La puissance américaine
Les Etats-Unis deux ans après
Ou les Etats-Unis face au défi du 11 septembre deux ans après. Jamais en effet depuis Pearl Harbour un défi aussi direct n’avait été lancé à la puissance américaine. Il est plus direct encore, puisqu’il atteint cette puissance en son cœur même. Il est aussi plus insaisissable, puisque l’adversaire, invisible, se dérobe aux coups. La confrontation Est-Ouest avait également un caractère diffus, elle représentait l’affrontement entre deux conceptions du monde autant qu’une rivalité de puissances. Mais elle s’inscrivait clairement dans un cadre interétatique, et n’a jamais débouché sur un affrontement armé entre les protagonistes principaux. Deux ans après, on peut constater que le défi du 11 septembre a été relevé, mais que la menace n’a pas été éliminée. Elle s’est en partie résorbée, mais en partie seulement. Elle s’est aussi démultipliée, diversifiée, déplacée. Les réactions américaines éclairent l’état et l’orientation de la puissance des Etats-Unis, en elle-même et face au monde extérieur – car elle donne parfois le sentiment d’être davantage face au monde que dans le monde.
Le présent dossier montre, à l’évidence, les Etats-Unis plus que jamais au centre des relations internationales. Il les montre également animés par l’ambition de les dominer, et de les dominer seuls. Au-delà même de la lutte contre l’« hyperterrorisme », ne s’agit-il pas de mettre à profit la circonstance pour affirmer encore davantage, et pour pérenniser, la suprématie américaine ? On a parfois soupçonné les Etats-Unis, après 1945, d’avoir provoqué la guerre froide pour maintenir leur engagement international, et d’utiliser la rivalité avec l’Union soviétique pour accroître leur puissance. La thèse était alors contestable. Elle est plus vraisemblable dans le contexte actuel. Au-delà des impératifs de leur sécurité, internationale et interne, les Etats-Unis entreprennent de consolider et de développer leur hégémonie. Y concourir, s’y plier ou s’exposer aux redoutables conséquences d’une opposition, telles sont les options qui sont ouvertes au monde extérieur. Ainsi la puissance américaine est désormais le principal problème de la société internationale – et, au moins aux yeux des Américains, sa solution.
Mais cette puissance, en quoi consiste t-elle ? Elle est d’abord une image, celle que les Etats-Unis se font d’eux-mêmes et qu’ils projettent à l’extérieur : la Bible plus la technologie, comme le communisme se voulait le socialisme plus l’électricité. Elle se fonde ensuite sur un double ressort, la permanence de l’Etat et la dynamique de la société civile. Permanence et puissance de l’Etat : la plus ancienne et la plus stable des constitutions écrites du monde, la liberté individuelle garantie et corrigée par la coercition publique, le droit de porter des armes mais la peine de mort, l’attachement aux procédures juridiques sur le plan interne, mais la latitude d’action la plus grande sur le plan extérieur, la volonté de maintenir une supériorité militaire universelle .. Puissance et dynamique de la société civile : un pays né du vide voici deux siècles à peine, devenu la principale force d’attraction pour des immigrations multiples, les intégrant dans un projet constamment renouvelé par une modernité indéfiniment relancée, un modèle de civilisation par rapport auquel toutes les autres sociétés sont conduites à se définir.
Cet équilibre n’est-il pas en train de se modifier ? Le modèle américain fait l’objet de contestations diverses, étatiques ou altermondialistes, parfois économiques, parfois philosophiques ou culturelles, parfois religieuses, qui ont même dérivé vers une violence organisée. Plus que l’exemplarité, le désir d’imitation d’un way of life tourné vers la liberté, la prospérité, l’épanouissement et le bonheur individuels, assurés par l’expansion de la démocratie, n’est-ce pas désormais la pression de la puissance étatique américaine qui prend le dessus, appuyée sur la coercition diplomatique ou militaire ? Le visage de la puissance américaine, ce sont aussi les prisonniers sans statut de Guantanamo, des opérations de manipulation des opinions publiques sans égal et sans scrupule, la mise à l’écart des institutions et des règles du droit commun des nations, le culte de l’intérêt national sans égards pour les aspirations d’autrui, le recours à la force armée sans souci de la loi internationale, la volonté de disloquer tout regroupement que l’on ne contrôle pas, une sorte d’autisme international qui inspire la crainte plus que l’admiration ou le respect.
Au fond, plus que l’expansion d’une démocratie universelle pacifiée et consensuelle, ce que les Etats-Unis proposent, c’est une sorte de despotisme éclairé à l’échelle planétaire. Le despotisme éclairé, après tout, c’était une variante de la philosophie des Lumières, qui nourrit toujours le projet politique américain. Il n’est pas étonnant qu’il captive les élites du monde entier, qui y voient l’alliance de la raison et de la force, une garantie de progrès dans toutes ses dimensions, scientifiques, économiques, politiques et sociales. Les intellectuels américains et leurs relais européens s’en font volontiers les hérauts. Mais la formule est contradictoire dans les termes : par nature, le despotisme ne peut être éclairé. Il conduit toujours au culte de la force, à la disqualification voire à la diabolisation des adversaires, à la clôture du débat public. Ce n’est pas céder à l’anti-américanisme que de distinguer entre les mérites de la civilisation américaine et les dérives de sa puissance, que de cultiver la liberté et rejeter la domination. Mais ce que montre le présent dossier, c’est que le débat en la matière doit être intériorisé par la société américaine, et qu’il ne pourra en définitive être tranché que par les Etats-Unis eux-mêmes.