre à compenser et à corriger les inégalités ; que, dans sa dimension organisatrice, il est un droit des égaux (certains restant toutefois plus égaux que d’autres), reposant sur le principe de l’égalité souveraine des États, principe organisateur essentiel de la société internationale ; que, dans sa dimension d’enregistrement, il est un droit des puissants, consacrant de façon générale leur situation et leurs avantages particuliers. Ces analyses demanderaient à être affinées et nuancées. On l’a dit, les trois dimensions se retrouvent également dans chaque norme. Ainsi, dans l’organisation de la sécurité collective, il existe une perspective utopique – l’objectif à atteindre -, une perspective organisatrice – tout ce qui concerne les compétences du Conseil de Sécurité – et une dimension d’enregistrement – le statut privilégié reconnu aux cinq membres permanente, qui ne s’explique que par la situation de fait résultant de la guerre. Une autre conclusion que l’on peut risquer, touche au caractère très problématique de l’existence de règles générales en droit international. Compte tenu de son éclatement, de son écartèlement entre plusieurs logiques, les règles générales n’y constituent que des cas limites, et le principe qui le domine est plutôt celui de la relativité des situations et des règles. Au sens ici retenu, l’idée même de règle générale en droit international revêt un caractère utopique. 14) En ce qui concerne les sujets du système juridique international, l’identification de leur caractère utopique est plus complexe. On pourrait certes estimer que ces sujets sont par définition utopiques, puisqu’ils ne consistent qu’en des personnes morales – États, organisations internationales. Ce serait toutefois une confusion que d’assimiler utopie et fiction. De façon plus générale, les catégories juridiques ont un caractère instrumental, qui, tout à la fois, s’intègre à la logique d’ensemble du système et correspond à des fins particulières. Elles n’ont pas de caractère utopique, en tout cas pas en elles-mêmes. En revanche, et à l’intérieur de ces catégories, on peut s’interroger sur l’aspect utopique de certains sujets concrets. B.1) Pour ce qui est d’abord des Étas, le droit international pose que tous les États ont un statut identique, qui est acquis dès lors que sont remplies certaines conditions de fait : l’existence d’une autorité souveraine sur un territoire et à l’égard d’une population donnée, de telle sorte que la naissance de l’Etat est un fait juridique. Or il arrive que la qualité d’État est reconnue sans que les faits initiaux soient réunis. C’est par exemple le cas pour la RASD, reconnue par nombre d’États, et même admise comme telle à l’OUA. S’agit-il d’un État réel ou d’un État utopique ? Utopique en un double sens, comme ne remplissant pas les conditions d’existence habituellement requises, comme fondant sa naissance sur une nouvelle règle, qui serait, au moins pour l’instant, elle-même utopique. Au moins utopique en tant que règle générale, et ne pouvant éventuellement produire d’effet qu’à l’égard de ceux qui l’auraient spécialement acceptée. 2) La question est plus délicate avec les organisations internationales. La faiblesse de leurs bases concrètes – pas de territoire, pas de sujets, pas de moyens propres de coercition – entoure leur personnalité d’un halo d’utopie, d’autant plus que le hiatus est souvent important entre l’étendue de leurs ambitions, l’élévation de leurs objectifs, leur projection dans l’avenir, et les moyens précis, tant juridiques que matériels, dont elles disposent. Pour autant, l’autorité de leur base juridique – leur Charte constitutive -, leur structure, leurs organes, leur personnel, leur capacité à adopter des instruments juridiques, leur personnalité enfin, interdisent d’y voir des sujets utopiques. On peut davantage les considérer comme productrices d’utopie que comme utopiques en elles-mêmes. Elles sont l’une des voies – et ceci vaut surtout pour l’ONU – par où l’utopie pénètre ou tente de pénétrer dans le système juridique, s’y incorporant pour l’utiliser à ses propres fins. C’est au sein des Nations Unies qu’est formalisé le concept de NOEI, c’est l’Assemblée générale qui promeut le désarmement général et complet. Si l’on revient aux sujets, c’est l’Assemblée qui assure largement la production de sujets aux contours et au statut indécis, sorte de poltergeist juridiques, tels que les « peuples » ou l’« humanité ». Il s’agit au demeurant davantage de standards que de sujets, dans la mesure où ils ne sont pas envisagés en eux-même, de façon abstraite, mais toujours dans leur rapport avec un certain comportement, qu’ils permettent d’évaluer : les peuples en relation avec la décolonisation et l’indépendance, l’humanité avec un patrimoine qui doit être soustrait aux États, ou pour caractériser certaines catégories de crimes. Ainsi les organisations internationales seraient des machines à transformer la puissance en utopie, suivant un mécanisme opposé à celui qui conduit les États à transformer les idéologies en instruments ou en signes de leur puissance. Est-ce un phénomène de dissipation, de perte d’énergie, ou au contraire une phase d’accumulation, de concentration, préalable à la réalisation concrète de nouveaux objets, d’abord juridique, ensuite matérielle ? C’est déjà poser le problème des fonctions de l’utopie dans le système juridique.

