La transparence du système international

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Le révélateur irakien

La crise irakienne aura été un excellent révélateur de la véritable nature des relations internationales contemporaines. Quoiqu’en dise une majorité d’Etats à travers le monde, les Nations Unies ne sont pas ce que l’on croit souvent: derrière le paravent de la Charte, rédigée dans l’euphorie de la victoire des Alliés sur les puissances de l’Axe, se cache un instrument dûment tempéré par ses auteurs. Jamais le système de la sécurité collective ne doit pouvoir se retourner contre l’un des membres permanents du Conseil de sécurité – le droit de veto, qui n’est d’ailleurs pas qualifié comme tel dans le texte de l’article 27 §3, permettant le blocage du mécanisme, littéralement la suspension de l’ordre juridique instauré par le traité de San Francisco . Nul besoin à cet égard d’épiloguer sur l’insuffisance de dispositions aussi limitées quant à l’instauration d’une véritable organisation internationale de maintien de la paix: le droit international n’est jamais que le fruit de la volonté des Etats, pour autant du moins que ces derniers soient les principaux acteurs de la société internationale, et ce qu’ont expressément voulu les Grandes puissances de Yalta s’est ainsi inscrit dans le marbre de la Charte. Jamais le Sénat Américain – véritable verrou du système – n’aurait ratifié le nouveau traité s’il en avait été autrement, et encore moins à la majorité requise des deux tiers. L’utopie d’un Traité contraignant, d’autant moins concevable que les premiers rédacteurs de la Charte étaient précisément les Américains, aurait reconduit le cas de figure de la Société des Nations, les Etats Unis restant à l’écart de l’Organisation. On ajoutera seulement qu’à l’origine, il ne devait y avoir que trois membres permanents, en fait deux si l’on veut bien considérer la fidélité britannique aux Etats Unis, jamais prise en défaut depuis la Deuxième Guerre mondiale – ce qui, par parenthèse, est l’un des paramètres dont doivent toujours s’inspirer les acteurs de la scène diplomatique. Si la Chine fut à son tour désignée, elle le dut à l’insistance de Staline qui misait alors sur le rôle stabilisateur du Maréchal Tchang Kaï-Chek en Extrême Orient, en particulier face au Japon. Quant à la France, elle ne fut rattrapée que de justesse, Georges Bidault, alors ministre français des affaires étrangères, faisant le siège de Winston Churchill pour lui dire et lui redire que l’un des buts du Troisième Reich avait été• d’éliminer son pays de la scène internationale, et que s’il était écarté du collège des membres permanents, l’Allemagne aurait au moins atteint cet objectif, le Premier britannique s’attachant, non sans difficultés, à convaincre Franklin Roosevelt qui, on le sait, détestait le Général de Gaulle.

La véritable nature du système des Nations Unies

Dés lors, les Nations Unies doivent être considérées pour ce qu’elles sont, à moins de commettre une magistrale erreur de perspective, à l’origine de bien des déconvenues. Ou bien on envisage le système du point de vue de ses compétences techniques et il s’agit d’une Organisation plus efficace qu’on ne le pense souvent; ou bien on l’envisage du point de vue de la sécurité collective, et il ne s’agit alors que d’un Forum où ne se prennent des décisions que si l’unanimité, ou en tous cas le consensus , se trouvent réunis dans le collège permanent. Dés le moment où d’aucuns prétendraient sortir de ce schéma originel, les Nations Unies ne seraient plus qu’ ‘un machin’ impropre à servir les objectifs qu’on lui avaient assignés – le mot cruel étant, faut il le rappeler, de Charles de Gaulle lui-même … La disparition de l’Empire soviétique, si elle a modifié en profondeur les équilibres stratégiques, n’a rien changé au système de sécurité collective d’un point de vue juridique – sauf qu’elle a davantage que par le passé mis en évidence que ne pouvaient guère exercer utilement leur droit de veto que ceux qui en avaient les moyens, la Russie elle-même en faisant encore récemment l’expérience dans l’affaire du Kosovo, la menace du veto russe ayant conduit américains et européens à contourner le Conseil en intervenant militairement sans son aval. Quant à la Chine, dans la longue phase actuelle où elle n’aspire qu’à un leadership régional, elle a la sagesse de s’abstenir dès lors que ses intérêts propres ne sont pas en cause, n’empêchant pas le Conseil de prendre ses décisions en dépit de la lettre de l’article 27 et conformément à une jurisprudence constante depuis 1945 aux termes de laquelle l’abstention d’un membre permanent n’est pas un obstacle à la décision du Conseil.

Un veto illusoire

A la lumière de ces considérations, on est raisonnablement tenté de penser que le veto britannique ou le veto français n’existent que sur le papier, les deux puissances ayant fait l’amère expérience d’un fiasco immédiat et brutal lors d’une des rares occasions où elles prétendirent l’utiliser à leur propre compte, en 1956 en pleine crise de Suez. C’est d’autant plus vrai que s’il n’existe pas de véritable instance internationale supérieure aux Etats en matière stratégique, il n’existe pas davantage d’instance indépendante chargée de faire prévaloir une interprétation qui s’imposerait à eux en cas de divergence. Cette situation topique a été illustrée de façon très claire dans l’affaire irakienne : les Etats Unis ont considéré que la résolution 1441, au vrai l’ensemble des dix huit résolutions du Conseil concernant le désarmement de l’Irak ainsi que le régime de sanction auquel ce pays était soumis, les autorisaient à user de la force s’ils estimaient que Saddam Hussein ne se pliait toujours pas vraiment aux obligations qui lui étaient imposées. Naturellement il est rhétoriquement facile de contester une telle version des choses, ne serait ce que du fait que la résolution la plus récente ne mentionne pas formellement la possibilité de recourir à la force mais parle seulement des ‘sérieuses conséquences’ que pourrait avoir le comportement de l’Irak. L’ennui, c’est que ce raisonnement n’a aucune pertinence juridique. A défaut d’une interprétation ‘authentique’ donnée par le Conseil lui-même, unanimité des permanents toujours requise, soit dans une nouvelle résolution, soit par la bouche de son président, chaque Etat est libre de sa propre interprétation et de la sorte les ‘sérieuses conséquences’ ne sauraient être définies avec plus de légitimité par un membre du Conseil, ou même une majorité de ses membres, que par un autre, fût-il isolé, ce qui n’était d’ailleurs pas le cas des Etats Unis dans la circonstance. Ajoutons, à l’intention de juristes confirmés tel Alain Pellet, ancien président de la Commission du droit international des Nations Unies, et qui ont cru pouvoir constater l’agression américaine, «une agression d’une démocratie contre une dictature sanguinaire, mais une agression quand même », que seul le Conseil de sécurité peut constater une agression et qu’à défaut de cette qualification autorisée, le reste n’est que littérature.

