Sécurité collective

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– « Sécurité collective », in Th. de MONTBRIAL et J. KLEIN, Dictionnaire de stratégie, PUF, 2000, p. 305 – 309. ———– – Texte intégral I – Pratique évolutive, concept flexible
II – Le cadre des nations unies
III-L’avenir de la securite collective La sécurité collective est un système de sécurité parmi d’autres, comme le principe de l’équilibre ou la dissuasion nucléaire. Comme tout système de sécurité, elle est dominée par des considérations politiques. En première analyse, elle repose sur la perception d’une indivisibilité et d’une solidarité de la paix entre Etats. Tous doivent être concernés par les problèmes de sécurité de chacun, paix internationale et sécurité des Etats étant intimement liés. Cela implique un mécanisme de garanties internationales, dans l’intérêt commun, pour maintenir et au besoin pour rétablir la paix entre eux. Cette idée ancienne a pris un essor particulier au XXe siècle, en liaison avec les organisations à vocation universelle – SdN, ONU – dont la sécurité internationale a été le principe fondateur et est demeurée une préoccupation majeure. Lorsque l’on cherche toutefois à construire la sécurité collective comme système, ensemble articulé de normes, d’institutions et de mécanismes, les difficultés commencent. On en mesure déjà les limites extérieures: elle ne s’attache qu’à la sécurité interétatique ; elle ne concerne que la paix et la sécurité internationales, ce qui signifie qu’elle ignore de multiples formes de violence dont l’effet international n’est qu’indirect, même s’il peut être déstabilisateur ; elle se polarise sur les aspects militaires de la sécurité, la protection des Etats contre l’agression armée, ce qui la conduit à négliger l’origine profonde des guerres, voire à minorer la dimension préventive du maintien de la paix. Ce sont là des limites extérieures, des présupposés qui délimitent ses conditions de validité et d’efficacité. Considérée en elle-même au surplus, la sécurité collective comme système organisé soulève de nombreux problèmes. Ils touchent à sa définition, à ses fondements précis. Il est vrai que la Charte de l’ONU, dont elle est la référence implicite, permet de les surmonter en partie, puisqu’elle en présente la construction positive contemporaine, offrant un cadre concret pour son analyse et son évaluation. Tentative ou entreprise de construction seraient au demeurant plus exacts. Nombreux sont ceux qui considèrent qu’elle est marquée par l’échec, par l’incapacité de préserver ou de rétablir la paix internationale. Il est clair que la pratique de la sécurité collective dans le cadre des Nations Unies a connu nombre de vicissitudes, qui ont plutôt entraîné son adaptation à la baisse. On peut dès lors s’interroger sur son avenir, soit dans le cadre de l’Organisation, soit dans un cadre renouvelé, élargi ou diversifié.