II. – Fonction de l’utopie dans le système juridique international

L’utopie a clairement des liens avec la lex ferenda. Elle se présente toujours comme l’affirmation ou la revendication d’un droit, elle est porteuse d’une dynamique qui tend à informer ou à modifier la lex lata, mais sans doute plus par subversion que par révolution, plus par infiltration et inondation progressives que par changement brutal. Tout au moins les changements profonds auxquels elle aspire ne peuvent se produire que de façon inorganisée et, sinon de façon invisible, du moins discrète. En même temps, ils sont toujours aléatoires, leur réalisation incertaine, et les utopies ont un statut de prétendant ou de soupirant davantage que de conquérant ou même de prophète. Ce rôle général est accentué par la considérationque la formulation juridique desprojets politiques est fréquente dans la société internationale. Les relations internationales revêtent largement une forme juridique. Sansdouteest-ceun des apports de l’ONU que d’avoir contribué, par le style même des résolutions, au développement de cette présentation juridique des positions politiques ou idéologiques, de telle sorte que leur passage au droit positif, ou de la lex ferenda à la lex lata, est souvent incertain et problématique, et en tous cas progressif. Même si cette juridicisation des relations internationales se situe en amont des règles obligatoires, même si souvent elle en tient lieu, elle n’est pas indifférente pour apprécier la place qu’occupe le droit dans ces relations. Les fonctions que remplit à cet égard l’utopie sont naturellement multiples et on ne saurait les réduire à des schémas rigides. Elles sont au surplus autant cumulatives qu’alternatives. C’est à titre indicatif, pour illustrer leur diversité, qu’on en retiendra ici quelques exemples. On peut les présenter sur deux plans différents. Certaines se manifestent à l’intérieur du système juridique. D’autres doivent être appréciées par rapport au système juridique dans son ensemble. A. – Parmi les fonctions internes au système juridique, on peut mentionner la négation l’affirmation, l’anticipation. 1) Par la négation, l’utopie rejette les règles juridiques antérieures auxquelles elle entend se substituer. Ainsi lorsque le fond des mers est proclamé patrimoine commun de l’humanité, l’ancien statut de res nullius est contesté, sa pérennité affaiblie. Une période transitoire peut s’ensuivre, durant laquelle, au moins à titre conservatoire, le statut ancien est comme suspendu, et au minimum douteux. Il devient plus difficile pour ceux qui envisageaient de se livrer à une exploitation privative du fond des mers de le faire. En tout cas ils ne le peuvent plus dans la certitude de leur droit. Le sentiment de sécurité juridique, si important pour toute utilisation économique d’un espace, d’un bien, d’un patrimoine en général, est atteint. Les règles antérieures ne sont pas positivement détruites, et l’on peut nier la négation en accumulant des preuves solides de leur maintien en vigueur. Elles n’en sont pas moins affaiblies, sapées, et l’ensemble du régime juridique applicable devient incertain. Il se crée un état de contestation des règles, une sorte de procès du droit dont l’analyse mériterait d’être affinée et développée plus qu’on ne le peut ici. Comme on l’a noté, le droit international incorpore ainsi sa propre contestation. Ce procès se situe sur le terrain juridique, à l’intérieur du système. Il s’agit d’assurer le changement des règles par des moyens juridiques, mêmes s’ils ne sont pas symétriques de ceux utilisés pour la formation des règles initiales. On tendra par exemple à substituer un traité à une coutume, ou une collection de règles locales tenant compte des situations particulières à une règle générale. On utilisera des résolutions, non obligatoires en principe, pour mettre en cause des règles obligatoires, conventionnelles ou coutumières, ou encore des actes unilatéraux pour contester des instruments multilatéraux, voire bilatéraux. Cette contestation est toutefois indissociable d’un processus d’affirmation. 2) L’affirmation peut précisément, implicitement ou explicitement, porter sur les modes de formation du droit. On soutiendra le caractère obligatoire des résolutions, on posera que les actes unilatéraux, exprimant la souveraineté de l’Etat, sont inconditionnés, qu’il existe un mode de formation d’un droit impératif (jus cogens) assurant la valeur absolue de certains principes. Mais ces modes de formation n’ont qu’un caractère instrumental, et pas de valeur en soi autre que symbolique. On met donc l’accent, de façon circonstancielle, sur le collectif ou sur l’unilatéral, sur le consensuel ou sur le majoritaire, sur l’universel ou sur le régional. Ils sont destinés à promouvoir des concepts, des règles, des principes, souvent recouverts par le label de « Nouvel Ordre … ». Le contenu, la substance, comptent davantage que les modes de formation, et l’utopie s’attache plus aux éléments matériels qu’aux éléments formels du droit. A ce point qu’elle conduit à anticiper sur l’autorité effective des règles, ou à supposer remplies certaines conditions mises à leur application avant même qu’eues ne soient réalisées. 3) On prendra deux exemples de cette anticipation. 