L’arrogance française

La France était fondée à défendre sa propre interprétation des résolutions du Conseil mais elle ne pouvait prétendre l’imposer aux Etats Unis. S’étant officiellement fixé pour objectif d’empêcher toute action militaire en dehors des Nations Unies, elle ne pouvait pas ignorer qu’en brandissant la menace de son veto, elle allait tout droit conduire à l’opposé, une action armée en dehors du cadre de la Charte. Les contradictions internes de sa diplomatie allaient d’ailleurs apparaître en toute lumière puisque, sans y participer elle-même, elle admit que le déploiement anglo-américain dans le Golfe était à l’origine du changement d’attitude de Saddam Hussein. Or la situation sur le terrain ne pouvait indéfiniment perdurer: à moins d’imaginer qu’aucune crise internationale ne puisse avoir lieu dans un avenir prévisible – et de tenir pour quantité négligeable le moral des armées, entretenues sur le pied de guerre pour si longtemps qu’elles eussent été en somme invitées à rejouer la fameuse dramaturgie du Rivage des Syrtes – le temps était compté. Ou bien Saddam cédait, et désormais une fois pour toutes en quittant le pouvoir, ou bien l’intervention devenait inéluctable – sachant de plus que météorologiquement le plus tôt serait le mieux. Aucune de ces circonstances n’a pu échapper à la perspicacité diplomatique française et on peut donc avancer sans le moindre risque d’erreur que c’est sciemment que la France a décidé, oui décidé, de contraindre les Etats Unis et la Grande Bretagne à une action bilatérale en Irak. Cette analyse est largement confirmée par l’attitude française tout au long de la crise. Elle s’est en effet caractérisée par un activisme qui n’a guère de précédent, ralliant notamment à sa cause une Russie hésitante et ne craignant pas de revisiter son pré-carré en Afrique pour isoler encore plus les anglo-saxons. Le langage utilisé sera lui-même choisi avec soin pour humilier le plus possible ‘l’adversaire’. La France se trouve ainsi à la tête du ‘camp de la paix’, les Etats Unis dirigeant le ‘camp de la guerre’. Plus tard, en plein accord avec le Président Poutine pour qui l’affaire tchétchène est strictement une affaire intérieure, Jacques Chirac rappellera depuis Saint-Pétersbourg à ses ‘amis’ américains que le maintien de l’ordre est, selon Genève, le premier devoir d’une ‘armée d’occupation’. Le Premier ministre ne sera pas en reste, décrivant les horreurs de la Guerre et disant notamment: «On bombarde les maternités» alors qu’en réalité, si un obus avait explosé près d’une maternité située à proximité d’installations militaires, il n’avait heureusement pas fait de victimes. Le scénario ne changera pas avec la fin des opérations militaires. Le pillage organisé du musée de Bagdad ainsi que d’autres institutions culturelles, catastrophique par lui-même, conduira Jacques Chirac, sans enquête préalable, à parler d’un ‘crime contre l’humanité’, tout en laissant entendre que les Etats Unis, plus pressés de ‘sécuriser’ les installations pétrolières, en avaient été au moins les complices tacites – le ministre français de la culture, Jean-Jacques Agaillon, étant visiblement en retrait par rapport à une incrimination pour le moins provisoire, avant tout destinée à irriter les américains. Le Président français ayant pris l’avant-veille l’initiative de téléphoner à George W.Bush, muet depuis plus deux mois, l’incohérence de sa politique commence à soulever des inquiétudes dans les médias, et même dans la classe politique.

L’esprit du 5 Mai

Cette hystérie anti-américaine peut surprendre et doit être analysée. En premier lieu, on est très loin des politiques mises jusque là en œuvre sous la Cinquième République, le Général de Gaulle, puis François Mitterrand, n’ayant jamais manqué à la solidarité atlantique dans les situations de crise grave, qu’il s’agisse de Cuba en 1963 ou du déploiement des missiles en Europe en 1983. Ni la sortie de l’OTAN – qui s’était accompagnée d’un nouvel engagement dans l’Alliance – ni même le discours de Phnom Penh, prise de position purement française, ne peuvent se comparer à une mobilisation antiaméricaine à chaud dans un contexte où les Etats Unis, humiliés et furieux, n’ont pu que renoncer à une nouvelle résolution du Conseil de sécurité ‘qu’ils n’avaient d’ailleurs sollicitée que pour faciliter sa tâche à Tony Blair – sans qu’ils imaginent alors que la France puisse aller au delà d’une simple abstention. Effet secondaire de l’attitude française, le Secrétaire d’Etat Colin Powell se trouvera isolé, avec le sentiment d’avoir été joué par son ‘ami’ Dominique de Villepin, le tout pour le plus grand profit des Faucons, nombreux on le sait dans l’entourage de George W. Bush. L’effet principal, quant à lui, fut probablement le plus grave. Dans un système paranoïaque comme celui de Saddam Hussein – et sur ce point la comparaison avec les derniers mois du nazisme est recevable – le refus de la France d’envisager toute forme d’ultimatum quelqu’en soit le terme, n’a pu que renforcer la détermination aveugle des quelques hommes qui dirigeaient l’Irak, vite convaincus, dans le souvenir de la première Guerre du Golfe, que les Etats Unis n’oseraient pas intervenir unilatéralement. Or l’essence du tournant pris par Jacques Chirac n’est pas d’ordre international. Il s’est avant tout agi de favoriser ‘l’esprit du 5 Mai’, c’est à dire de permettre, comme au deuxième tour des présidentielles, le plus large rassemblement derrière le Chef de l’Etat, lequel va effectivement, et provisoirement, surfer sur une vague de popularité pratiquement sans précédent, tout en songeant visiblement à un troisième mandat. La Gauche n’a pas vu le piège qui lui était tendu: elle fera tout pour encourager Chirac dans une voie qu’en réalité il avait déjà choisie, ne se rendant pas compte qu’elle travaillait pour son pire adversaire. Cette quasi unanimité de la classe politique – puisque, cette fois, l’extrême droite rejoint les autres factions dans une admiration nullement dissimulée pour Saddam Hussein – est allée de pair avec une couverture médiatique des événements totalement unilatérale ou presque. On a pu parler à ce sujet d’une véritable ‘propagande de paix’, une tentative d’identifier les adversaires de la politique française à des partisans inconditionnels du recours à la force dans les relations internationales. La réussite de l’opération américaine, l’enthousiasme de certaines foules irakiennes – passé•les angoisses liées aux bombardements – surprendront les téléspectateurs français, jusque là convaincus d’une agression américaine caractérisée. Loin de se ranger à une attitude plus réservée, la diplomatie française, toujours actionnée par ses objectifs de politique intérieure, allait alors récidiver dans l’erreur – errare humanum est, perseverare diabolicum. A peine l’opération ‘Liberté pour l’Irak’ accomplie sur le terrain, alors que, magnanimes, les premiers ministres anglais et espagnols tentent de s’interposer entre les Etats Unis et la France, Jacques Chirac fait le voyage de Saint-Pétersbourg en vue de participer avec Gerhard Schröder à un Sommet auquel il n’était pas initialement invité, occasion qu’il saisit au vol pour stigmatiser de nouveau les Etats Unis et pour exiger un ‘rôle central’ pour les Nations Unies, semblant oublier que ce dernier ne peut se concevoir qu’à l’unanimité du collège permanent – ou plus exactement en passant sous silence l’accord nécessaire des Etats Unis comme pour mieux réduire ces derniers à l’isolement dans le triomphe de principes universels défendus par les nouveaux alliés, français, allemands et russes.

