Europe/Etats-Unis, le face à face

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NI MARS NI VENUS : ACHILLE OU ULYSSE

Mars et Vénus : voici peu, Robert Kagan, auteur américain proche des néo-conservateurs, caractérisait ainsi les Etats-Unis par opposition à l’Europe. Mars ou l’Amérique, les vertus combattantes, le choix de l’action, le refus de compromettre dans l’adversité, le courage viril. Connaître son ennemi et le combattre, c’est tout un. Vénus ou l’Europe, le sens de la conciliation, la recherche de l’harmonie, le culte des valeurs faibles, l’amour universel. Apaiser l’adversaire, lui tendre un rameau d’olivier, voilà la sagesse. Lui fait écho ce succès récent de librairie, selon lequel les hommes viendraient de Mars et les femmes de Vénus, de sorte que la mésentente entre les sexes serait inévitable.

Au-delà du machisme que véhicule ce type d’images, on peut à l’évidence contester leurs sous entendus négatifs – la naïveté, l’impuissance, voire la lâcheté de l’Europe contrastant avec la force nécessaire, responsable et bienfaisante des Etats-Unis. Si l’on veut à tout prix se fonder sur la mythologie pour distinguer les deux continents, pourquoi ne pas recourir au vieil Homère, à ces deux matrices de la littérature que sont l’Iliade et l’Odyssée ? La colère, la violence et la préférence pour les solutions militaires des Etats-Unis n’évoquent-elles pas le bouillant Achille, tandis que la prudence, la subtilité et la maîtrise du temps de l’Europe ne rappellent-elles pas le rusé Ulysse ?

Il est vrai que chacun agit selon ses moyens. Aux Etats-Unis la supériorité technologique – ou du moins son image – la suprématie militaire, la capacité d’agir seuls, sans avoir à se soucier de délibérations ou de décisions internationales, la volonté de faire prédominer leur intérêt national sur toute autre considération, le dédain des contraintes juridiques extérieures. A l’Europe la pratique du multilatéralisme, le poids dans les organisations internationales, le souci de comprendre les autres, le respect du droit international. Aux Etats-Unis l’unité politique, la cohérence de la direction, le patriotisme et l’homogénéité d’une conscience nationale, la vocation à dominer. A l’Europe, dont tous les Etats ont gagné leurs guerres de sécession et qui semble être devenue une machine à fabriquer de l’impuissance, l’ambiguïté, la perte des identités nationales, l’hésitation sur sa place et son avenir, une culture de la soumission.

On pourrait aussi opposer le modèle romain, celui des Etats-Unis, et le modèle grec, celui de l’Europe. Partie de rien, Rome s’est élevé en quelques siècles à l’Empire universel, et l’Amérique a repris le flambeau. Née divisée, la Grèce n’a pu surmonter sa fragmentation. Son éclat intellectuel n’a pas empêché ses longues batailles intestines de la détruire avant qu’elle ne soit réduite et soumise. Ainsi l’Europe, dont la splendeur – et la fureur – ont conquis le monde, s’est perdue elle-même par d’incessantes guerres, qui ont anéanti sa puissance et détruit les valeurs dont elle se prétendait volontiers porteuse. Dans cette conception cyclique de l’histoire, le destin de l’Europe serait écrit – celui d’un protectorat des Etats-Unis, tandis que ses élites seraient vouées à l’admiration du grand frère. Les plus hardis d’entre eux, nouveaux affranchis, auraient le privilège de connaître et partager ses secrets, puis de s’en faire les interprètes et les relais auprès des populations indigènes. Ne le font-ils pas déjà ?

La réalité est cependant différente. Autant les Etats-Unis sont à beaucoup d’égards le véhicule de la modernité et du progrès, autant, sur le plan politique, ils semblent en voie de régression. Que penser d’institutions données en exemple, mais où la démocratie fonctionne mal, jusqu’à ne pas pouvoir désigner un Président, mais où les principes juridiques les plus élémentaires sont bafoués, mais où l’information est maîtrisée ? Sur le plan international, que penser d’un Etat qui érige le mensonge en méthode de gouvernance, qui est tellement persuadé d’avoir raison qu’il ne se soucie pas de la vérité, qui paraît ne connaître que la guerre comme réponse ? N’est-ce pas un retour aux errements anciens, à la colère d’Achille, une certaine forme de banalisation de la puissance américaine, qui évoque les fautes et les crimes de l’Europe du passé, de Napoléon à Guillaume II ?

Par contraste, l’Europe semble avoir appris et compris les leçons de l’histoire. La construction européenne est la seule innovation politique importante depuis plus d’un demi-siècle et son succès ne s’est pas démenti. Elle connaît une capacité d’agglomération sans égale. Elle a su définir des méthodes de regroupement pacifiques et démocratiques, prudentes et progressives. Elle a échappé au destin funeste du modèle grec, en cherchant obstinément un nouveau modèle d’organisation, qui, entre autres, surmonte l’ancienne opposition entre le national et l’international. Voilà la démarche d’Ulysse, qui paraît condamné à l’errance et à la perte de lui-même, mais que ses calculs et ses détours conduisent en définitive au port. Certes, la puissance de l’Europe est invisible, et à elle-même plus qu’aux autres. Mais, pour être asymétrique, elle n’est guère inférieure en définitive à celle des Etats-Unis. Elle inspire en particulier aux autres plus de confiance que celle des Etats-Unis, devenus grands exportateurs de méfiance dans les relations internationales.

Achille et Ulysse ne sont pas nécessairement adversaires, ils ont même été alliés. Leurs stratégies sont sans doute plus complémentaires que contradictoires – à condition qu’ils sachent agir de concert. A l’Europe le rôle de puissance modératrice, aux Etats-Unis la force militaire mise au service du droit. A l’Europe le développement du multilatéralisme, l’Etat de droit répandu par l’exemple et le conseil, aux Etats-Unis les percées unilatérales qui, disciplinées, inspirent les changements nécessaires. Pour l’Europe, la nécessité d’acquérir plus de confiance en elle-même, pour les Etats-Unis l’obligation de prendre davantage conscience de ses limites – et notamment de ne pas oublier qu’Achille périt dans la bataille, cependant qu’Ulysse survit – et revient.