ThucyBlog n° 14 – Au Sahel, le sommet de Pau entérine une réorientation de la stratégie contre-terroriste de Paris

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Par Bertrand Ollivier, 27 février 2020

Déployée au Mali depuis sept ans pour contrer la menace terroriste au Sahel, l’armée française a dû s’adapter aux mouvements, aux scissions et regroupements ainsi qu’aux lignes idéologiques des groupes terroristes en place. Le dernier changement en date a été relevé le 13 janvier 2020 dans la feuille de route issue du Sommet de Pau. Désormais Paris concentre officiellement ses efforts militaires contre le groupe Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS) dans son fief du Liptako, région des trois frontières aux confins du Mali, du Burkina Faso et du Niger. Sont ainsi relégués au second plan les groupes terroristes affiliés au Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM) lui-même sous la tutelle de Al Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI). Mais en réalité le repositionnement de Paris masque le feu vert donné à Bamako pour ouvrir un dialogue avec les responsables du GSIM que sont Iyad ag Ghali et Amadou Kouffa, comme annoncé par l’ancien Président malien, Diocounda Traore dès le 23 janvier avant que cela ne soit confirmé par le Président IBK le 10 février. En recentrant ses objectifs, la France ouvre aussi la voie aux initiatives locales.

Après la régionalisation, le recentrage

En janvier 2013, les groupes terroristes constituaient un ensemble disparate reparti dans la moitié nord du Mali. Le MUJAO opérait dans la région de Gao et Ansar Dine dans la région de Kidal. L’ensemble de la zone connaissait des influences et des infiltrations du groupe AQMI, lui-même composé des reliquats du GSPC et du GIA algériens. La France avait un ennemi identifié en la personne de Iyad ag Ghaly[1], notable touareg originaire de Kidal, fondateur du groupe Ansar Dine en 2012 et initiateur du rapprochement de son groupe avec AQMI. Iyad ag Ghaly était aux origines de la décision prise de quitter l’espace des revendications politiques Touaregs pour descendre sur Bamako, ce qui amena la France à déclencher l’opération Serval le 11 janvier 2013.

Rapidement chassés des centres urbains, traqués et pris en étau dans l’Adrar des Ifoghas par les armées tchadienne et française entre février et mars 2013, les terroristes ont pu se réorganiser dès que la pression militaire s’estompa à partir d’avril 2013. En parallèles aux efforts de la France de mieux impliquer les armées régionales dans son entreprise, les groupes terroristes se sont adaptés. Suite à la création du G5 Sahel et à la transformation de Serval en une opération régionale, Barkhane, en 2014, la Force-Conjointe du G5 Sahel fut lancée en juillet 2017 à Bamako. Quelques mois avant, en mars 2017, Iyad ag Ghaly prenait la tête du GSIM, une coalition composée de cinq groupes terroristes affiliés à AQMI.

Mais alors que les efforts de l’armée française étaient concentrés sur le GSIM, l’Etat Islamique a fait son apparition dans le sahel en 2015, avec à la tête de sa branche sahélienne Aboul Walid Al-Saharaoui. L’EIGS a revendiqué sa première attaque d’envergure, dite de Tongo-Tongo, au Niger le 4 octobre 2017. Depuis cette date, l’EIGS n’a cessé de monter en puissance et de revendiquer des attaques particulièrement massives contre les forces armées nationales, particulièrement dans le courant de l’année 2019 avec notamment les attaques d’Indelimane (Mali, 1/11), Tabankort (Mali, 18/11), Inates (Niger, 10/12), Chinadogar (Niger, 9/01/20), l’ensemble faisant des centaines de victimes. L’EIGS a également revendiqué une responsabilité dans l’accident d’hélicoptère dans lequel 13 soldats français ont péri en Novembre 2019. Ainsi, sur un période couvrant 2018 et 2019, la France a pourchassé l’EIGS et le GSIM aux mêmes plans, annonçant même en novembre 2018 la mort de Amadou Kouffa avant que l’information ne soit démentie par vidéo en mars 2019. Néanmoins, au regard de la hausse du nombre des attaques durant cette période, cette stratégie ne semblait plus être tenable pour l’armée française qui se devait de hiérarchiser ses priorités. Les derniers bilans sordides de l’EIGS ne sont qu’une seule des raisons qui ont conduit Paris à réorienter ses objectifs contre ce groupe dans une zone plus restreinte. D’autres facteurs, à l’instar des différences idéologiques des groupes et de leur dimension locale expliquent ce revirement.