4) Le premier concerne la formation du droit. On a souvent remarqué, spécialement dans les résolutions, une technique de contagion ou de glissement, qui consiste à associer, à mettre sur le même plan des règles établies et indiscutées – des dispositions de la Charte – et des règles au statut plus indécis, qu’il s’agit précisément de promouvoir, d’assimiler aux précédentes, par implication ou par juxtaposition. L’anticipation consiste à poser comme acquis ce qui est précisément l’objet d’un processus de formation, à se situer au terme d’un processus en cours, à le supposer achevé. 5) Quant aux règles de fond, second exemple, on peut mentionner le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il comporte une ambiguïté: Disposer de soi-même, c’est une procédure, qui permet d’exercer un libre choix ; c’est aussi un résultat qui implique l’indépendance comme seule réalisation authentique, parce que permanente, de cette libre disposition. Or l’accent a toujours été mis, aux Nations Unies, sur le résultat au détriment de la procédure. Celle-ci ne parait légitime que si elle conduit à ce résultat. Elle est à la limite inutile puisque ce résultat est au fond nécessaire. Dans ces conditions, le peuple qui doit disposer de lui-même a vocation à s’organiser en État, il constitue un État virtuel. Ainsi, et en quelque sorte par anticipation, il faut respecter son statut, non seulement comme peuple, mais comme celui de l’État qu’il n’est pas encore, parce qu’il doit l’être nécessairement. D’où l’obligation, par exemple, de ne pas porter atteinte à son intégrité territoriale. Le peuple est donc par anticipation assimilé à un État, et l’utopie a souvent possédé ici une force créatrice. B. – Quant aux fonctions par rapport au système juridique dans son ensemble, on peut envisager le transfert et la dérivation. 1) Avec le transfert, l’utopie permet de faire prendre en charge par la société, internationale, et partiellement par le droit international, des problèmes qui se posent fondamentalement dans les sociétés internes, mais qu’elles n’apparaissent pas en mesure de régler elles-mêmes et pour elles-mêmes. L’exemple qui s’impose est celui du développement. On ne soutiendra certes pas que la question du développement n’est pas par nature internationale, et que les pays concernés ont tort d’attendre, ou plutôt de préconiser, de tenter de définir et d’obtenir des solutions internationales, impliquant un type de coopération particulier entre États, sur les plans financier, commercial, industriel, technologique, etc… Il est clair que la reconstruction puis le développement de l’Europe occidentale après la guerre ont été accélérés par des mécanismes internationaux, et que, après le plan Marshall, les procédures juridiques des communautés ont joué un rôle considérable. Ce n’est donc pas par essence que cet appel aux solutions internationales constitue un transfert au sens où ce terme implique une décharge de responsabilité et d’action d’un côté, et un déplacement du fardeau vers d’autres instances de l’autre. S’il y a transfert, en l’occurrence, c’est dans la mesure où l’entreprise reste inachevée, incomplètement formulée et insuffisamment acceptée ; dans la mesure également où son adaptation à son objet n’est pas établie, où elle conduit parfois les pays en cause à masquer leurs carences internes et à éluder leurs responsabilités propres. Le droit du développement comporte ainsi largement une dimension utopique. Son résidu est peut-être un droit au développement, incontestable dans son principe mais indiscernable dans ses moyens, en dehors de quelques amorces régionales. 2) La dérivation prolonge la fonction précédente. Elle consiste à surestimer le rôle du droit, à attendre d’une solution juridique plus qu’elle ne peut donner. L’avantage d’une telle méthode est incontestable sur le plan du maintien de la paix et de la sécurité. Elle repose sur l’utilisation de voies de droit, même non orthodoxes. Elle atténue les conflits en mettant l’accent sur la recherche d’accords. Elle tend au changement du droit par le droit. Elle postule qu’une modification des règles du jeu sera à court terme efficace, entraînera une transformation réelle des rapports qu’elles régissent, et que le droit peut précéder et modifier les faits, de façon volontariste. Ce réformisme juridique rencontre toutefois vite ses limites. Il tend à s’enfermer dans le verbalisme et l’incantation. Il n’est certes pas sans résultats, mais ceux-ci demeurent contrariés et partiels, conduisant au procès du droit qu’on a évoqué bien plus qu’à l’aube rayonnante de nouvelles règles. La Convention de Montego Bay sur le droit de la mer, signée en 1982 après dix ans de travaux, constitue une illustration de la difficulté du processus, de son inachèvement de la complexité et de l’incertitude accrue des règles qui en résultent. En définitive, on retrouve la coexistence et l’écartèlement des trois dimensions du droit international. L’enregistrement des rapports de puissance demeure aussi présent que l’organisation rationnelle de relations proprement juridiques, et que la formulation d’un nouvel ordre, aux ambitions élevées mais aux moyens insuffisants. C’est en effet une caractéristique fréquente de l’utopie dans le système juridique international que de se référer à un droit transcendant, absolu, et de ne produire qu’un droit mou, voire conjoncturel.