PRATIQUE EVOLUTIVE, CONCEPT FLEXIBLE

Flexible du fait des incertitudes de sa définition, surtout dès lors qu’on l’envisage non comme une pure théorie, mais comme un ensemble de principes, de moyens et de pratiques correspondants. Deux raisons convergentes expliquent les flottements à son propos : d’un côté, la sécurité collective a connu une évolution historique -encore ?- inaboutie ; de l’autre, son principe même repose sur un compromis. Les étapes d’une construction inachevée Sa mise en œuvre ne s’est réalisée que de façon progressive et incomplète, son développement par étapes constitue une histoire fragmentaire. Trois étapes principales jalonnent cette évolution. Elles marquent un progrès sensible, aux résultats cependant incomplets. – La première étape est celle de l’alliance interétatique classique. Avec l’alliance, plusieurs Etats se groupent afin de globaliser la réponse qu’ils apportent à leur besoin de sécurité. Une réponse collective est apportée à des problèmes initialement individuels. L’ensemble, et chacun, en retirent un surcroît de puissance face à l’extérieur afin d’être protégés contre d’éventuelles agressions. C’est là une embryon de sécurité collective, mais on est encore loin du compte. On est peut-être même à l’opposé des objectifs et des principes de la sécurité collective contemporaine. Ce qui est en effet recherché, c’est une défense collective davantage que la sécurité collective. Outre que la solidarité de toute alliance est aléatoire, les membres ne projettent pas leur surcroît de sécurité à l’extérieur. Tout au contraire, l’alliance peut être perçue par les tiers comme une menace contre leur propre sécurité, puisqu’elle entraîne au profit de ses membres un accroissement de puissance. Loin alors de jouer un rôle dissuasif ou préventif, l’alliance contribue à la perception de nouvelles menaces par les tiers. S’ils créent alors une contre-alliance, on risque de globaliser tensions, crises et conflits davantage que de concourir à la sécurité globale. Le poids d’une telle dérive dans le processus qui a conduit à la première guerre mondiale est bien connu. – La deuxième étape est celle du Pacte de la Société des Nations (SdN), après la première guerre mondiale. Elle représente un saut qualitatif décisif. L’alliance est en effet cette fois à vocation universelle, personne n’en est a priori exclu, de sorte que l’effet de sécurité qui en résulte se développe à l’intérieur d’un espace sans limites. On n’est plus dans une logique de défense contre l’extérieur, mais de garantie mutuelle de sécurité, en principe égale pour tous. Chacun s’engage à ne pas attaquer les autres, à leur venir en aide s’ils sont attaqués, et bénéficie des mêmes garanties. Les effets préventifs d’une telle alliance devraient l’emporter, aucun Etat n’ayant rien à redouter de ses partenaires, et chaque Etat devant être dissuadé de recourir à l’agression par la puissance formidable de tous les Etats virtuellement ligués contre lui s’il manquait au Pacte. La prédominance de cette dimension préventive est bien exprimée par le triptyque «arbitrage – sécurité – désarmement », qui accompagne la rhétorique de la SdN des premières années. L’accent est davantage mis sur les méthodes préventives, diplomatiques, juridiques, politiques, que sur les moyens de réaction coercitifs ou militaires. Il est vrai que la réalisation n’a pas répondu à ces espérances. Dès l’origine, les thèses du Président Wilson et celles de la France reposaient sur des préoccupations différentes. Là où Wilson voulait considérer un système mondial pacifié, reposant sur une sécurité égale pour tous et des valeurs communes, la France était surtout anxieuse de résoudre son problème particulier de sécurité face à l’Allemagne, dont elle redoutait le militarisme et l’esprit de revanche. Le compromis qui en est résulté était d’autant moins satisfaisant que les Etats-Unis n’en ont pas assumé la responsabilité, le Congrès ayant refusé la ratification du Traité de Versailles et le Pacte de la SdN qui en était une des composantes. Ainsi incorporée au Traité de Versailles, la SdN devenait au surplus la garantie d’un instrument dirigé contre l’Allemagne. Ces garanties étaient en droit peu développées et fragiles. On a beaucoup incriminé les faiblesses du Pacte : subsistance d’hypothèse de guerres licites, et donc limites normatives, auxquelles le Pacte Briand-Kellogg (1928) interdisant la guerre comme moyen de politique nationale n’apporte qu’une correction incomplète et tardive ; faiblesse des réactions que le Conseil de la SdN peut recommander en cas de manquement au Pacte. En réalité, celui-ci