Mondialisation et inégalités

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HEURS DE LA GLOBALISATION, MALHEURS DE LA MONDIALISATION

Mondialisation, globalisation : le premier terme est plus volontiers utilisé par les économistes, analystes et auteurs francophones, le second par les anglo-saxons. S’agit-il d’une simple variation sémantique, sans portée conceptuelle, ou bien à l’inverse d’une divergence de perceptions, voire de la conséquence de situations différentes dans le processus, et quant au processus ? Car dans les deux cas, il s’agit bien d’un processus, d’une dynamique qui est loin d’avoir produit tous ses effets, qui en est encore à l’heure des interrogations sur ses objectifs, ses méthodes, ses résultats.

Avant de revenir sur les connotations – à notre sens presque opposées – que comportent les deux termes, sans doute faut-il préciser d’emblée que l’approche retenue pour le présent dossier se situe dans le registre économique, celui de l’économie politique, de l’économie politique internationale. On pourrait en effet aborder la mondialisation ou la globalisation sous bien d’autres angles, culturels, sociétaux, voire idéologiques ou institutionnels – une culture universelle parce que dominante, un modèle de société qui serait une référence unique, le libéralisme comme idéologie commune, la démocratie représentative type idéal d’organisation politique. Ces dimensions multiples peuvent accompagner le processus économique, et selon certains être portés par lui, mais l’objet de ce dossier est à la fois plus étroit et plus précis.

Il est de s’interroger sur le point de savoir si, et dans quelle mesure, l’ouverture généralisée à la compétition internationale d’économies elles-mêmes libéralisées contribue à la croissance mondiale, et réduit ou accroît les inégalités de développement, entre Etats d’une part, au sein des Etats d’autre part. L’Etat demeure le référent central, d’abord parce que la mesure de la croissance, du développement, comme celle des inégalités, sont toujours opérées sur la base de comparaisons entre Etats, ensuite parce que ce sont les Etats qui, par leurs décisions, par leurs accords ou par leurs contentieux dominent et dirigent le processus. C’est là l’occasion d’observer une source immédiate d’inégalité, puisque dans ces négociations ou divergences les Etats ne sont pas égaux, que certains sont plus puissants et actifs que d’autres, et que l’on voit mal à ce stade comment l’inégalité pourrait engendrer l’égalité. Par là on peut revenir aux connotations différentes de la mondialisation et de la globalisation.

Globalisation : le processus est saisi en lui-même, dans sa dynamique interne, par son origine. La globalisation est en quelque sorte considérée en son centre – lequel est constitué par les Etats-Unis, par ce mélange complexe de puissance publique et d’intérêts privés, qui fait que ce qui est bon pour les entreprises américaines est bon pour le pays et que ce qui est bon pour le pays doit être présumé favorable au monde extérieur. Rien de nouveau dans cette acception, puisque telle a été la volonté américaine tout au long du XXe siècle, que d’ouvrir les marchés et de faire céder les barrières, douanières ou autres. Méthode et produits en sont notamment le dollar comme monnaie internationale d’échanges et de réserve, la prise de contrôle d’entreprises extérieures, la domination boursière, l’économie en réseau qui, en délocalisant, exploite les inégalités existantes en termes de rémunération ou de protection sociale, pour assurer la meilleure rentabilité financière et le rendement le plus élevé en matière de production industrielle ou de services.

A long terme, il peut certes exister un effet égalisateur de cette globalisation économique – mais l’armée industrielle ou laborieuse de réserve dans le monde est telle que cet effet risque d’être durablement retardé. La puissance dominante peut mettre en concurrence de façon quasi indéfinie les pays pauvres, et organiser une division internationale du travail qui rend les économies extérieures dépendantes. A l’un les usines du monde, à l’autre les services du monde, au centre la maîtrise de l’ensemble. S’ajoute à cela la difficile question du mercantilisme : on sait que, à la différence du jeu à somme positive, le mercantilisme, jeu à somme nulle, entraîne simplement un nouveau partage des ressources et de la croissance, favorable à la puissance dominante. Or certains économistes de grande réputation considèrent que la globalisation n’est qu’une variante du mercantilisme, sans favoriser une plus grande égalité entre nations. Ils désenchantent ainsi le libéralisme mirobolant, ou les mirages du marché.

