PENDANT LA RECONSTRUCTION, LA GUERRE CONTINUE
L’affaire iraquienne ne fait plus depuis de nombreux mois les grands titres de la presse internationale. Elle est progressivement passée au second plan, gagnant selon les cas la rubrique des faits divers – lorsque des attentats particulièrement meurtriers atteignent un seuil de visibilité internationale – ou celle des informations politiques générales – quand des événements politiques a priori favorables sont à signaler, tels qu’accords entre forces politiques, élections, adoption d’un projet de constitution, référendum constituant … De telle sorte que l’on peut hésiter entre deux visions opposées. Ou bien l’échec de l’intervention américano-britannique – car les autres intervenants tendent à se fondre dans le brouillard – est attesté, et la situation sur le terrain ne peut que s’aggraver, conduisant à une insécurité endémique, à des impasses politiques insurmontables, à la stagnation économique et à une sorte de décomposition sociale. Ou bien, en dépit des attentats, le processus de reconstruction de l’Etat iraquien se poursuit, de façon certes lente mais obstinée, et la paix est en marche. Il est vrai que, même aux Etats-Unis, ceux qui adhèrent à cette vision optimiste sont de moins en moins nombreux, et que l’on préfère parler d’autre chose, gagné par une sorte d’ « Iraq fatigue ».
Quelle que soit l’évolution de cette crise rampante, les dégâts entraînés par l’intervention militaire de 2003 sont patents et multiples. Il se déploient sur plusieurs registres, ou à plusieurs échelles : l’Iraq lui-même, les voisins et la région, les relations transatlantiques, et de façon plus diffuse le climat général des relations internationales. Pour ce qui est de l’Iraq, on peut certes se féliciter de la disparition d’un régime tyrannique et meurtrier, mais le coût est très élevé – pertes humaines, en large partie iraquiennes et civiles ; partage latent du pays entre communautés confessionnelles ou ethniques ; guérilla irréductible et sanglante qui laisse les forces américaines dans une sorte de marasme stratégique ; signes d’une corruption massive qui affecte une injection de crédits sans contrôle ; résultats imperceptibles de la formation des nouvelles forces de sécurité iraquiennes ; démoralisation d’une population laissée sans perspectives. La guerre civile, parfois annoncée et redoutée, ne s’est certes pas déclenchée, mais son ombre pèse sur le pays, comme si les groupes qui le composent étaient tassés sur eux-mêmes en attendant de régler leurs comptes.
Pour la région, l’idée d’une démocratisation des pays arabo – musulmans à partir de l’exemple vertueux que constituerait un Iraq régénéré et pacifié – si tant est qu’elle ait été autre chose qu’une propagande bas de gamme – a fait long feu. Les néo-conservateurs qui, à Washington, s’en étaient fait les apôtres, ont discrètement quitté les allées du pouvoir. On n’enracine certes pas une démocratie à coups de canon, par l’occupation étrangère ou par la menace. Quant aux armes de destruction massive, dont tout indique qu’elles n’ont constitué qu’un prétexte pour une intervention planifiée bien à l’avance, elles sont demeurées introuvables en Iraq, mais demain on pourrait fort bien y être confrontés en Iran – alors même que les déboires de l’action militaire en Iraq laissent les Etats-Unis hors d’état d’exercer une pression efficace contre un proliférateur virtuel de plus en plus intransigeant. Quant à la menace terroriste, soit qu’elle provienne de la région, soit qu’elle l’affecte, il ne semble pas que la présence militaire américaine l’ait éradiquée ni même réduite, si elle ne l’a pas encore accentuée. Il est au surplus douteux que cette présence ait influé sur le règlement du problème israélo-palestinien. Bref, ni la situation politique ni la sécurité de la région n’ont été améliorées. A long terme et sur tous ces plans, les perspectives ouvertes par une éventuelle entrée de la Turquie dans l’Union européenne sont plus prometteuses.
Dans l’immédiat, inutile de souligner à quel point la relation transatlantique a été mise à mal par l’action militaire de la coalition. Jamais sans doute n’avait on assisté à une division aussi forte entre pays se référant aux mêmes valeurs et appartenant à une même alliance, qui ont été conduits à s’affronter publiquement au Conseil de sécurité. Il est vrai que depuis lors les tensions se sont apaisées, que personne ne souhaite les accentuer et que les opposants à l’intervention ont adopté une ligne basse. La crainte d’un échec américain, dont tous auraient à souffrir, s’est substituée à la désapprobation initiale. Cette politique de discrétion est toutefois ambiguë. Elle ne signifie pas nécessairement un rapprochement de fond. Elle signifie plus vraisemblablement que les opposants estiment que point n’est besoin d’en rajouter, et que les faits parleront d’eux-mêmes. Aux Etats-Unis de sortir des difficultés, ou des impasses, dans lesquelles ils se sont eux-mêmes engagés. Etre aux côtés des Etats-Unis pour tout ce qui peut réussir, ne pas être impliqué dans tout ce qui peut échouer : telle semble être la position implicite de ceux qui pensent qu’un échec global est inévitable, et que le mieux est d’être en mesure d’en atténuer la portée et les conséquences.
De façon plus générale, l’intervention en Iraq a bien davantage changé le climat des relations internationales que ne l’avait fait le 11 Septembre. Les attentats contre les Etats-Unis avaient alors suscité vers eux un mouvement universel de sympathie et de solidarité, amplifiant une image déjà très positive depuis la fin de la division Est-Ouest. L’action contre l’Afghanistan a été généralement approuvée, même par ceux qui n’y participaient pas. C’est l’affaire iraquienne qui a développé un climat caractérisé par un mélange de crainte et de méfiance dans les relations internationales, largement isolé les Etats-Unis, séparé les opinions publiques des gouvernements qui ont soutenu l’intervention, souligné la faiblesse des instruments de lutte contre la prolifération des armes nucléaires, semé le doute sur l’efficacité des institutions multilatérales de sécurité. Au fond, l’unilatéralisme américain laisse les Etats-Unis face à eux-mêmes. Ils ont seuls la clef de la solution de la question iraquienne, et leurs dirigeants ne la trouveront que lorsqu’ils accepteront de la considérer en face plutôt que de détourner vainement le regard.