La fin de l’exception française

Cette attitude arrogante, désormais critiquée ouvertement par une partie de la classe politique, à gauche comme à droite, augure mal des lendemains de crise. Certes, les•Etats Unis ne prendront aucune mesure officielle de rétorsion au plan commercial, le cadre universel de l’Organisation Mondiale du Commerce, le cadre régional de l’Union Européenne, ne s’y prêtant nullement. Toutefois, outre les conséquences que pourra avoir la défection de l’opinion américaine en termes de consommation ou d’investissement, outre la mise à l’écart probable de la France dans le processus de reconstruction de l’Irak, il est clair que les américains feront tout pour limiter l’influence diplomatique de leur nouveau challenger et pour ne plus jamais se retrouver dans la situation humiliante qui fut la leur au Conseil de sécurité. Or il existe un projet de réforme de cette institution qui, approuvé du bout des lèvres par les membres permanents, paraissait ne devoir aboutir qu’à long terme. Il pourrait bien être réactivé: il s’agirait de porter les membres du Conseil de quinze à trente, et surtout d’élargir le collège permanent. La France s’est déclarée en accord avec le principe de la réforme à l’époque de la cohabitation entre Chirac et Jospin, Gauche et Droite se trouvant ainsi engagées, et elle ne pourrait de toute façon s’y opposer sans susciter de grandes difficultés du côté de son ami allemand. Au premier chef l’élargissement du Conseil devrait, en effet, consacrer le retour du Japon et de l’Allemagne dans la cour des Grands – soixante ans après la Guerre, pénitence historique ! Cependant la réforme du Conseil ne pourra oublier le reste du monde et, dans un collège de quinze permanents, on comptera probablement le Brésil et le Mexique, le Nigeria, l’Egypte et l’Afrique du Sud, l’Inde, le Pakistan et l’Indonésie. Observons qu’un conseil ainsi remanié serait beaucoup plus représentatif et qu’il permettrait en même temps aux Etats Unis toutes sortes de manœuvres, aucun des nouveaux membres n’étant finalement anti-américain. La présence des trois plus grands Etats musulmans serait, en outre, un grand avantage au plan politique. C’en serait en même temps fini de l’exception française et, en ce sens Jacques Chirac apparaîtrait, non comme le continuateur du gaullisme, mais comme le fossoyeur d’une certaine grandeur française. Celle-ci aura tenu à la force nucléaire – dont le statut est désormais si ambigu après la fin de la Guerre froide qu’on ne sait plus exactement à quoi elle sert, ni d’ailleurs à qui – sera t-elle un jour à la disposition de l’Union Européenne dans le cadre d’une politique de défense commune? Une force, il est vrai, actualisée grâce aux techniques de miniaturisation, Jacques Chirac n’ayant pas hésité en 1995 à procéder à d’ultimes explosions dans l’atmosphère en violation flagrante des règles du droit international. La position française aura également tenu à la dimension francophone et aux ‘confettis’ de l’ancien empire colonial, Territoires et Départements d’Outre mer, mais leurs avantages ont un coût si élevé qu’ils pèsent peut-être plus sur le pays qu’ils ne le servent. De la sorte, le fait d’appartenir au collège restreint des membres permanents a toujours eu, aux yeux des dirigeants français, une importance capitale, la France croyant toujours être une grande puissance. Dans un conseil élargi, l’influence française sera diluée et, à terme, l’idée de remplacer la Grande Bretagne et la France par un siège attribué à l’Union Européenne s’imposera progressivement au fur et à mesure de la détermination d’une politique étrangère commune.