aurait parfaitement pu fonctionner pourvu que les deux Etats qui en étaient les principaux bénéficiaires et donc les principaux garants, la France et le Royaume-Uni, se soient entendus pour le faire respecter. Mais chacun d’eux a repris une politique d’intérêt national individuel. Le Royaume-Uni tout particulièrement est revenu à sa politique traditionnelle d’équilibre européen qui, dans le contexte de l’époque, a objectivement favorisé le redressement de l’Allemagne. Equilibre et sécurité collective étaient difficilement compatibles, et le résultat a été l’impuissance de la SdN face aux conflits de l’entre-deux guerres et aux politiques agressives du Japon (Mandchourie), de l’Italie (Ethiopie) et de l’Allemagne. La SdN, de plus en plus abandonnée par ses membres, avait politiquement disparu au moment de la montée de l’entreprise de conquête et de domination de l’Allemagne nazie, qui au demeurant avait quitté l’organisation. Avant même l’éclatement de la seconde guerre mondiale, l’échec de la sécurité collective modèle SdN était scellé. – Durant la seconde guerre mondiale, les Alliés se préoccupent de l’organisation de la paix future. La sécurité collective n’est pas abandonnée, elle est au contraire reprise et perfectionnée. Si l’expression n’est pas employée par la Charte des Nations Unies, elle est bien l’inspiration du système. Roosevelt, Churchill puis Staline retiennent l’idée d’une organisation universelle de la sécurité qui pérenniserait l’esprit de la grande Alliance. L’accent est mis sur les moyens coercitifs, y compris militaires, permettant de dissuader ou de réprimer les agressions, avec l’institution, la composition et les pouvoirs du Conseil de sécurité. Les moyens préventifs ne sont pas oubliés, mais l’équilibre a été déplacé au profit d’un organe international puissant, gardien de la paix en théorie bien outillé. On peut y voir une réponse tardive et dès lors anachronique à la politique des dictatures des années trente, prolongée par les dispositions de la Charte qui visent les anciens Etats ennemis. En dépit toutefois de cette présence du passé, la Charte est indépendante de tout traité de paix. L’ONU apparaît rapidement tournée vers l’avenir, beaucoup moins liée que la SdN à l’héritage d’une situation belliqueuse, ce qui facilite son universalisation et son adaptation à un contexte politique particulièrement mouvant. La sécurité collective se confond dès lors avec les principes, organes et mécanismes de l’ONU. Un système hybride Les flottements et désaccords sur la définition de la sécurité collective s’expliquent également par l’ambiguïté intrinsèque de sa construction. Elle emprunte d’un côté certains traits à l’esprit d’un super-Etat, et de l’autre reste enracinée dans une société composée d’Etats souverains. D’où une contradiction virtuelle, mais aussi une limitation essentielle et des variantes possibles suivant que l’on met l’accent sur l’un ou l’autre aspect. – Du superétatisme, du dépassement de la souveraineté des Etats, la sécurité collective retient la limitation radicale du recours à la force par les Etats, et sa soumission à des justifications d’intérêt collectif, comme le rappelle le Préambule de la Charte. Elle implique également l’existence d’un organe international en charge du maintien et du rétablissement de la paix, pouvant imposer au besoin par la force ses décisions aux Etats récalcitrants. – De l’interétatisme, du maintien de la souveraineté des Etats – et l’ONU est ainsi fondée sur «l’égalité souveraine de tous ses membres »(art. 2 § 1) – elle retient le droit pour chaque Etat de maîtriser sa propre sécurité et ainsi de s’armer comme il lui paraît utile, sans qu’aucune limitation spécifique ne lui soit imposée par la Charte ; le désarmement n’est donc pas une composante nécessaire du système. Elle préserve en conséquence le droit de se défendre en cas d’agression armée, la légitime défense étant aux termes de l’art. 51 un «droit naturel », ou un «inherent right » ; ce droit est individuel ou collectif, ce qui justifie les alliances ou pactes de légitime défense collective. La sécurité collective repose donc sur un compromis entre des aspirations contradictoires, compromis qui risque fort de devenir bancal ou instable. On pourrait ajouter que, tout en proclamant le droit à une sécurité égale pour tous, elle ne peut fonctionner qu’en reconnaissant la responsabilité particulière des Etats les plus puissants, les mieux à même d’agir pour rétablir si nécessaire la paix. A certains égards elle prend donc le caractère d’une hégémonie collective – mais c’est déjà aborder le cadre précis des Nations Unies.

