ISTANBUL, CONSTANTINOPLE
Bien au-delà de l’adhésion d’un nouveau membre, l’appartenance ou non de la Turquie à l’Union provoque un débat sur la nature de la construction européenne. Jusqu’à maintenant, l’élargissement a reposé, non sur une logique d’agglomération, mais sur une logique de conversion. On a demandé aux futurs membres autre chose que la contiguïté géographique ou l’histoire commune, mais une solidarité de valeurs, d’institutions, de projets. Il est vrai que cette logique de la conversion a laissé passer jusqu’à présent des partenaires dont l’orthodoxie européenne laissait à désirer : chacun identifiera ses hérétiques, si tous reconnaîtront le Royaume-Uni. Ces hérésies sont toutefois subjectives, elles tiennent à l’opposition des conceptions de l’Europe, tandis que la Turquie soulève pour beaucoup un défi objectif, tenant à de multiples différences visibles et à leurs yeux insurmontables.
Dès lors c’est l’identité européenne qui est en question. On peut certes observer que l’Europe est un projet et non un passé, que sa dynamique se nourrit du dépassement des antagonismes anciens, qu’elle se définit par son avenir et non par ses racines. Après tout, elle repose sur la réconciliation franco-allemande. Pourquoi ne pourrait-on pas renouveler et réussir avec la Turquie ce qui a été le miracle des relations internationales depuis 1945 ? Récuser un nouveau membre parce qu’il serait différent, n’est-ce pas la négation même de ce qu’est la construction européenne ? N’est-ce pas manquer de conviction dans la capacité intégratrice de l’Union, qui ne s’est pas démentie jusqu’à présent ? L’Union métamorphose les différences, elle ne regroupe pas les similitudes.
Sans doute, mais quelle conversion, quelle métamorphose ? Les choses étaient certes plus claires à six qu’à neuf ou à douze, et à quinze plus qu’à vingt-cinq. La dilatation de l’espace contient déjà un risque de dilution du projet. Avec la Turquie, ne se dirige t-on pas vers sa rupture ? Encore faut-il s’entendre sur le projet lui-même. De façon négative, il est clair que, même s’il a bénéficié de la guerre froide, il n’a pas reposé sur la peur : pour y parer, l’OTAN suffisait. De façon positive, l’alternative Europe espace et Europe puissance est bien connue. Il faut lui ajouter deux autres dimensions, qui avec les précédentes forment comme les quatre côtés, ou points cardinaux du processus : l’Europe principe et l’Europe concept. La Turquie peut-elle s’inscrire dans ce carré magique ? Pour le savoir, il est d’abord nécessaire de le connaître.
L’Europe espace n’est pas tant une essence géographique qu’une dynamique d’élargissement, qui repose sur le succès des étapes précédentes. A s’en tenir là, le sens de la construction européenne risque fort de n’être qu’économique. Elle change au surplus de contenu par rapport à ses origines, puisqu’il s’agit désormais de favoriser le développement de pays pauvres, au lieu de reconstruire des économies dévastées par la guerre. La question des frontières ultimes est alors plus idéologique ou culturelle que géographique, dès lors que l’on n’a pas opposé la Nature à Chypre ou à Malte. L’Europe puissance est affectée de la même ambiguïté : s’il s’agit de Soft Power, elle existe déjà à beaucoup d’égards. S’il s’agit de Hard Power, ou capacité coercitive, de décision et d’action militaires, de maîtrise de sa propre sécurité, on observera que la Turquie ne saurait l’entraver, puisqu’elle dispose d’une armée puissante et qu’elle à su démontrer son autonomie lors du récent conflit en Iraq.
Restent les deux autres côtés. L’Europe principe, ou les valeurs de l’Union, c’est au fond l’apport du Conseil de l’Europe et de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme. Or la Turquie est membre de l’un et partie à l’autre. Elle a certes un effort considérable à fournir encore pour intérioriser, assimiler, en quelque sorte nationaliser ces droits et libertés qui représentent l’essence de la philosophie politique commune aux membres de l’Union. Elle n’est pas la seule, elle n’est pas non plus la seule à venir de loin. Pourquoi ne réussirait-elle pas ce que l’Espagne post-franquiste, le Portugal post-salazariste, les ex-démocraties populaires ont entrepris avec une étonnante rapidité ? Là encore, il s’est agi pour eux d’une conversion aboutie. Mais le terme de conversion évoque la religion .. et c’est sans doute là le fond du problème, le procès de principe et d’intention, dont il faut bien dire qu’il échappe à une analyse rationnelle.
On est ainsi renvoyés à l’Europe concept. Elle ne saurait se confondre avec le traité portant constitution de l’Europe ou s’y réduire. A cet égard, l’Euro est sans doute plus significatif et davantage porteur d’avenir. Le traité, on le sait, n’est pour l’essentiel qu’une compilation des textes précédents, il ne comporte ni percée fondamentale ni objectif défini. L’Europe concept reste largement béante, et c’est cette béance même qui nourrit les craintes et les refus des adversaires de l’adhésion turque. Le poids considérable du pays, sa dynamique démographique, ses pesanteurs religieuses en feraient un saut dans l’inconnu, une fuite en avant, la greffe dangereuse d’une société qui reste dominée par l’Islam dans une Europe marquée par l’héritage gréco-latin, puis judéo-chrétien.
Sans doute, dans le choix pour l’adhésion, y a t-il un pari, pari sur la capacité de l’Union, sur sa solidité, sur son modèle. S’ils divergent sur le choix, adversaires comme partisans pourraient cependant se retrouver sur les termes. La question de la Turquie soulève à la fois la question des frontières, celle de la puissance, celle des valeurs et celle du projet. Il est en toute hypothèse conforme aux principes et au génie de l’Union que ce débat soit tranché de façon démocratique, après un débat public aussi complet et ouvert que possible, et le présent dossier s’inscrit dans cette perspective. Quant à son issue, sans doute lointaine, on pourrait se référer au Balzac de Ferragus, dans L’Histoire des Treize – et non vingt-cinq : « Le traité du non et du oui n’est-il pas une des plus belles œuvres diplomatiques, philosophiques, logographiques et morales qui nous restent à faire ? ».