ThucyBlog n° 22 – Le Pangolingate ou l’éloge des frontières

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Par Guillaume Berlat, le 26 mars 2020
Pseudonyme d’un ancien diplomate

« Les vertus sont frontières des vices » (François de La Rochefoucauld). Aujourd’hui les frontières entre vice et vertu son fluctuantes. La gestion chaotique de la crise du Covid-19 en administre la preuve éclatante. Petites causes, grands effets ! En quelques jours, sous l’effet d’un virus microscopique se propageant à la vitesse de l’éclair aux quatre coins de la planète, la grammaire des relations internationales s’en trouve toute chamboulée. Ce qui était vénéré hier est aujourd’hui jeté aux orties. C’est pourquoi, il devient de plus en plus délicat de séparer le bon grain de l’ivraie. En effet, les mots ne semblent plus avoir la même signification au temps honni du coronavirus qu’au temps béni de l’insouciance. Prenons un exemple concret : le terme de frontières. Hier, le seul fait de l’évoquer, qui plus est de le prononcer, valait à son auteur, pêle-mêle, blâme, anathème, excommunication de la bien-pensance européiste et mondialiste. Aujourd’hui, ce concept subit une sorte de réhabilitation quasi-religieuse. Au lieu de s’ouvrir à l’autre, il faut désormais s’enfermer. Sans « distanciation » sociale, point de salut. Sans repli sur soi, point de guérison. En un mot et en un tournemain, nous sommes subitement passés du monde des confins à celui des confinés.

Du monde des confins : A bas les frontières…

Revenons quelques jours, quelques semaines, quelques mois, quelques années en arrière pour nous remémorer le temps de la condamnation sans équivoque du terme de frontière et de l’un de ses corollaires, celui de mur ! Avec la fin de la Guerre froide et la fin de l’Histoire, le monde entre dans le temps de l’intangibilité des nouveaux dogmes : mondialisation/mondialisme ; libre circulation/ libre-échange ; libéralisme économique/division internationale du travail ; européisme (et sa religion d’ouverture des frontières) /anti-souverainisme ; vibrionnisme/tourisme global (le ministère des Affaires étrangères est devenu le ministère du Tourisme) ; fin de l’Histoire/fin des frontières[1], … Tout doit fluctuer, se mêler sans répit, sans entraves, donc sans frontières. En conséquence, la conscience morale universelle autoproclamée condamne avec la plus grande vigueur les brebis égarés qui édictent contrôles, qui érigent murs[2], enceintes barbelées à la frontière avec la Palestine, avec le Mexique, avec les États limitrophes de la Hongrie… Elles ont le front de caricaturer la démocratie en démocrature. Au début de l’année 2020, le mot « confinement » (quarantaine selon la définition du Petit Robert) relevait encore, en Europe, de la catégorie des incongruités, des pratiques propres aux dictatures comme la Chine, à en croire nos dirigeants éclairés. Mais, c’était oublier que le mode de fonctionnement du monde était parvenu à saturation, que son dérèglement était largement consommé et que les grandes institutions comme l’ONU démontraient leurs limites, interrogeaient sur leur raison d’être. Mais, c’était oublier également que les masques commençaient à tomber que les vernis des mensonges à s’écailler[3]. L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera.

Aujourd’hui, dans une Europe ouverte aux quatre vents, une question existentielle est posée : si le principe de propagation qui permet le commerce mondial, le capitalisme financier, l’échange frénétique, l’uniformisation linguistique et culturelle, pourquoi le coronavirus n’emprunterait-il pas le même courant ?

… Au monde des confinés : Vive les frontières !