LE CADRE DES NATIONS UNIES

Paix et sécurité sont au centre de la Charte des Nations Unies, et le Conseil de sécurité est au cœur de son architecture institutionnelle. La Charte est un traité international, instrument juridique devenu quasi-universel, et le Conseil un organe politique. La construction de la sécurité collective est donc politico-juridique. Cette construction soulève en elle-même certaines difficultés. Elles ont été révélées ou aggravées par la pratique mais résultent de sa conception même. La sécurité collective ne peut ainsi être considérée comme stabilisée dans le cadre de l’ONU, qui constitue cependant son fondement le plus solide. Tout au contraire elle a subi des adaptations, le plus souvent à la baisse. Construction politico-juridique Elle se situe sur deux plans. D’abord un ensemble normatif qui concerne avant tout les Etats et relève de leurs engagements juridiques. Ce sont des mécanismes fondamentalement préventifs qui constituent le socle de la sécurité collective. Ensuite un organe international, appartenant aux Nations Unies mais composé d’Etats membres. Il n’est pas exactement chargé de faire respecter la Charte, mais plus largement et plus vaguement de maintenir la paix et la sécurité internationale. Son rôle est non seulement dissuasif mais surtout correctif et coercitif. – La réglementation du recours à la force résulte de la combinaison de plusieurs dispositions de la Charte, pour l’ essentiel les art. 2 § 3, 2 § 4 et 51. L’art. 2 § 3 comporte l’obligation de régler pacifiquement les différends interétatiques, afin qu’ils ne portent pas atteinte à la paix. L’art. 2 § 4, le plus important, a un caractère prohibitif : «Les Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou contre l’indépendance politique de tout Etat, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies ». En dépit du caractère extensif des prohibitions, il s’agit d’une réglementation davantage que d’une interdiction complète ou de principe. L’art. 2 § 4 distingue deux hypothèses particulières et une hypothèse générale. Subsistent donc des hypothèses de recours licite à la force suivant la Charte. En laissant de côté l’hypothèse controversée de l’intervention d’humanité, destinée à faire cesser des atteintes massives au droit humanitaire, on peut mentionner le soutien apporté à l’action du Conseil de sécurité, à sa demande et sur la base de ses résolutions, et la légitime défense, qui est spécialement prévue à l’art. 51. Cette dernière règle est particulièrement ambiguë. Certains veulent y voir une contradiction interne de la Charte, puisqu’elle rétablirait sur cette base un droit de recourir à la force qui serait contraire à ses principes. D’autres y voient une simple exception à un principe d’interdiction, d’autant plus que la légitime défense, individuelle ou collective, c’est à dire de soi-même ou d’autrui, est encadrée par la Charte et en théorie provisoire. Elle est destinée à éviter qu’une agression puisse prospérer alors que le Conseil n’a pas encore pris les mesures adéquates pour y faire face. On peut logiquement y voir aussi non pas une exception mais une conséquence de l’interdiction du recours à la force : c’est dans la mesure où l’emploi de la force est interdit qu’il est légitime de se défendre. La légitime défense devient donc une technique de la sécurité collective, dès lors qu’elle s’exerce sous contrôle du Conseil. Il est cependant exact que ce droit de légitime défense est reconnu par l’art. 51 lui même comme extérieur, voire supérieur à la Charte («Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense… »). Le problème ne peut se poser en pratique que dans la mesure où le Conseil de sécurité, véritable âme de la sécurité collective suivant la Charte, serait hors d’état d’exercer ses responsabilités. – Le Conseil de sécurité est l’organe le plus puissant des Nations Unies. Ses compétences et ses pouvoirs en font la clef de voûte du mécanisme de sécurité collective, et sa composition est conçue pour lui donner le maximum d’efficacité. Ses compétences sont