L’ouverture aux initiatives nationales

Des rapports établissent que la cruauté des exactions commises par l’EIGS à l’encontre des populations civiles serait responsable de l’explosion des tensions intercommunautaires au centre du Mali[2]. Ainsi, un comité d’expert onusien estimait en 2018 que « le leader du GSIM, Iyad ag Ghaly, prône les combats contre les forces de sécurité plutôt que les attaques contre les populations »[3]. Ce constat est à mettre en parallèle avec celui établi par le Center for International and Strategic Studies selon lequel l’agenda global d’Al Qaeda, auquel est affilié le GSIM, tend à se revendiquer comme plus modéré que son premier compétiteur, à savoir l’Etat Islamique[4]. Une illustration de cette tendance est illustrée dans un récent communiqué d’excuses à l’attention des victimes civiles d’une mine posée par le GSIM[5] contre les forces militaires. En outre, Amadou Kouffa et Iyad ag Ghaly sont des personnages publics maliens bien connus, ce dernier ayant même eu des responsabilités au sein de l’Etat malien comme Consul du Mali en Arabie Saoudite en 2007.

Cette différence idéologique et la dimension nationale qu’ils incarnent ont conduit les maliens à demander à plusieurs reprises l’ouverture du dialogue avec ces individus, pour qui il semble exister une marge de manœuvre politique. De telles revendications avaient été exprimées par la société civile malienne lors de la Conférence de l’entente en mars 2017, sans pour autant que cette option ne soit retenue sous pression de la communauté internationale. Un rapport de l’International Crisis Group avait réouvert une brèche sur ce sujet[6] avant que ces recommandations ne soient finalement reprises dans les conclusions du dialogue national qui s’est achevé au Mali en décembre 2019. Le ciblage des efforts militaires français sur l’EIGS, les conclusions du dialogue nationale et une prise en compte des dynamiques locales ont donc ouvert aux annonces d’ouverture d’un dialogue avec les responsables du GSIM que sont Iyad ag Ghaly et Kouffa. Ces éléments indiquent que Paris, outre une redéfinition de ses objectifs militaires, à opéré une évolution consistant à donner une plus grande place aux initiatives locales.

[1] Le Monde, « Iyad Ag-Ghaly, l’ennemi numéro un de la France au Mali », 27 juillet 2018.

[2] Mathieu Pellerin, “Les violences armées au Sahara, du djihadisme aux insurrections », IFRI, Nov 2019, p.30.

[3] Letter dated 16 July 2018 from the Chair of the Security Council Committee pursuant to resolutions 1267 (1999), 1989 (2011) and 2253 (2015) concerning Islamic State in Iraq and the Levant (Da’esh), Al-Qaida and associated individuals, groups, undertakings and entities addressed to the President of the Security Council, p.12.

[4] https://www.csis.org/programs/transnational-threats-project/terrorism-backgrounders/jamaat-nasr-al-islam-wal-muslimin

[5] Le 11 septembre 2019, le GSIM a publié un communiqué d’excuse après qu’un camion civil ait percuté un IED initialement destiné aux forces internationales, causant 10 morts parmi la population civile. Le communique indique que les responsables de cet acte seront traduits devant la justice traditionnelle.

[6] https://www.crisisgroup.org/fr/africa/sahel/mali/276-speaking-bad-guys-toward-dialogue-central-malis-jihadists