Une politique étrangère commune

Qu’il en soit fini d’une exception anachronique n’aurait d’ailleurs finalement que des avantages. C’est même la seule voie pour que s’ affirme précisément les politiques communes que chacun appelle des ses vœux au sein de l’Union, en matière diplomatique mais aussi et surtout en matière de défense. De ce point de vue, les choix à venir sont très clairs, même si la ligne choisie momentanément par la France leur tourne le dos. Ce n’est certes pas du côté de la Russie que l’Union assurera sa sécurité: devenue l’alliée d’un pays à l’avenir incertain, où la démocratie peine à s’imposer et qui pourrait bien connaître d’effroyables retours de flamme – mais qui dispose toujours d’un arsenal de destruction massive sans comparaison avec les forces communes qu’elle peut envisager de construire, l’Union en serait vite la vassale, permettant ainsi au vieux rêve soviétique de s’accomplir. Certes, les forces russes sont entretenues a minima, mais elles sont entretenues – et la fin de l’année 2002 a encore vu le lancement d’un nouveau type de sous-marin, doté de nombreuses ogives nucléaires. Pas plus que par le passé, l’Union ne peut se priver de la garantie américaine qui restera très longtemps vitale pour l’Occident tout entier. En revanche, elle peut mettre sur pied des forces limitées lui assurant son autonomie et lui permettant de maîtriser les situations de crise dans son environnement propre, y compris le continent africain encore largement dépendant de la Grande Bretagne et de la France. C’est précisément dans cette voie que ces deux pays se sont engagés depuis le Sommet historique de Saint-Malo en décembre 1998, à l’occasion duquel Tony Blair, en parfait accord avec les Etats Unis, a proposé la création d’une Force d’intervention rapide à la hauteur des défis stratégiques auxquels se trouve exposée l’Europe occidentale. Même si depuis lors, d’autres pays de l’Union ont rejoint les deux initiateurs, le couple franco-britannique est ainsi vital dans la construction d’une Europe politique. A ceux qui verront dans cette assertion un paradoxe puisque la Blanche Albion se montre précisément très rétive à ce sujet, on fera observer que jusqu’à présent elle a toujours rejoint ses partenaires, même si c’est avec retard – et aussi que, une fois décidé un nouveau pas en avant, elle ne faiblit plus. Au demeurant, bien des pays ne souhaitent avancer qu’avec prudence et aucun n’envisage, ni la France, ni l’Allemagne, de se fondre dans une nouvelle et incertaine entité fédérale. Au regard du caractère incontournable de l’Entente cordiale, le couple franco-allemand doit être perçu dans sa véritable nature. Il a joué un rôle essentiel dans les premières phases de la construction européenne qui n’aurait pu se concevoir sans la fondamentale réconciliation entre les deux anciens ennemis. Il ne saurait à lui seul devenir le moteur de l’Union, et pour au moins trois raisons: fonctionnant à plein, il inspire la plus grande méfiance à ses voisins, en particulier les petits pays souvent prompts à voir se redessiner les cartes impérialistes; une Europe politique franco-allemande, élargie aux anciennes démocraties populaires, et qui se détournerait de l’Angleterre, serait bien vite une Europe allemande, les cent millions de locuteurs germaniques se trouvant très exactement au centre du dispositif, l’influence allemande étant prépondérante au Nord, à l’Est et au Sud d’un ensemble potentiel qui ne peut que faire horreur aux français; paradoxalement, si la puissance allemande pouvait ainsi conduire à une hégémonie régionale, celle-ci ne se traduirait pas au plan militaire, l’Union restant dépendante soit des Etats Unis, soit comme• certains l’envisagent désormais, de la Russie; le pacifisme est ancré dans la conscience germanique et pour longtemps – d’autres exemples montrent le tournant durable que peuvent prendre dans l’histoire des peuples guerriers, lassés des aventures militaires. Ainsi la Suède, combattante acharnée depuis des siècles, choisissant définitivement en 1815 la paix et la neutralité, au point qu’elle est aujourd’hui devenue le symbole même de l’apaisement. Tant que l’énigme russe ne se sera pas révélée à un monde extérieur fasciné par les soubresauts d’un empire, la voie est ainsi tracée: dans la fidélité à l’Alliance atlantique, l’Europe politique ne peut se construire que dans un rapport complexe associant au cœur de son évolution la Grande Bretagne, la France et l’Allemagne, acteurs essentiels d’un projet à long terme. Il reste à savoir si les Etats Unis accepteront de continuer à soutenir ce processus – dont il ne faut jamais oublier qu’ils l’ont initié – ou si, comme il peut le sembler aujourd’hui, ils feront tout pour l’enrayer, usant de leurs avantages stratégiques pour jouer du traditionnel ‘divide ut imperes‘. C’est évidemment tout à fait concevable et la nouvelle diplomatie française, si elle se confirmait, les encouragerait indiscutablement dans cette voie. Toutefois, par delà l’écume des jours, l’observateur qui prend du recul n’aura peut être pas ce sentiment. Convaincus de la supériorité de leur modèle politique, assurés que seuls les grands ensembles peuvent apporter la prospérité, les américains ont finalement toujours apporté leur appui à la construction européenne sur le long terme. C’est leur intérêt au premier chef, non seulement au plan économique où la prodigieuse croissance européenne a durant si longtemps permis un développement sans précédent du commerce international, mais aussi au plan stratégique. C’est contrainte et forcée que l’Amérique est intervenue dans l’ex Yougoslavie, et uniquement parce que les européens étaient alors incapables de maîtriser la situation sur le terrain. C’est précisément de ce constat de l’impuissance de leurs alliés qu’est née leur volonté d’encourager la création d’une Force d’intervention rapide.