Le moins que l’on soit autorisé à dire est que, face à la progression inquiétante du mal, les dirigeants tâtonnent, leurs certitudes s’effondrent en quelques jours. Une sorte de décade catastrophique. En effet, soudain, le 16 mars 2020, au lendemain du premier tour des élections municipales, le président de la République annonce la fermeture des frontières extérieures de l’Union – alors que nos voisins ferment la leur avec la France – et décide de confiner sa population[4]. Ce qu’il excluait dix jours auparavant en allant au théâtre et en incitant à continuer à vivre comme avant. Il n’aura fallu que quelques jours pour que nos élites abandonnent, dans la plus grande précipitation, les œillères qui les avaient conduites à ne pas anticiper la menace, à s’enorgueillir de garder la France ouverte. C’est bien à une certaine forme de retour des frontières auquel nous assistons[5], ou de réveil des frontières[6] incrédules face à un tel changement de cap aussi brusque. Cette conversion est d’autant plus louable qu’elle conduit ceux qui ont défendu bec et ongles le démantèlement inconsidéré des frontières à le rejeter. Mais sauront-ils capables de reconstruire leurs schémas de pensée ? Il est permis d’en douter tant leur action passée et présente a été marquée au sceau de l’ignorance au détriment de la connaissance ; de l’expertise au détriment du savoir ; de l’impuissance au détriment de l’action ; de l’imprévisibilité au détriment de l’anticipation ; de l’idéologie au détriment du réel. « Dans les démocraties, le grand écart entre le principe et la réalité condamnait la pensée à plus de contorsion que de logique »[7] (Cf. les confessions tardives de l’ex-ministre des Solidarités et de la Santé, professeur de médecine, Agnès Buzyn suivies d’un semi-rétropédalage). Une fois de plus, « l’Europe qui protège » que l’on nous promet depuis des décennies n’a pas été au rendez-vous de l’histoire. Le fameux esprit européen est un conte de fées (Henri Guaino). Encore des mots, toujours des mots, les mêmes mots (chanson interprétée par Dalida en 1993) !

En dernière analyse, « la mondialisation aura été le mouvement d’organisation planétaire menant en trois décennies des confins au confinement. Du ‘No borders’ au ‘Restez chez vous’ »[8].

*  *  *

« Trust but verify » (Ronald Reagan). La démagogie anti-frontières n’a plus vraiment bonne presse, au moins pour un temps, celui de la gestion du Covid-19. Qu’allons-nous faire de ce moment unique ? Une fois la tempête passée, il faudra bien analyser les raisons d’un tel aveuglement collectif face à la menace de cette épidémie de coronavirus, son ampleur, sa dangerosité. Il faudra également s’interroger sur le dogme de l’inéluctabilité de la mondialisation. Et cela au moment où nous nous prenons conscience que « l’inéluctable n’est pas irréversible et que la nostalgie peut proposer de nouvelles directions »[9]. Il nous reviendra de nous souvenir que « l’imprévu aura toujours une place cruciale dans l’histoire »[10]. Ne faudra-t-il pas investir dans sa préparation, pas dans sa prévision ?[11] Mais, nous voici pleinement rassurés. Le ministre de l’Economie espère que de cette crise doit sortir un nouvel ordre mondial dans lequel les Européens affirmeront leur puissance et leur souveraineté. Rien n’est moins sûr. Mais, une chose est certaine. La crise du coronavirus aura eu au moins un mérite dans la sphère des relations internationales, celui transformer le « pangolingate » en éloge des frontières.

[1] Philippe Moreau Defarges, La mondialisation : vers la fin des frontières ?, IFRI/Dunod, 1993.

[2] Astrid von Busekist, Portes et murs : des frontières en démocratie, Albin Michel, 2016.

[3] Dominique Eddé, Coronavirus, la vie comme après, Le Monde, 22-23 mars 2020, p. 26.

[4] Adresse aux Français, Paris, 16 mars 2020, www.elysee.fr .

[5] Michel Foucher, Le retour des frontières, CNRS éditions, 2016.

[6] Questions internationales, « Le réveil des frontières », n° double, 78-79, mai-août 2016.

[7] Dominique Eddé, précitée.

[8] Vincent Trémolet de Villiers (propos recueillis par), Sylvain Tesson : « Que ferons-nous de cette épreuve ? », Le Figaro, 20 mars 2020, p. 24.

[9] Sylvain Tesson, précité.

[10] Maxime Tandonnet, Le coronavirus, ou l’imprévu en histoire, Le Figaro, 14-15 mars 2020, p. 20.

[11] Nassim Nicholas Taleb, Le Cygne noir. La puissance de l’imprévisibilité, Les Belles Lettres, 2011.