en principe limitées au domaine de la paix et de la sécurité, mais il les interprète librement de sorte qu’il peut leur donner l’extension et la consistance qui lui convient. Ses pouvoirs sont très importants, notamment dans le cadre du Chap. VII de la Charte, puisqu’il peut à sa guise recommander ou ordonner aux Etats membres des mesures de divers types : interruption des relations diplomatiques, embargo, blocus, action militaire coercitive contre les Etats qui ne respecteraient pas ses décisions. A cette fin, il est prévu (art. 45) que les Membres mettent à sa disposition les contingents armés nécessaires. Les pouvoirs de cette autorité de police internationale ne sont limités que d’une seule manière : les mesures qu’il adopte, répondant à une situation exceptionnelle, ont pour but de la faire cesser et d’assurer un retour à la normale, ou à la régularité ; elles sont donc par nature transitoires ou provisoires, destinées à prendre fin avec la situation à laquelle elles ont pour objet de remédier. Le Conseil ne dispose donc pas d’un pouvoir normatif, mais peut simplement adopter des mesures dérogatoires. Il est vrai qu’il reste seul juge de leur durée. Sa composition devrait permettre l’exercice effectif de ses attributions. Il comprend quinze membres, cinq permanents et dix non permanents (après un amendement de 1965 qui a accru ce nombre de six à dix). Ces derniers sont élus pour deux ans par l’Assemblée générale suivant une logique de représentativité qui tient compte d’une répartition entre les groupes géopolitiques. Les premiers sont nommément désignés dans la Charte (art. 23 § 3). Ce sont la Chine (Communiste depuis 1971), la France, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’URSS (la Russie depuis 1992). Ce choix résulte des circonstances de la création de l’ONU, les vainqueurs de la Deuxième guerre mondiale s’étant réservée une position dominante correspondant à leur puissance et à la nécessité de leur entente pour que le Conseil puisse fonctionner. C’est une logique d’efficacité, puisque sans le concours de ces Etats le Conseil risquerait fort de rester impuissant. Leur position est renforcée par les conditions d’adoption des résolutions, dans la mesure où les membres permanents disposent d’un droit de veto pour les questions de fond. Sont ainsi rassemblées les conditions d’efficacité préventives et correctrices que doit cumuler tout système de sécurité. Sur la base des engagements des Etats, un organe international dispose de pouvoirs qui peuvent s’exercer à cette double fin. Leur seule existence devrait être dissuasive, mais toute atteinte à la sécurité internationale quelle qu’en soit l’origine devrait entraîner une réaction collective appropriée. Difficultés Elles sont constitutives, parce que la pratique les a révélées mais pas créées. Elles sont les infirmités initiales du système. Elles résultent de cette donnée fondamentale : le Conseil est un organe interétatique et par là-même un organe politique, dont le fonctionnement repose sur la convergence des intérêts et des positions des Etats, essentiellement des membres permanents. Cette aporie majeure – comment passer de l’interétatique, compromis entre volontés individuelles, à l’international, transcendance des intérêts collectifs – se dédouble. D’un côté, la Charte est un instrument juridique, fondé sur les engagements et les obligations juridiques des Etats. Comment articuler les rapports entre le juridique et le politique ? D’un autre côté, le Conseil doit pouvoir conduire une action militaire coercitive, impliquant l’usage international de la force armée. Or il ne dispose pas d’une armée qui lui soit propre, ce droit restant réservé aux Etats membres. Comment dès lors peut-il non seulement décider mais encore conduire de telles actions qui seraient autre chose et plus que ce que consentent à entreprendre les Etats membres dans leur propre intérêt ? – L’articulation entre le politique et le juridique dans le fonctionnement du Conseil soulève plusieurs types de problèmes, dont certains ont dominé