L’inconnue américaine

La véritable inconnue de l’Amérique n’est pas dans sa politique à l’égard de l’Europe, elle est dans le destin que se choisira dans la génération qui vient un Etat qui ne ressemble à aucun autre, le premier ‘Etat universel’, la ‘Nation essentielle’. Le phénomène n’a guère de précédent que dans l’Antiquité romaine lorsque les deux grandes métropoles de l’Empire, Rome et Alexandrie, rassemblent tous les peuples de la terre connue. Il n’y a pas aujourd’hui de peuple dans le monde qui n’ait aux Etats-Unis sa communauté, souvent restée fidèle à ces origines Pour mémoire, citons aujourd’hui les trois cent mille américains d’origine irakienne, les cinq cent mille d’origine palestinienne – ou les millions d’africains francophones qui redonnent une place à la langue de Voltaire sur les rives de l’Hudson… Le fait le plus remarquable est que l’Amérique reste un pays d’immigration massive, dont la population est passée, en moins de cinquante ans, de cent cinquante millions à trois cent millions d’habitants, y compris dix millions de clandestins. Sur cette dernière question, les Etats Unis sont à l’opposé des Européens, n’hésitant par exemple pas à régulariser périodiquement leurs ‘sans-papiers’ par des tirages au sort qui, dans leur principe, légitiment l’émigration vers la statue de la Liberté. Les données et les projections démographiques sont spectaculaires : si, par exemple, au Texas – dont la population est passée de dix sept à vingt deux millions d’habitants entre 1990 et 2000 – les ‘euro-américains’, pour reprendre les catégories des statisticiens US, étaient encore près de 80% il y a dix ans, ils ne représentent plus aujourd’hui qu’un peu plus de la moitié du total, moins d’un tiers à Houston où les ‘hispaniques’ constituent désormais la première communauté (37%) avec 25% d’afro-américains et 7% d’asiatiques. Un véritable portrait de l’Amérique de demain, sachant d’ailleurs que les euro-américains sont encore majoritaires dans les tranches d’âge les plus élevées et qu’en revanche les trois quarts des jeunes relèvent des autres groupes. Le découpage ethnique est d’ailleurs de moins en moins pertinent, les mariages ‘mixtes’ étant de plus en plus nombreux, y compris entre ‘blancs’ et ‘noirs’, leur nombre encore limité ayant augmenté de 500 % depuis 1970, contribuant à l’émergence de ce que le démographe américain Mickael Lind appelle une nouvelle Amérique ‘trans-raciale’ dont le cours lui paraît inexorable. A terme, avant le prochain demi siècle, les WASP ( White Anglo Saxon Protestant) seront largement minoritaires à l’échelle d’une Union qui comptera probablement près de cinq cent millions d’habitants. Ces aperçus qui laissent entière la question sociale, l’apartheid de la fortune risquant de succéder à l’apartheid des origines, contribuent à éclairer l’image contradictoire qui est celle des Etats Unis à travers le monde. Elle est souvent négative, suscitant même une haine telle que nombreux furent ceux qui se réjouirent dans leur for intérieur des horribles attentats du 11 septembre 2001. « Comment », dirent alors beaucoup d’américains, «pouvons nous attiser de pareilles rancoeurs»? Question certes opportune, afin de souligner les risques d’une attitude inconsciemment arrogante qui aura fait beaucoup de dégâts; mais question plus obscure qu’il n’y paraît de prime abord. Si l’on plonge dans les profondeurs des peuples et des individus, ce n’est pas forcément de haine dont il s’agit dans bien des cas, mais de haine-désir. Elle s’exprimait ouvertement dans le Haut-Atlas marocain lors de l’intervention américaine, du moins si l’on en croit un reporter du Monde: «Je hais les Américains pour tout ce qu’ils ont fait à Bagdad », disait alors un habitant d’Imilchil, « mais je leur pardonnerai s’ils viennent aussi ici imposer la démocratie ». Il existe une telle attractivité des Etats Unis que sont très nombreux dans le monde ceux qui rêvent de s’y installer, et en tous cas de connaître une vie prospère telle qu’ils l’imaginent de loin … C’est l’impossibilité de réaliser leur rêve qui les ancrent dans le ressentiment, en particulier dans les pays pauvres et a fortiori dans les pays arriérés tels que la plupart des pays arabes. Il n’est nullement fortuit que les extrémistes islamistes aient recruté, non parmi les déshérités, mais parmi les petits bourgeois,voire parmi les plus favorisés. Oussama Ben Laden, avec sa famille de milliardairessaoudiens, restera, quoiqu’il arrive, lesymboledecette haine-désir si prégnante aujourd’hui. Fondée par un acte missionnaire, convaincue depuis toujours de sa mission providentielle, diabolisée par ceux qu’elle considère comme des impies, l’Amérique dans une perpétuelle transformation qui lui permet d’absorber les énergies du monde entier, ne voit dans les évolutions contemporaines qu’un signe supplémentaire de la volonté divine, une légitimation toujours recommencée de ses initiatives à travers la terre. Même si d’ailleurs elle ne se reconnaissait pas à priori le droit d’intervenir dans les affaires internationales où que ce soit sur le globe, les événements se chargeraient de l’en persuader. Imaginer le monde actuel sans les Etats Unis est pour beaucoup un rêve, l’égalité entre les peuples l’emportant définitivement sur les tentations hégémoniques. Pour des esprits plus perspicaces, ce pourrait bien être un cauchemar, les guerres locales ou régionales se déchaînant un peu partout, opposant la Grèce à la Turquie, l’Inde au Pakistan ou encore le Chili à l’Argentine et pourquoi pas des Etats arabes entre eux. Que les Etats Unis soient les gendarmes du monde, aucun doute, mais y a-t-il un autre candidat à un rôle indispensable dans un univers de dissémination des armes de destruction massive? Qu’ils soient conduits à tout suivre dans le détail, l’incroyable scénario du différend opposant l’Espagne et le Maroc dans l’affaire de l’îlot Perjil est venu le confirmer récemment, le secrétaire d’Etat Colin Powell réussissant sa médiation en quelques heures, là où l’Union européenne – et la France – s’étaient montrées impuissantes.

L’Amérique triomphante

Cette position de force n’est certes pas toujours confortable et elle, conduit les américains à concentrer toujours davantage de moyens, au plan civil comme au plan militaire. Leur budget d’armement dépasse tous les autres budgets du monde réunis, mais c’est au prix d’un lourd déficit, en partie financé par autrui. Cette concentration extrême est néanmoins au cœur de la puissance américaine: jusqu’à présent, en effet, le brain-drain continue à jouer à plein, les chercheurs s’expatriant aux Etats Unis, non pas vraiment parce qu’il est plus facile d’avoir des crédits qu’ailleurs – ce n’est pas toujours le cas – mais avant tout pour bénéficier d’un environnement exceptionnel, du fait notamment de la présence sur place des plus grands laboratoires de toutes les sciences réunies, molles comme dures. Sait-on par exemple que des études sur le Surréalisme, un mouvement essentiellement européen, ne sont possibles qu’Outre atlantique où sont concentrées toutes les archives ? Pragmatique, la société américaine est d’ailleurs une leçon permanente pour les autres peuples. Un universitaire, un scientifique ne sont ainsi mis à la retraite à soixante ou à soixante-cinq ans que s’ils le désirent – les autres pouvant travailler aussi longtemps qu’ils en ont les capacités intellectuelles. Que font d’ailleurs nombre de savants congédiés dans les autres pays à l’âge légal de la retraite? Ils vont travailler aux Etats Unis … De ce point de vue, sachant que l’avenir d’un monde fragilisé par une pression démographique sans précèdent, est dans le développement scientifique, il paraît difficile de soutenir, comme tant d’européens aujourd’hui, qu’ayant atteint un summum de puissance, les Etats-Unis ne peuvent plus désormais que décliner. Pour l’instant, et aucun signe ne semble indiquer un renversement de tendance, loin de se relativiser, l’avance scientifique et technologique américaine augmente chaque année, creusant toujours plus le fossé avec l’Europe occidentale et le Japon. La circulation des hommes et des femmes se fait, il est vrai dans tous les sens, il y a bien sûr des retours et le million d’étudiants chinois travaillant actuellement dans les universités américaines ne restera pas sur place pour une grande majorité; c’est tout de même l’influence américaine qu’ils emporteront avec leurs talons. Cette Amérique triomphante court naturellement toutes sortes de dangers, à commencer, selon le mot de Lind, par un processus de ‘brésilianisation’, où les ‘races’ seraient séparées par les paramètres de la fortune, les euro-américains vivant de plus en plus dans de véritables forteresses, les autres étant cantonnés au bas de l’échelle. Si elle veut conserver son dynamisme, la société américaine devra assurer une mobilité sociale que seul un effort d’éducation et de formation rendra possible. Au plan international les risques ne sont pas moins évidents avec la difficulté croissante de lutter efficacement contre le terrorisme, l’obligation de poursuivre des programmes d’armement gigantesques pour perpétuer une hégémonie qui doit se relégitimer lors de chaque conflit et aussi la nécessité vitale de ne pas s’identifier avec un seul système de pensée, serait-il dominant,’ mais au contraire de jouer sur la diversité croissante des Etats Unis pour embrasser dans une histoire en train de se faire l’ensemble des grandes traditions, y compris l’Islam, le Bouddhisme et l’Hindouisme. L’Etat universel doit être en même temps la Nation universelle au sein de laquelle tout homme épris de liberté peut vivre quelles que soient ses origines ou ses convictions.

