ThucyDoc n° 29 – Note d’actualité : La défense européenne : quelles perspectives à la suite des élections européennes ?

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Image : European Parliament / Flickr 2013

Le ministère des Armées a annoncé le 11 juin que le défilé du 14 juillet 2019 mettrait à l’honneur les coopérations militaires, avec notamment plusieurs dizaines de soldats et d’officiers de l’Initiative européenne d’intervention (IEI) qui défileront sur les Champs-Élysées aux côtés de l’Armée française1. L’IEI s’inscrit dans une dynamique menée par le président Macron visant à la création d’une défense commune, avec l’objectif final d’aboutir à une autonomie stratégique européenne. Le Gouvernement français œuvre ainsi aux côtés du Gouvernement allemand – quoique plus prudent dans ses propos – pour atteindre une intégration européenne dans le domaine militaire, et constituer ainsi une Europe de la défense (organisation de défense commune et propre à l’UE qui transcende les États-nations). Cependant, tous les partis politiques et pays membres de l’Union européenne ne partagent pas cette ambition et certains entendent en empêcher la réalisation. En effet, dans un contexte d’euroscepticisme de plus en plus prégnant, la tendance semble plutôt être celle d’un ralentissement de l’intégration européenne.

Un fort désaccord révélé par les élections européennes 

Il existe certes aujourd’hui diverses formes de coopération en matière de défense, par le biais de structures telles que la Coopération structurée permanente (CSP), concernant 25 des 28 États membres de l’Union, et dont les projets qui en découlent permettent à un petit nombre d’États de construire une coopération dans le domaine de la défense, l’Agence européenne de défense (AED), pour le développement des capacités militaires, industrielles et technologiques de défense des membres de l’Union ou encore l’IEI, susmentionnée. Cependant, le consensus nécessaire à l’élaboration d’une autonomie stratégique paraît impossible, tant les priorités et agendas politiques des États divergent. Ainsi, l’ambition de certains de voir naître une organisation de défense européenne pleinement intégrée a de forts risques d’être revue à la baisse.

Bien que la question d’une défense commune n’ait pas été abordée dans les débats lors des élections européennes, les désaccords entre les partis et groupes politiques sont bel et bien présents. De même, les parlementaires nationaux semblent bien plus frileux que leurs homologues européens vis-à-vis de ce projet et par conséquent peu d’entre eux en font la promotion. Au niveau européen, l’alliance européenne du groupe du Parti populaire européen (PPE), arrivé premier aux élections de mai 2019 avec 179 sièges, s’est prononcée en faveur d’une armée européenne, la forme la plus intégrée de la défense européenne. De même, l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ADLE), en troisième place avec 110 sièges, souhaite voir naître à la fois une armée européenne et une « version européenne du FBI »2.  Leur argument majeur est qu’avoir des armées nationales distinctes entraîne une perte d’argent, là où une armée unique permettrait des économies d’échelle. A l’opposé, tous les autres groupes politiques du Parlement européen s’y opposent ; c’est le cas notamment de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates au Parlement européen (S&D) et du groupe des Verts-Alliance libre européenne, avec respectivement 152 et 76 sièges.

Une opposition fondée sur des arguments de politique interne

Le succès des partis eurosceptiques et/ou d’extrême droite aux élections européennes de mai 2019 amène à se questionner sur les perspectives du projet de défense européenne commune. La valeur symbolique d’une armée européenne entre en effet en contraste avec les remises en question persistantes de l’Union européenne dans de nombreux domaines, tant économiques que politiques.

Le premier point qui inquiète les partis politiques est l’atteinte à la souveraineté nationale en présence d’une éventuelle défense commune, voire d’une armée européenne. En effet, une telle organisation impliquerait la mise en commun de moyens financiers, matériels, et humains, ainsi que du renseignement3. Les États membres n’auraient donc plus le monopole de ces moyens et informations, dans un domaine aussi critique que celui de la défense. C’est pourquoi de nombreux partis présents au Parlement européen, tels que le Parti de la coalition nationale finlandais ou le Parti communiste français s’opposent frontalement à toute intégration européenne en matière de défense.