voire paralysé son fonctionnement. Tout d’abord, la mission générale du Conseil consiste à maintenir la paix et la sécurité internationales, et non pas à faire respecter la Charte, ni a fortiori le droit international. Cela signifie qu’il n’est pas tenu de réagir contre les violations de la Charte, y compris celles de l’art. 2 § 4, mais simplement de prévenir ou de réprimer ce qui lui apparaît comme des atteintes à l’ordre public international. Son appréciation est à cet égard discrétionnaire et donc politique. Il peut qualifier d’atteinte à la paix des troubles internes, et refuser de considérer comme telle un conflit international qui reste à ses yeux mineur ou local. Il peut se porter garant du respect d’un traité extérieur à la Charte, s’il estime que la paix l’exige, mais peut également ignorer des actions militaires étatiques en territoire étranger. Il est vrai que cette liberté d’appréciation est souvent une fausse liberté, parce qu’elle résulte de l’incapacité du Conseil à se prononcer en raison du veto de certains membres permanents. Ensuite et corrélativement, l’action comme l’inaction du Conseil échappent à tout contrôle juridique. On le constate d’une part en ce qui concerne l’adoption de ses résolutions, d’autre part pour ce qui est de leur contenu. L’adoption des résolutions soulève le problème du veto, discrétionnairement exercé par les membres permanents, et dont il est clair qu’il peut paralyser le Conseil dans l’intérêt individuel de ceux qui l’exercent. Il l’a effectivement et durablement paralysé tout au long de l’opposition Est-Ouest. Ces membres sont ainsi virtuellement placés au-dessus de la Charte, et l’appréciation généralement portée sur le veto est négative, tant en termes de légitimité que d’efficacité. On peut cependant défendre une vision positive du veto : il joue le rôle d’un fusible, déconnectant le Conseil et le système de sécurité collective, mais aussi le protégeant en évitant un affrontement direct voire physique entre membres permanents, qui pourrait transformer un conflit local en guerre généralisée. En même temps, il sauvegarde le Conseil pour l’avenir. Son efficacité est substantiellement liée à l’entente politique entre les membres permanents. Quant au contenu des résolutions, il est également libre et n’est pas réellement prédéterminé par les dispositions de la Charte. Le Conseil ne se fonde presque jamais sur un article précis, et s’il mentionne le Chap. VII, c’est pour souligner le caractère obligatoire de ses résolutions. Cela lui donne une grande liberté à la fois dans l’appréciation de l’opportunité des mesures prises et de leur contenu. Il s’est par exemple reconnu le droit d’exiger la comparution d’individus devant des juridictions pénales étrangères (Libye), ou de créer des tribunaux pénaux internationaux (ex-Yougoslavie ; Rwanda), ou encore d’imposer l’élimination complète des armes de destruction massive d’un pays déterminé (Iraq). Son pouvoir est à cet égard indéterminé et souverain, dès lors qu’il est fondé sur le maintien ou le rétablissement de la paix et de la sécurité internationales. Certains critiquent cette latitude, et souhaitent un contrôle juridictionnel des pouvoirs du Conseil. Outre qu’il y aurait là une nouvelle cause de paralysie, un tel contrôle méconnaîtrait la nature politique de ces résolutions et substituerait une autre appréciation politique à celle qui serait éventuellement censurée – ce qui excéderait à l’évidence la mission d’une juridiction internationale. Au fond, le Conseil se contrôle lui-même, c’est même l’une des fonctions du veto, et ce contrôle repose sur une logique de contre-pouvoir qui correspond plus justement à sa nature politique. – L’articulation entre le politique et le militaire est encore plus délicate, sinon impossible dans le cadre des actions coercitives. Le Conseil ne disposant pas d’une armée internationale dépend du concours militaire des Etats membres, et surtout de celui des membres permanents. L’art. 43 prévoit la conclusion d’accords de mise à disposition de leurs forces armées, et