Le dilemme politique américain

C’est dans cette perspective qu’on peut le mieux illustrer les dilemmes d’une politique étrangère en train de se former sous nos yeux pour une longue période, sachant que les débats et les contradictions qui caractérisent l’actuelle administration présidentielle sont tout; sauf de circonstance et qu’en dépit de leur complexité, ils se ramènent à un choix stratégique entre deux conceptions. Ou bien, satisfaits de leur modèle politique, mais convaincus de la difficulté de l’exporter, les Etats Unis se contenteront d’une politique de force, comme ils l’ont fait si souvent dans le passé, se reposant sur des régimes ‘amis’ avec lesquels on ne se montrerait pas trop regardant pour peu que l’effet de domination joue pleinement et que les intérêts de l’Amérique en particulier et de l’Occident en général se trouvent durablement sauvegardés. On peut facilement imaginer Washington régnant de facto sur les contrées du Moyen-Orient et de l’Asie centrale où se concentre l’essentiel des réserves en hydrocarbures, par despotes interposés dés lors que ces derniers se montreraient dociles et s’entendraient à sauver les apparences. Sans le dire, l’Amérique créerait ainsi un empire aux frontières incertaines et au fonctionnement opaque qui, du fait des formidables contradictions internes qu’engendrerait le choc frontal entre un idéal de liberté postulé dans le principe et la réalité quotidienne d’une oppression tyrannique, conduirait le Centre à une perpétuelle fuite en avant. Du fait d’une relative mobilité des populations liée aux investissements et à la recherche du profit maximal, ces contradictions n’épargneraient pas la métropole, selon des schémas bien connus des européens lorsque leurs empires coloniaux commencèrent à se fissurer, non pas sur les rives du Niger ou sur les coteaux de Kabylie, mais sur la place publique à Londres ou à Paris. «Tout empire périra », on le sait depuis Pierre Rénouvin, et en réalité depuis toujours: l’empire américain ne ferait pas exception. Il est heureusement une autre voie qui semble bien se dessiner aujourd’hui. Forte de son régime démocratique, l’Amérique ne l’exporterait plus comme des bananes mais s’efforcerait de convaincre les peuples de s’y rallier• en leur apportant aide et assistance. Ce programme n’est d’ailleurs pas seulement américain, il est mis en œuvre notamment par l’Union européenne: le cadre actuel de la coopération entre cette dernière et les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) défini par les récents Accords de Cotonou est délibérément politique, avec pour objectifproc1amé la construction de véritables démocraties dans le Sud de la planète. Cela ne va pas sans de très grandes difficultés, liées non seulement au manque d’expérience, à la persistance de solidarités ante-citoyennes ou encore aux pratiques de la corruption, mais aussi au paradoxe des idées. Dans bien des pays musulmans aujourd’hui par exemple, la mise en œuvre purement électorale de la démocratie risque de conduire au pouvoir des forces obscurantistes qui ne peuvent concevoir vraiment la liberté de pensée, encore moins la liberté des femmes … L’objection est telle que certains -l’ont érigée en théorie, un penseur – que l’on peut peut-être qualifié d’extrême-occidental – tel que Cornélius Castoriadis, ayant expliqué, il y a déjà longtemps, que la démocratie n’était pas exportable et qu’elle ne pouvait apparaître que par une sédimentation de luttes sur le très long terme. Le Grec, il est vrai, n’était pas mort en lui et, à ses yeux, le reste du monde était symbolisé par la Sublime, et secrète, Porte de l’Orient, l’ennemi de toujours.

L’universalité de la démocratie

En réalité, la démocratie ne peut se résumer par l’adage ‘un homme, une voix’, même si ce principe est au centre des régimes qu’elle peut instaurer. Les libertés publiques, les libertés privées, les droits de l’homme, les droits particuliers de la femme, sans parler des droits inaliénables des minorités, ethniques, linguistiques, religieuses ou culturelles – bref tout un dispositif juridique est l’accompagnement d’une démocratie véritable dont, sur ce socle essentiel, les institutions peuvent varier comme à l’infini: monarchies ou républiques, séparation ou collaboration des pouvoirs, régime présidentiel ou parlementaire, fédéralisme, décentralisation … A l’échelle du monde actuel toutes les possibilités sont loin d’avoir été utilisées et des solutions spécifiques peuvent être trouvées à des problèmes inédits. La variété ethnique des pays africains est à priori une richesse mais elle est devenue un obstacle redoutable sur la voie du développement politique. Pourquoi ne pas imaginer d’atténuer les risques en créant une Haute assemblée reflétant la diversité culturelle et linguistique, dont les pouvoirs seraient limités par rapport à la Chambre basse élue au suffrage, universel direct mais qui pourrait, sinon s’opposer à certaines initiatives jugées peu compatibles avec la tradition, du moins les retarder dans une sorte de délai de réflexion. D’une façon générale, le bicaméralisme peut avoir une place importante dans de nombreux systèmes, exprimant de façon dynamique la tension inévitable entre la modernité et la tradition. Les démocraties modernes, où que ce soit dans le monde, ne peuvent pas davantage faire l’économie d’un arbitrage continuel qui est un peu comme l’huile dans les rouages mécaniques. On peut en avoir une idée avec le fonctionnement d’une authentique justice constitutionnelle dans certaines jeunes démocraties. Le critère essentiel, mis en évidence par Albert Bourgi, est celui de l’indépendance des juges, fragile certes, mais déterminante. Plus généralement, dans tous les ordres judiciaires, l’indépendance des magistrats est littéralement consubstantielle à la démocratie et, s’il a caractérisé très tôt le système américain, il ne s’est véritablement – et très progressivement – concrétisé en France que sous la Cinquième République.