La question de la participation du Royaume-Uni à la défense européenne après sa sortie de l’Union européenne divise elle aussi les grands acteurs de la scène européenne. Si Theresa May a pu exprimer sa volonté de maintenir le Royaume-Uni dans les structures de sécurité et défense européenne en dépit du Brexit, l’Union européenne s’y oppose fermement. En effet, lorsque cet État ne sera plus membre de l’Union, il lui sera juridiquement impossible d’y prendre part4. Cependant, il est probable qu’une forme d’association soit établie, compte tenu du poids économique et militaire du Royaume-Uni, même si la nature de celle-ci demeure inconnue aujourd’hui.

On peut aussi mentionner la difficulté de constituer une armée européenne du fait du principe de neutralité inscrit dans la constitution de certains pays membres de l’UE. C’est le cas notamment de l’Autriche, l’Irlande, la Suède, la Finlande et Malte5. Pour cette raison, ces États ne font pas partie de l’OTAN et la constitution de certains d’entre eux leur interdit même de faire partie d’une armée européenne. Ainsi, toute structure qui verrait le jour ne rassemblerait jamais la totalité des États membres de l’Union.

Une opposition fondée sur des arguments de politique externe

Ces désaccords se manifestent dans un contexte où l’Europe doit faire face à de nouvelles menaces et défis, telles que le terrorisme, la cybersécurité ou l’imprévisibilité des États-Unis de Donald Trump quant à sa participation à la sécurité internationale.

Aujourd’hui, l’OTAN occupe une place fondamentale dans la défense du territoire européen. En effet, cette organisation est depuis longtemps la seule à assurer la protection de l’Europe et les États-Unis sont un acteur indispensable par leur garantie de sécurité conventionnelle et nucléaire. De son côté, l’Union européenne adopte un rôle complémentaire à celui de l’Alliance atlantique (l’OTAN), puisqu’elle prend en charge la gestion de crises et des capacités d’intervention, tandis que l’OTAN assure la défense collective. De plus, les accords dits « Berlin Plus » de 2002 permettent aux pays membres de l’UE d’avoir recours à l’Alliance s’ils ont besoin d’informations, d’infrastructures ou de capacités de planification supplémentaires pour leurs missions.

Or, si les États-Unis souhaiteraient que les États européens augmentent leurs investissements dans l’OTAN, ils craignent qu’une Europe de la défense ne devienne une rivale stratégique6. En effet, ils ne prennent pas en compte le fait qu’une Europe militaire puissante pourrait au contraire constituer une alliée qui les aiderait à atteindre leurs objectifs stratégiques à l’étranger7. Par conséquent, certains États membres de l’UE sont défavorables à l’idée d’une telle intégration, de peur qu’elle ne “draine” une part des ressources financières aujourd’hui allouées à l’Alliance – celle-ci étant, elle, plébiscitée puisqu’ayant su faire ses preuves. De plus, ils craignent que leurs relations avec les États-Unis n’en pâtissent. Cela présenterait un risque important pour eux, puisqu’à ce jour l’UE serait incapable de leur assurer une protection, notamment en cas d’attaque russe. Ainsi, le parti Droit et Justice (Prawo i Sprawiedliwość) en Pologne et le Parti social-démocrate suédois (Sveriges Socialdemokratiska Arbetareparti), tous deux au pouvoir et arrivés en tête aux élections européennes de 2019, émettent des réserves quant à une Europe de la défense. Le Parti conservateur au Royaume-Uni et le Parti libéral-démocrate aux Pays-Bas (Liberaal Democratische Partij), eux aussi actuellement au pouvoir, vont même jusqu’à refuser tout concept d’armée européenne, voire de défense européenne. En effet, ils estiment que l’OTAN suffit pour remplir les objectifs de sécurité poursuivis et veulent éviter que la défense européenne ne fasse double-emploi8.

