ThucyBlog n° 21 – Algérie : le Hirak, une « révolution » pacifique inédite dans un « Etat pivot »

Partager sur :

Par Abdelwahab Biad, le 23 mars 2020
Maître de Conférences (HDR) à l’Université de Rouen Normandie où il enseigne le droit international et les relations internationales

Depuis le 22 février 2019, les Algériens manifestent chaque vendredi (les étudiants chaque mardi), appelant au départ des dirigeants et pour un nouveau système politique démocratique. Si Alger est l’épicentre du hirak (mouvement en arabe), toutes les villes de cet immense pays, d’Oran à Annaba, d’Alger à Tamanrasset voient défiler dans leur diversité des centaines de milliers d’hommes et de femmes fédérés par les slogans du « dégagisme ». Ayant obtenu le départ du Président Bouteflika en avril 2019, poussé à la démission par le général Gaid Salah (Chef d’état-major), le hirak se poursuit en dépit de l’élection le 12 décembre du Président Abdelmadjid Tebboune. Malgré des signes de fléchissement après une année de mobilisation, le mouvement continue avec l’horizon du changement d’un régime tenu pour responsable des maux du pays (corruption, clientélisme, dilapidation des ressources).

Un mouvement de contestation caractérisé par son pacifisme et son civisme

Le hirak marque une rupture historique avec la réappropriation de l’espace public par les citoyens, faisant tomber le « mur de la peur » qui paralysait toute initiative politique depuis la « décennie noire » des années 1990. Un mouvement inédit par son civisme et son pacifisme, dissuadant d’emblée les autorités de recourir à une répression sanglante aux effets catastrophiques. Cette « révolution du sourire » a commencé en chansons de La casa del Mouradia, hymne contestataire de la jeunesse des stades, à la « Liberté » de Soolking, et « allo le système » de Raja Meziane. Mais, c’est les réseaux sociaux (facebook, tweeter, instagram) qui en ont été les principaux catalyseurs comme alternative aux médias sous contrôle.

C’est l’émergence d’une société civile revendicatrice incarnée notamment par les étudiants, les avocats, les journalistes. Mais, la principale faiblesse du hirak est l’absence de structuration et de représentation, à l’inverse de la contestation au Soudan avec laquel il présente certaines similitudes comme la question de la négociation de la transition démocratique avec l’armée. Toutefois, une évolution en ce sens se dessine avec l’élaboration de feuilles de route de sortie de crise portée par des collectifs citoyens. S’il exprime une convergence des luttes pour une rupture politique, le hirak est travaillé par des courants divers ayant leurs priorités : militants berbéristes, féministes, démocrates, mais où la mouvance islamiste est marginale, sans possibilité de récupérer la contestation comme ce fut le cas en Tunisie et en Égypte en 2011.

Des courants que l’on retrouve au sein du régime entre partisans du dialogue et de la répression. Mais le changement est inéluctable tant la défiance à l’égard des institutions est immense et les défis économiques et sociaux sérieux. Si le hirak n’a pu encore imposer une refondation politique, il a incité le pouvoir à tenir compte d’une nouvelle donne, la forte demande de changement d’un système politique verrouillé et opaque qui est sur la défensive.

La diversion du pouvoir : le changement dans la continuité

Face au hirak le pouvoir a opté pour deux stratégies concomitantes : l’endiguement et la récupération. La première visant à diviser le mouvement en utilisant les moyens de la répression, de la cooptation ou de la redistribution de la rente a échoué. La seconde est une opération « mains propres » contre des personnalités accusées de corruption ou de complot (deux premiers ministres, des ministres, des chefs du renseignement, des oligarques, des responsables de partis) arrêtés et traduits en justice, une concession au hirak qui n’a pas convaincu.

En démontrant sa capacité de résilience, le pouvoir a aussi révélé ses limites en termes de solutions de sortie de crise. Les signaux envoyés par le Président Tebboune (libération de détenus, appel au dialogue, projet de révision constitutionnelle) sont des mesures cosmétiques illustrant surtout la volonté de se relégitimer. C’est que les défis à relever sont immenses : une économie à relancer dans un contexte de chute des prix des hydrocarbures source principale d’exportation, des investissements insuffisants pour absorber le chômage des jeunes, un système économique et financier peu performant. Mais ce vaste pays ne manque pas d’atouts : une jeunesse instruite, un réservoir important de cadres, un réseau d’infrastructures, d’importantes ressources naturelles et des potentiels agricole et touristique inexploités.

Après deux annulations le 18 avril et 4 juillet 2019, l’élection présidentielle du 12 décembre a mis au pouvoir un candidat-président soutenu par l’armée. Déterminée à prévenir tout risque de vide politique pouvant découler d’une phase de transition l’armée considère que si changement il y’a, c’est par le sommet.  Le contre-exemple des « printemps arabes » en Libye et en Syrie lui permet de convaincre une partie de la population encore traumatisée par la « décennie noire » de la justesse de cette feuille de route, bien comprise à l’extérieur, par ceux que préoccupe la déstabilisation de cet État pivot du Maghreb, entre Europe et Afrique subsaharienne.

Vu de l’extérieur : préserver la stabilité d’un « État pivot » dans une zone de turbulence 

Le régime algérien présente une spécificité, un pouvoir civil à façade démocratique sous influence de « décideurs » militaires. S’appuyant sur une légitimité historique et un esprit de corps, l’armée a pesé depuis l’indépendance sur les grandes orientations politiques, économiques et stratégiques et n’hésita pas intervenir lors des crises de régime (1965, 1992 et 2019). L’insécurité dans les pays voisins (Libye et au Mali) la renforcent aussi dans son rôle de dernier rempart de la stabilité face aux menaces extérieures (terrorisme) et aux tentatives de déstabilisation intérieure.

Doté de longues frontières avec sept pays, verrouillant le Sahel par le nord, occupant une position clé entre Europe et Afrique subsaharienne, cette puissance régionale est attendue sur les questions diplomatiques et sécuritaires grâce à l’expérience reconnue de ses forces de sécurité dans la lutte anti-terroriste, et de ses diplomates dans les médiations internationales. C’est un atout dont l’Algérie sait jouer et que l’incite à jouer les grandes puissances – des États-Unis à la Chine, de la France à la Russie, du Royaume-Uni à l’Allemagne – qui souhaitent avec des nuances préserver la stabilité de ce pays clé dans la géopolitique régionale.

Beaucoup, attendent un « retour » de l’Algérie comme médiateur dans les conflits au Mali et en Libye, pays où elle dispose de relais historiques et dont la politique de refus de l’ingérence extérieure est bien connue. Ce refus de l’ingérence d’où qu’elle vienne se retrouve aussi dans les slogans du hirak qui expliquerait en partie l’attitude mesurée des acteurs internationaux à l’égard de cette « crise algérienne ». Un mouvement de contestation décidément bien différent des révoltes dîtes du « Printemps arabe ».