l’art. 47 institue un Comité d’état-major, composé des chefs d’état-major des cinq membres permanents, chargé d’assister le Conseil pour toutes les questions militaires. En pratique, les accords prévus n’ont pas été conclus et le Comité d’état-major n’a pas fonctionné. Pouvait-il en être autrement ? Il faudrait beaucoup d’abnégation de la part des Etats membres pour qu’ils transfèrent à un organe international le droit d’utiliser à sa guise leurs forces armées, et, au-delà même de leurs intérêts politiques et de sécurité, un droit de vie et de mort sur leurs soldats. On mesure ces difficultés dans le cadre de la construction européenne, qui repose pourtant sur une solidarité beaucoup plus étroite. Au surplus, peut-on sérieusement croire que les Etats accepteront de soumettre leurs troupes à la direction d’un Comité d’état-major composé de représentants d’Etats qui ne participeraient pas eux-mêmes aux opérations militaires ? En réalité, et à l’exception de certains aspects vivement contestés de l’opération Congo en 1961, les actions militaires entreprises pour le compte ou avec l’aval du Conseil de sécurité l’ont été sous commandement national. Lors de la guerre de Corée (1950-1953), le Conseil a demandé aux Etats-Unis de désigner le commandant en chef, et les Nations Unies n’ont guère fourni que le pavillon. Lors de la guerre du Golfe (1991), le Conseil s’est contenté d’autoriser les Etats membres à utiliser «tous les moyens nécessaires » pour obtenir la libération du Koweit, et l’action de la coalition a été conduite sous pavillons nationaux et sous commandement américain. C’est là une limitation essentielle et non accidentelle du système de sécurité des Nations Unies. Il a en outre connu d’autres adaptations à la baisse qui s’éloignent plus nettement des principes de la sécurité collective. Adaptations à la baisse Sans que l’on sorte formellement du cadre de la Charte, plusieurs évolutions ont conduit à des altérations substantielles du cadre initial. D’importance inégale, elles convergeaient vers une dépossession progressive du Conseil de sécurité, ou plus exactement tiraient les conséquences de son incapacité à agir : le retour au système des alliances d’abord ; la tentative de transférer ses responsabilités à l’Assemblée générale ensuite ; le développement d’actions militaires non coercitives avec les « Opérations du maintien de la paix » enfin. – C’est dès 1949, avec l’entrée dans la guerre froide, que se constitue l’Alliance Atlantique, à l’initiative et sous l’égide des Etats-Unis, afin de solidariser l’Amérique du Nord et la défense de l’Europe occidentale, et au premier chef de l’Allemagne, contre la menace soviétique. Le Pacte Atlantique se fonde sur l’art. 51 de la Charte et sur la légitime défense collective, et donc s’inscrit en théorie dans son contexte. Il n’en reste pas moins que l’on assiste à une régression de la sécurité collective vers la défense collective, régression parachevée en 1955 par le Pacte de Varsovie qui regroupe l’URSS et les démocraties populaires d’Europe centrale, à la suite de l’admission de l’Allemagne occidentale dans l’OTAN. Deux alliances antagonistes sont désormais face à face, et l’on en revient, au moins en Europe, à une logique d’équilibre complétée ou corrigée par la dissuasion nucléaire. Ce n’est qu’après la disparition du Pacte de Varsovie suivie de celle de l’URSS en 1991 que les bases de la sécurité collective sont rétablies. Encore les Nations Unies doivent-elles compter avec l’OTAN, maintenu puis élargi, et l’articulation entre les deux organisations est loin d’être claire. – Une autre altération, interne cette fois aux Nations Unies, vise plutôt à protéger le caractère universel du mécanisme. Lors de la guerre de Corée, face au risque de veto soviétique, les Etats-Unis font voter par l’Assemblée générale la Résolution 377 (V) du 3 novembre 1950 (dite Acheson,du nom de son inspirateur américain). Elle prévoit la possibilité pour l’Assemblée de recommander des actions, y compris militaires, en cas de paralysie du Conseil de