ThucyBlog n° 13 – La France face à la géopolitique des océans

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Par Richard Labévière, 24 février 2020

La mondialisation, c’est la mer et les océans pour trois raisons principales : mers et océans constituent le vecteur structurant de l’économie globalisée ; aujourd’hui, plus de 65% de la population mondiale vit dans les zones portuaires et côtières ; la plupart des crises internationales se déversent dans l’eau : détroits, canaux et nombres d’îles sont des enjeux stratégiques de premier plan. Avec l’augmentation du transit des personnes, des marchandises et de l’information (câbles sous-marins)[1], la haute-mer est devenue une jungle de non-droit voyant proliférer crimes, vols d’embarcations, trafics (drogues, armes, êtres humains), pêches illégales, piraterie, terrorisme et dégâts environnementaux.

Cet enchevêtrement d’intérêts et de crimes dessine les lignes d’une géopolitique inédite des stratégies maritimes. Pour répondre à ces nouveaux défis, la France a l’avantage de posséder le 2ème domaine maritime et le 1er espace sous-marin du monde.

Les 11 millions de Km² du domaine maritime français – le 2ème du monde, juste derrière celui des Etats-Unis pour une différence de quelque 300 000 km² – sont aujourd’hui une réalité mieux connue. Mais de quoi parle-t-on et que peut-on en faire ? Sur et sous l’eau, la souveraineté des Etats est régie par la Convention de l’ONU sur le droit de la mer (CNUDM), entrée en vigueur le 16 novembre 1994, après la ratification du 60ème Etat – la France l’ayant ratifiée 2 ans plus tard comme la Chine, puis la Russie. 15 pays l’ont signée mais pas encore ratifiée, dont les Etats-Unis, tandis que 17 ne l’ont pas même encore signée, dont Israël, la Turquie, le Venezuela et l’Erythrée.

La convention de Montego Bay clarifie les clauses du droit conventionnel sur les frontières maritimes, notamment de la « mer territoriale » et du « plateau continental », tandis qu’elle crée une nouvelle entité, la « zone économique exclusive (ZEE) – 200 milles marins (370,4 km) à partir de la côte – dans laquelle un Etat côtier peut exercer ses droits souverains en matière d’exploration et d’usage des ressources naturelles. 97% des 11 millions de km² de la ZEE française se localisent en Outre-mer. Ce sont la Polynésie et les archipels du Pacifique qui apportent la plus grande surface avec 4,5 millions de km². Avec les Terres Australes et Antarctiques formées par les îles Saint-Paul et Amsterdam, l’archipel Crozet, celui des Kerguelen et la Terre Adélie, l’apport atteint presque 2 millions de km². Dans le Pacifique Nord, à 10 677 kilomètres de Paris et à 5 400 de Papeete, l’atoll inhabité de Clipperton – d’une surface de seulement 2 km², concède près de 440 000 km² à la ZEE, tandis que celle de la France métropolitaine plafonne à 350 000 km².

S’y ajoutent les possessions françaises en Atlantique (Saint-Pierre-et-Miquelon, Antilles et Guyane) et dans l’océan Indien (Mayotte, îles Eparses, Tromelin et la Réunion). Autant d’espaces prometteurs, susceptibles d’une croissance durable.

La Croissance bleue pèse lourd. L’économie de la mer assure près de 3,2% du PIB et emploie plus de 301 000 personnes, plus que l’aéronautique, les télécoms ou le secteur automobile. A l’horizon 2030, la mer et les fonds marins pourraient rapporter 8 milliards d’euros de valeur ajoutée supplémentaire. Certes, les activités traditionnelles – pêche et transports – ont du plomb dans l’aile, et ce pour des raisons structurelles globales et domestiques. En 20 ans notre flotte de pêche a été divisée par deux. Pour les armateurs, le pavillon français reste trop cher – 30 à 40% plus onéreux que les homologues britannique, italien ou danois.

Les domaines maritimes français recèlent les 2ème réserves du globe de terres rares et de nodules polymétalliques : Yttrium, lanthane, prométhium, etc., essentielles pour la fabrication de lasers, supraconducteurs, de peintures lumineuses et aciers inoxydables. Nos entreprises disposent de toutes les technologies pour les extraire. Nombre de start-ups travaillent à la valorisation des algues, alors que les laboratoires pharmaceutiques développent la recherche sur les molécules marines. Les secteurs de la cosmétique, la chimie et l’agroalimentaire sont également très prometteurs.

Selon l’Organisation maritime internationale (OMI), les trafics de drogue, d’armes et d’êtres humains par voie maritime (trafics qui financent aussi le terrorisme) ont augmenté de 25% ces dix dernières années. Même si elle a pu être stabilisée au large de la Corne de l’Afrique, la piraterie maritime reste une menace récurrente dans le détroit de Malacca, le golfe de Guinée, voire certaines zones des Antilles. A ces menaces viennent s’ajouter les violations récurrentes du droit international en mer de Chine méridionale et dans les secteurs sensibles des détroits et passages les plus fréquentés. Face à ces enjeux, notre pays a grand besoin d’une Marine nationale suffisamment dotée en bâtiments et équipages pour relever les défis de défense, de sécurité et de croissance économique.

Si les chocs d’escadres tels qu’ils ont pu se produire de Trafalgar à Midway ne sont plus à l’ordre du jour, de futures confrontations navales ne peuvent être définitivement exclues. Le chef d’état-major de la Marine nationale (CEMM), l’Amiral Christophe Prazuck, le rappelle régulièrement : si notre marine reste l’une des premières du monde, plus pour ses capacités opérationnelles que par son tonnage, « elle doit rester capable de mener des combats de très haute intensité ».

Aujourd’hui, la Marine nationale doit pouvoir aligner plus de moyens matériels et de ressources humaines. Cette année 2020, le président de la République doit trancher pour le remplacement du Charles-de-Gaulle, qui arrivera en fin de mission en 2038. Différentes questions : un ou deux navires ? Quelle propulsion ? Quel armement ? L’alternative est simple : 2 porte-avions, sinon rien ! Un seul, s’il est au bassin pour entretien alors qu’il devrait appareiller, verrait sa crédibilité stratégique largement amoindrie. La décision ne se réduit pas au seul coût et doit être relativisée en comparaison d’opérations extérieures souvent contestables. 2 porte-avions, c’est un investissement pour l’avenir avec des retombées substantielles en matière d’emploi, de savoir-faire, de recherche et de développement industriel pour nos filières nucléaires, aérospatiales, de haute technologie et d’innovations numériques.

Pour contenir la soie chinoise, la France peut consolider son axe stratégique vital à partir des bases de Djibouti, Abou Dhabi, Mayotte, La Réunion et la Polynésie, pour une géostratégie « Indo-Pacifique ». En approfondissant sa coopération avec l’Egypte, elle consolide le sommet d’une pyramide qui va s’élargissant de la mer Rouge à l’océan Indien jusqu’au Pacifique en renforçant 3 partenariats avec l’Inde, l’Australie et le Japon. Si la France veut encore peser sur les affaires du monde, elle doit le faire par la mer en optimisant ses atouts maritimes, ses savoirs faire industriels et commerciaux, sa recherche et sa défense[2].

[1] Une toile de plus de 370 câbles de fibre optique s’étend sous la mer, sur un total cumulé de 1,2 million de kilomètres.

[2] Richard Labévière : Reconquérir par la mer – La France face à la nouvelle géopolitique des océans. Editions Temporis, janvier 2020.