Le mythe du sous-développement

La généralisation de la démocratie sur la terre entière ne manquerait pas de faire apparaître comme tel le mythe du sous-développement. C’est une question majeure dans la fausse opposition entre le Nord et le Sud de la planète. Certes, la distribution des ressources est inégale d’un pays à l’autre mais la nature n’a pas privilégié un continent au détriment des autres. La Norvège a longtemps été un pays pauvre, disputant ses modestes pêcheries à une Grande Bretagne impériale ; depuis lors, elle a parfaitement maîtrisé ses ressources en pétrole et en gaz naturel, au point de se permettre le luxe de rester à l’écart de l’Union européenne. L’Afrique centrale elle-même est potentiellement l’une des régions les plus riches de l’univers avec ses minerais, son pétrole, ses énormes possibilités hydro-électriques, son énergie solaire en puissance, ses ressources agricoles sans limite et ses capacités touristiques: elle est pourtant aujourd’hui la région la plus déshéritée de toutes. On ne peut sous estimer les conséquences du colonialisme en bien des cas, mais elles ne sont pas éternelles. Les échanges commerciaux eux-mêmes, orchestrés par une Organisation mondiale du commerce (OMC) qui est le modèle par excellence du consensus, ne démontre nullement la détérioration inexorable de leurs termes, jadis avancée par les économistes marxistes, en particulier Arrighi Emmanuel, aujourd’hui bien oublié. Si, par exemple, la capacité des ordinateurs augmente à un rythme très rapide, leur prix ne cesse tendanciellement de baisser, alors que le coût des matières premières, s’il est certes instable, ne connaît pas du tout une évolution comparable, sachant que des mesures de stabilisation relative des prix ont été expérimentées avec succès dans les relations entre l’Union européenne et les ACP grâce au fameux Stabex – sans parler des inégalités compensatrices qui auraient dû permettre au Sud de connaître un véritable développement industriel si les conditions politiques avaient été réunies, ce qui est le verrou de la question.

L’exemple de l’Algérie

Ne prenons que l’exemple de l’Algérie, mieux connu que d’autres en France. La guerre de libération nationale, la guerre civile conduite par l’Organisation de l’armée secrète (OAS), puis la rupture brutale engendrée par le départ massif des pieds-noirs et des juifs sépharades en 1962, avaient été, il est vrai, à l’origine d’un véritable sinistre. Les infrastructures léguées par la colonisation n’étaient que très partiellement adaptées à un développement homogène du pays, calquées qu’elles étaient sur les besoins des Français. Du fait même du départ de ces derniers, les Accords d’Evian, conçus pour une Algérie indépendante qui serait restée identique à l’Algérie française quant à sa population, n’étaient plus applicables. Tout cela constituait à coup sûr un grave handicap dans un pays où bien des chantiers resteront suspendus pendant des années, les grues désormais inutiles semblant implorer le ciel. L’Algérie était cependant dotée de ressources exceptionnelles qui auraient dû lui permettre de remonter la pente, le temps d’une génération. Non seulement elle dispose de réserves en pétrole à la hauteur de treize milliards de barils – plus que la Norvège – mais ses réserves de gaz naturel sont gigantesques et lui assurerait au rythme actuel de production une autonomie de cinq cents ans. L’ennui, c’est que dans un régime dictatorial, la rente pétrolière n’entretient que les illusions et; au premier chef, la corruption. Sans parler de cette dernière qui, au dire d’un ancien Premier ministre algérien, aurait concerné le tiers des ressources en hydrocarbures entre 1965 et 1988, soit cent milliards de dollars, l’Algérie, conseillée par des théoriciens marxistes sans véritable expérience, tel l’économiste français au nom célèbre, Gérard Destanne de Bernis, a multiplié les erreurs, en particulier en délaissant le secteur agricole traditionnel, source d’une grande richesse potentielle où le crédit se raréfiera après l’indépendance, en misant sur un secteur agricole ‘autogéré’, en fait les anciens domaine~ français vite empêtrés dans la bureaucratie, et en créant de toute pièce des ‘industries industrialisantes’ qui devaient, dans le plus pur esprit stalinien, conférer au pays une indépendance économique conçue en termes autarciques. Comme l’a démontré l’économiste français d’origine algérienne, Kader Sid Ahmed, cette politique conduisit à un véritable désastre qui, combiné avec l’autoritarisme du régime, mènera tout droit la nation algérienne à une guerre civile de longue durée dont les conséquences dramatiques vont aujourd’hui, en particulier en Kabylie, jusqu’à remettre en cause une unité si chèrement acquise. Avec un chômage massif qui touche actuellement 60% des moins de trente ans, associé à une démographie longtemps galopante, encouragée par des dirigeants aveuglés par un nationalisme effréné, l’Algérie est au bord du gouffre et n’envisage désormais son avenir que dans une évolution vers la démocratie et l’essor hautement désiré des investissements étrangers. Il convient de noter ici que le capital algérien à l’extérieur du pays est considérable et que, si les conditions politiques de stabilité et de sécurité étaient réunies, le flux d’investissement serait considérable dans un pays qui n’a pas complètement perdu le contrôle de ses infrastructures et où les salaires de base sont tombés très bas. Les possibilités restent immenses, avec une main d’ œuvre souvent qualifiée, des cadres expatriés – plus de cinq cent mille en dix ans dont beaucoup ne demanderaient qu’à revenir ‘au bled’, une agriculture qui s’est déjà redressée et, par exemple, un extraordinaire potentiel touristique.

La dimension maghrébine

Le sous-développement de l’Afrique du Nord a, il est vrai, un autre aspect. Chacun des pays du Maghreb est trop petit pour permettre une action de grande ampleur. L’UMA, l’Union du Maghreb Arabe, associant à l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, la Libye et la Mauritanie, constitue, en revanche, un cadre approprié. Le malheur veut que cette institution n’existe que sur le papier. L’Algérie et le Maroc se sont ruinés à tenter de s’approprier l’ancien Sahara espagnol et leurs relations restent exécrables: la frontière algéro-marocaine, cas assez rare dans le monde d’aujourd’hui, est hermétiquement fermée depuis des années… Il y a déjà vingt ans, la firme automobile Renault envisageait de construire une unité de production en Afrique du Nord avec, à terme, un potentiel de cinq cent mille voitures par an – exactement ce qu’elle fait aujourd’hui en Roumanie. La société hésitait entre Bizerte, Oran ou Casablanca. L’usine dont les débouchées devait concerner le grand ensemble maghrébin• n’a jamais été construite. Qui pourra dire encore que la misère Algérienne est le fruit de l’impérialisme occidental? Ce ne sont là que d’odieux mensonges, la France et l’Union européenne n’ayant jamais renoncé à aider l’Algérie, les Etats Unis moins désintéressés se bornant à contrôler l’exploitation des hydrocarbures et du gaz.

