Tribune – Cher Monsieur Mabanckou, vous détournez l’objet de la francophonie pour un combat personnel

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Une tribune de Bertrand Ollivier, doctorant au Centre Thucydide, parue le 30 janvier 2018 sur Le Monde.fr et El Watan

En amoureux des mots, d’où qu’ils viennent, et en admirateur de votre prose, j’ai sincèrement regretté que vous refusiez de participer aux travaux de réflexion sur la langue française auxquels le Président Macron vous avait invité. Je l’ai d’autant plus regretté que je vous suis un fidèle lecteur et que je partage un grand nombre de vos opinions. Alors, certes, c’est votre droit le plus entier. Mais laissez-moi déplorer que vous n’ayez pas souhaité faire valoir vos pensées et vos réflexions de manière plus étayée, en terrain francophone, au service du riche et fort estimable débat que vous auriez pu initier à cette occasion.

Pour justifier votre décision, vous accusez insidieusement le Président Français E. Macron d’observer un silence complice vis-à-vis des manquements aux rappels démocratiques que se devrait de formuler l’organisation internationale de la Francophonie à l’encontre de quelques pays africains. Vous reprochez en quelque sorte à un jeune Président élu de ne pas s’immiscer dans la conduite des décisions d’une organisation internationale indépendante forte de 84 Etats membres. N’est-ce pas, pourtant, ce que les farouches dénonciateurs de la Françafrique attendent ? Vous-même indiquez que « La Francophonie est malheureusement encore perçue comme la continuation de la politique étrangère de la France dans ses anciennes colonies ». Vos propos sont la dernière preuve, s’il en était besoin, que le Président Français – qu’il s’exprime dans un cadre bilatéral ou sous couvert du multilatéralisme de la Francophonie – ne dispose que d’une très faible marge de critique avant de se voir affublé d’une étiquette néocoloniale qui nuirait à l’ensemble de ses rapports avec les pays d’Afrique et, par ricochet, à la langue française ; celle-là même que vous portez si haut.

Vous mettez également en cause les accointances de la Francophonie institutionnelle avec quelques despotes africains. De la sorte, vous mésestimez les avancées en matière de démocratisation des régimes depuis la signature des déclarations de Bamako (2000) et de Saint-Boniface (2006). Certes, les progrès sont lents, trop lents, comme toujours avec les organisations intergouvernementales. Mais comment ne pourraient-ils pas l’être lorsqu’il s’agit de trouver un consensus commun en matière démocratique entre le Canada, la République Démocratique du Congo, le Cambodge et des dizaines d’Etats aux cultures antagonistes dans le respect de leurs souverainetés ? Paradoxalement, vos propos prêtent à l’organisation internationale de la Francophonie des pouvoirs et une influence dont, par nature, elle ne dispose pas. En revanche, ils soulèvent bien la question lancinante des limites de l’universalité pour une telle organisation.

Au nom des idéaux de la langue française, vous appelez le Président Macron à lancer des appels à la liberté aux jeunes africains. Mais la France, éprise de son universalisme, drapée dans le linceul de sa liberté, forte de son arrogance, n’a que trop cherché à diffuser ses valeurs au sein de pays n’ayant ni son histoire, ni sa culture, ni ses ressources, au nom de principes moraux abusivement qualifiés d’intangibles. A l’heure où des exemples récents nous montrent que de simples changements de dirigeants ne constituent en rien la garantie d’une démocratisation des régimes, comment le Président Macron pourrait-il se hasarder à lancer des appels aveugles aux changements de régime qui pourrait avoir un arrière-gout d’anarchie, voire pire comme en Lybie. Ces changements de régime doivent résulter de mouvements populaires et massifs, à l’instar de celui qui a chassé Blaise Compaoré du pouvoir en 2014, et en aucun cas d’appels extérieurs.

Mais vous me conduisez, M. Mabanckou, sur des terrains glissants j’en conviens. Je voulais simplement vous parler de la langue française.

En usant d’un prétexte politique pour refuser de contribuer aux réflexions engagées, vous détournez l’objet même de la francophonie – celui de notre langue dont il nous faut repenser le lien – pour un combat personnel à l’égard de potentats que le temps et les sociétés civiles se chargeront de remplacer bien plus efficacement que ne pourrait le faire quelques valeureux communiqués de la Francophonie ou de l’Elysée. Pourquoi ne pas tenter de dépassionner les débats politiques autour de cette langue. Certes, j’entends Alexandre Najjar lorsqu’il dit que « le culturel devient fatalement politique », mais tâchons collectivement de faire du français  un contrepoids face à la globalisation dévorante, un levier du multilinguisme, un outil de compréhension des cultures africaines, arabes, berbères, nord-américaines, océaniques et européennes. Etendons l’art de la palabre en Europe et développons la parenté à plaisanterie dans Maghreb. Comme le dit Leïla Sebbar « Une famille politique, c’est quoi, lorsque la famille naturelle, côté père, côté mère, est à ce point oubliée dans la parole quotidienne ». Le quotidien francophone, ses usages et ses expressions, ses pratiques et ses évolutions, à travers les cinq continents, voilà la source d’un projet porteur pour la langue française auquel vous pourriez insuffler milles idées.

Il est certes fort louable que votre décision s’inscrive en solidarité avec les jeunesses de pays africains en mal d’élections. Mais malheureusement, en agissant ainsi, c’est l’ensemble de la communauté francophone mondiale que vous privez de vos lumières, y compris – comme en Algérie – celle dont l’Etat n’est pas membre de la Francophonie institutionnelle. C’est la place du précieux fil noir qui relie le roman francophone à ses racines multiples que vous amenuisez. C’est la parole de tous ces formidables auteurs nés hors de France, injustement méconnus, que vous n’amplifiez pas. C’est, finalement, cet imaginaire-monde dont vous parlez, si vaste, si riche, fertile terrain de la nécessaire fusion des univers littéraires francophone et français, que vous refusez de partager. Indubitablement, vous manquerez à ces réflexions.

Je vous prie de croire, cher Monsieur Mabanckou, en mes considérations les plus respectueuses.

 

Bertrand Ollivier
Doctorant au centre Thucydide (Paris II)