Ces multiples oppositions constituent de réels freins à la création d’une défense européenne plus poussée que les structures actuelles. Les États membres de l’UE ne souhaitent ni mettre fin à la protection américaine dont ils bénéficient, ni augmenter leurs dépenses dans le domaine de la défense. En effet, une révision des traités serait nécessaire, puisqu’un tel projet nécessite l’élaboration d’un budget pour le financer, la mise en place d’une organisation (industrielle, technologique et stratégique) et la détermination d’objectifs communs9. Cependant, cela paraît difficile à réaliser car pour modifier un traité fondateur, l’article 48 du Traité sur l’Union européenne exige une ratification par tous les parlements nationaux. Or, il y a entre les États membres de l’Union européenne une telle diversité d’intérêts stratégiques et politiques, qu’un consensus dans le domaine de la défense européenne paraît peu probable. Ainsi, les obstacles à la naissance d’une Europe de la défense semblent dépasser la nature de la composition du Parlement européen et les positions de ses membres, pour revenir à un débat éminemment national.

Marie-Alix DE PERCIN
30 juin 2019

  1. Rémi Godeau, « Union européenne : un bien joli défilé », L’Opinion, 11 juin 2019 [https://www.lopinion.fr/edition/international/union-europeenne-bien-joli-defile-189558], consultation le 12 juin 2019.
  2. David Herszenhorn, « Frenzy in Firenze: 4 takeaways from EU lead candidate debate », 5 mars 2019, [https://www.politico.eu/article/frenzy-in-firenze-4-takeaways-from-eu-lead-candidate-debate/], consultation le 5 juin 2019.
  3. Tristan Lecoq, François Gaüzere-Mazauric, « Préface », Revue de défense nationale, conférence du jeudi 23 mai 2019, « Défense de l’Europe, défense européenne, Europe de la défense : La défense et la sécurité nationale dans le contexte national et européen des élections du 26 mai 2019 », juin 2019, p. 8.
  4. Santopinto Federico, « Le Brexit et la défense européenne : un choix de fond pour l’Union », 11 décembre 2018, [https://www.grip.org/fr/node/2687], consultation le 15 juin 2019.
  5. B. Airiau, L. Danaux, J. Fonlladosa, A. Gosselin, L. Grisvard, S. Henry, S. Keita, Arno Porcier, M. Raggi, « Défendre l’Europe: un défi toujours d’actualité mais aux enjeux renouvelés », p. 27, Revue de défense nationale, conférence du jeudi 23 mai 2019, « Défense de l’Europe, défense européenne, Europe de la défense : La défense et la sécurité nationale dans le contexte national et européen des élections du 26 mai 2019 ».
  6. Voir les “3Ds” de Madeleine Albright : “no duplicating NATO assets, no discrimination against non-EU NATO members, and no decoupling the EU from the transatlantic security architecture”, Can Buharali, January 2010, « Better NATO-EU relations require more sincerity », Discussion Paper Series, EDAM Center for Economics and Foreign Policy studies, 2010/1, p. 3.
  7. Ronja Kempin & Barbara Kunz, « Washington Should Help Europe Achieve ‘Strategic Autonomy’, Not Fight It » [https://www.ifri.org/en/publications/publications-ifri/articles-ifri/washington-should-help-europe-achieve-strategic], consultation le 5 juin 2019.
  8. A. Coucaud, T. Dailliez, E. Ducourtil, A. Duteil, G. Miguel, B. Pouzoulet, M. Roquette, M. Sciandra, L. Signorino, « De la nécessité de choix politiques pour le futur de l’Europe de la défense », Revue de défense nationale, conférence du jeudi 23 mai 2019, « Défense de l’Europe, défense européenne, Europe de la défense : La défense et la sécurité nationale dans le contexte national et européen des élections du 26 mai 2019 ».
  9. Frédéric Mauro & Olivier Jehin, « 5 éclairages publiés par l’IRIS et le GRIP sur le concept d’armée européenne », Programme Europe, stratégie, sécurité, janvier 2019.