Retour à l’Irak

La même démonstration pourrait être faite en maintes régions du monde. Si elle est loin d’être parfaite, la démocratie reste le seul régime où’ des politiques économiques et sociales rationnelles peuvent être mises en œuvre et, ne serait ce que de ce point de vue, sa généralisation est dans l’intérêt bien compris de tous, à commencer par les Etats Unis eux-mêmes. Il reste à savoir si la logique l’emportera sur des politiques plus aisées à conduire dans la facilité des pressions et des faveurs mais qui auraient l’inconvénient majeur de tourner le dos à l’avenir. Les décisions qui seront prises en Irak dans les temps qui viennent constitueront à cet égard un test en grandeur nature dont l’importance ne peut échapper à personne. Elles ne pourront être isolées du contexte régional et ne s’inscriront dans la réalité que si ce dernier évolue lui-même rapidement, en particulier à propos du conflit central et emblématique opposant l’Etat d’Israël aux Palestiniens et à ses autres voisins.

Deux poids, deux mesures

Si l’Irak n’a jamais pleinement appliqué les résolutions du Conseil de sécurité depuis 1991, que dire d’Israël depuis 1967 ? Cette situation, dite ‘deux poids, deux mesures’, suscite une telle indignation, en particulier dans le monde musulman, qu’elle ne saurait perdurer indéfiniment sans mettre en cause le projet américain. Les solutions du conflit se sont pourtant nettement dessinées entre les propositions du Prince héritier d’Arabie Saoudite, Abdallah, avec l’ouverture de relations normales entre les pays arabes et Israël, et le projet d’accord de Taba, restituant aux Palestiniens la quasi-totalité des territoires occupés en 1967 et partageant Jérusalem – Al Quod, future capitale des deux Etats palestinien et israélien. Si l’on songe au rôle central qu’a joué le Président Bill Clinton dans le processus de paix aujourd’hui suspendu, on peut espérer qu’une volonté réitérée de l’administration américaine permettra de revenir à la sagesse. Rien n’est malheureusement moins sûr. D’un côté, les conditions sont moins favorables que jamais en Israël: le gouvernement actuel est aux antipodes de celui que dirigeait Ehoud Barak – et le vieux thème sioniste du transfert des palestiniens hors de la Palestine mandataire a largement refait surface, y compris chez certains ministres•; d’un autre côté, le Président George W. Bush a innové sur la scène américaine en s’entourant de néo-conservateurs, apparemment partagés sur la question israélo-palestinienne, et de fondamentalistes chrétiens, paradoxalement inconditionnels de l’Etat hébreu dans ses expressions les plus extrêmes. Il reste que s’il le décide, le président américain a les moyens d’imposer un règlement diplomatique du conflit. Ce serait pour lui la plus belle occasion de montrer qu’il a l’étoffe d’un homme d’Etat.

Les contradictions américaines

Pour l’instant, les Etats Unis n’ont visiblement pas surmonté des contradictions qui pourraient se révéler fort dangereuses pour eux, la haine-désir se transformant en haine-vengeance. Il en est allé ainsi avec le traitement réservé aux anciens talibans, considérés comme des combattants illégaux, de fait comme de simples criminels. Encore les criminels relèvent-ils de la justice, même aux Etats Unis! Or le choix de les interner sur la base militaire de Guantanamo à Cuba, les a exposé à l’arbitraire le plus total. Tout a été fait pour inspirer la peur aux candidats-terroristes à travers le monde, des images propagées complaisamment sur toutes les antennes montrant les anciens maîtres de l’Afghanistan, vêtus uniformément de combinaisons orange vif, enfermés dans des cages en plein air tels des animaux sauvages et traînés aux premiers interrogatoires attachés aux deux extrémités d’une planche portée par deux GI – exactement comme s’ils étaient des trophées au retour de la chasse. L’impasse juridique est totale: on a voulu les soustraire à toute justice locale, à la justice internationale mais aussi à la justice civile américaine puisque Guantanamo n’est pas un territoire américain. Ils vont donc relever, alors que nombre d’entre eux risquent la peine de mort, encore si souvent appliquée aux Etats Unis, de la seule justice militaire -américaine. Certes, sous la pression des Organisations non gouvernementales, les conditions matérielles de détention ont été améliorées, des mesures ont été prises pour respecter la liberté religieuse des détenus, chacun disposant d’un exemplaire du Coran, pouvant faire ses prières quotidiennes et étant assuré d’un régime alimentaire hall al. De plus le Comité international de la Croix rouge (CICR) a pu envoyer une mission sur place et les prisonniers se sont vu reconnaître le droit à la correspondance, sans pour autant que les Etats Unis admettent à leur endroit l’application du droit de Genève. Quelques mis parmi eux ont enfin été libérés et reconduits en Afghanistan. Ils n’en reste pas moins que leur situation reste critique – d’autant plus difficile à admettre que les Etats Unis avaient été parmi les premiers à presser le Conseil de sécurité de créer les Tribunaux internationaux de La Hayes et d’Arusha pour juger les crimes commis dans l’ex-Yougoslavie et au Rwanda. La méfiance américaine pour la justice internationale est ainsi un phénomène nouveau, les Etats Unis ayant également été à l’origine des Tribunaux de Nuremberg et de Tokyo – à une époque où Staline, expert en la matière, avait proposé de fusiller sommairement les principaux dirigeants nazis. Beaucoup plus récemment, Bill Clinton a signé le Traité établissant la Cour pénale internationale que la nouvelle majorité refusera de ratifier après l’élection présidentielle. Est-il concevable d’envoyer d’autres prisonniers à Guantanamo, en provenance d’Irak par exemple? On veut espérer pour les américains que non. Leur base est d’ailleurs le meilleur symbole de leur impérialisme continental, le Président Théodore Roosevelt ayant, après la victoire sur l’Espagne en 1898, imposé à un gouvernement cubain placé sous un protectorat de fait, un accord inégal de la plus belle encre, le traité de 1903 prévoyant la cession à bail d’une plus belle baies de l’île sans aucune limitation de durée et pour une location annuelle dérisoire, aujourd’hui encore toujours versée sur un compte que les dirigeants cubains s’interdisent d’utiliser depuis 1959. Les Etats ont besoin de garantie pour s’avancer dans la voie d’une justice internationale plus efficace mais qui doit rester impartiale, l’attitude de la France sur la question l’a montré. Toutefois le Traité instaurant la nouvelle Cour pénale internationale étant entré en vigueur, ratifié aujourd’hui par près de cent Etats, la Cour s’installant ces derniers jours dans ses locaux en attendant réélection de son Procureur, il deviendra de plus en plus difficile aux Etats Unis de faire bande à part.