Si tel est le cas, la globalisation n’est qu’un nouveau mode de prédation, condamné à terme à s’autodétruire. Elle peut s’autodétruire de plusieurs manières. Soit elle s’épuise, parce que, à terme, la spoliation sur laquelle elle repose entraîne une diminution générale de rentabilité des investissements et débouche sur des crises ; soit elle entraîne le retour de politiques protectionnistes, nationales ou régionales, qui interrompent son développement ; soit elle se retourne, bénéficiant à des partenaires qui deviennent maîtres du jeu, et dès lors en changent les règles à leur avantage. Un fait est en tout cas incontestable : les Etats-Unis vivent à crédit, crédit financé par les autres nations, et largement par la Chine. Son interprétation est toutefois délicate : on peut y voir une faiblesse, une vulnérabilité, mais aussi une résultante, une donnée et une composante de la puissance américaine. C’est comme un tribut que les vassaux versent au suzerain. Quant au « patriotisme économique », on ne le voit guère prospérer, là encore, qu’aux Etats-Unis.

Il résulte de ce qui précède que la mondialisation est la globalisation vue par les autres, vécue par ceux qui la subissent davantage qu’ils ne l’organisent, et qui tentent de s’y adapter. Ce n’est pas tant le centre qui leur importe que les effets induits pour eux, la place qu’ils pourront conserver ou conquérir dans la nouvelle division internationale du travail et des revenus. La logique économique, en tant qu’elle repose sur une libido possidendi, est toujours la même : certains tentent de convertir le travail des autres en rente pour eux-mêmes. Les économies industrielles et ouvrières pour les uns, les produits financiers pour les autres, et des idéologies justificatrices ou des explications mathématiques pour couvrir le tout.

La mondialisation ne crée nullement cette logique, elle l’amplifie simplement, mais elle la rend aussi plus visible et presque caricaturale, parce que le libéralisme économique est devenu la norme unique et comme la vérité incontestable de l’économie. Il faut alors, pour connaître les gagnants et les perdants, ne plus considérer l’Etat comme un ensemble homogène, mais analyser les différents groupes et intérêts qui le composent. Alors, dans chaque Etat on peut trouver des gagnants et des perdants, de sorte que les débats à son sujet se trouvent intériorisés et que les perceptions internes sont éminemment relatives. Plus de lutte des classes, mais un retour à la distinction plus classique entre les riches et les pauvres.

Sans doute peut-on constater certains avantages objectifs et universels du processus – par exemple la prime à la découverte scientifique, à l’innovation technologique, à l’amélioration de la productivité. Mais ils risquent fort d’accroître l’avantage comparatif de la puissance dominante, la mieux à même de les initier et d’en tirer les fruits. La question se pose dès lors de la régulation de la globalisation / mondialisation. La logique de la globalisation est de projeter partout les modèles de la puissance dominante, son système juridique, ses pratiques commerciales. Celle de la mondialisation est davantage de rechercher une régulation multilatérale qui puisse maintenir un équilibre relatif. L’égalité juridique entre Etats permet de corriger, même dans une mesure limitée, les effets les plus brutaux de l’inégalité économique.

Au passage toutefois, une telle régulation tend à dissoudre les ensembles régionaux qui prétendraient canaliser pour leur part la globalisation – et la transformation rampante de l’Union européenne en simple zone de libre échange le démontre amplement. Quant aux altermondialistes, en définitive ils se proposent plus d’humaniser la mondialisation – comme on parlait voici quelques décennies de « communisme à visage humain » – que de la contester en profondeur. Ce n’est pas en toute hypothèse l’économie qui peut replacer l’homme au centre du système, mais une morale du développement, de l’équité et du partage des ressources. Peut-on à cet égard dépasser la formule de Jean-Jacques Rousseau, « il faut de la modération chez les riches et du contentement chez les pauvres » ?