sécurité lié à l’usage du veto. Il y a là une atteinte manifeste aux équilibres initiaux de la Charte, même si elle peut être justifiée sur le plan juridique par la flexibilité de la Charte et sur le plan politique par sa conformité aux objectifs de la sécurité collective. Après diverses vicissitudes et une pratique limitée, la résolution Acheson se trouve marginalisée par le souci de tous les membres permanents de ne pas mettre le système aux mains des petites puissances qui contrôlent l’Assemblée, d’autant plus qu’ils n’ont guère les moyens militaires ou financiers d’en assumer les charges. – La troisième évolution, dont les effets concrets – et régressifs – sur le système ont été les plus spectaculaires concerne le développement des Opérations du maintien de la paix, nombreuses et diverses pendant près de quarante ans, du milieu des années cinquante jusqu’au milieu de l’actuelle décennie. L’idée de base, encouragée par le Secrétariat des Nations Unies et longtemps soutenue par les Membres était que, si les actions militaires coercitives étaient rendues impossibles par la division du Conseil de sécurité, il restait possible de conduire des actions limitées, politiquement modératrices et militairement pacifiantes, non coercitives, reposant sur l’accord de toutes les parties intéressées par un conflit ou par sa solution. L’action était plus politique que militaire. Elle supposait que, dans le cadre d’une situation conflictuelle, un cessez-le-feu soit préalablement conclu et que la recherche d’un règlement de fond soit engagée. Dans ce cadre, des contingents symboliques de «Casques bleus » pouvaient être déployés afin de contrôler l’application du cessez-le-feu et, par leur présence, prévenir la reprise des hostilités. Après une longue phase de réussite relative de cette forme dégradée de sécurité collective, tout au moins par rapport aux dispositions de la Charte, l’instrument a été victime de son succès. D’un côté le nombre des opérations s’est accru en même temps qu’elles étaient prolongées à de multiples reprises ; d’un autre leurs objets se sont élargis et diversifiés, allant jusqu’à une sorte de mise sous tutelle provisoire d’un Etat afin de permettre sa reconstruction administrative et politique ; enfin ces opérations ont été entreprises dans un contexte de moins en moins favorable, alors que les cessez-le-feu n’étaient pas conclus ou pas stabilisés, de sorte que des soldats désarmés se retrouvaient sans mandat ou sans moyens au milieu d’un conflit, témoins impuissants ou otages virtuels. Les tentatives visant à durcir ces opérations en recourant au Chap. VII n’ont pu les sauver, faute de pouvoir identifier clairement des adversaires et de réunir les moyens permettant de les réduire. Le télescopage d’une logique non coercitive et d’une logique coercitive improvisée et surajoutée a été fatal à ces opérations, spécialement en ex-Yougoslavie avec la FORPRONU et en Somalie avec l’ONUSOM. Ainsi, au moment où il paraissait possible de rendre leur pleine efficacité aux mécanismes de l’ONU, du fait de leur reviviscence lors de la guerre du Golfe confortée par la disparition de l’opposition Est-Ouest, le système entrait dans une nouvelle crise. Dans ces conditions, et dans le nouveau contexte des relations internationales, on peut se demander si la sécurité collective a encore un avenir.

L’AVENIR DE LA SECURITE COLLECTIVE

Le précédent de la guerre du Golfe démontre que les mécanismes de sécurité collective des Nations Unies peuvent survivre à une longue paralysie. Il démontre également que leur renouveau peut être sans lendemain immédiat. Il démontre enfin que le système ne peut fonctionner que sous forme d’une hégémonie collective, voire individuelle avec les Etats-Unis, hégémonie qu’il contribue à légitimer. En toute hypothèse, aucun projet universel alternatif à la sécurité collective ne paraît se dessiner, et la période est dominée par l’empirisme. Le thème de la mondialisation, quelle que soit sa substance, ne s’applique guère en termes de sécurité internationale, plutôt marquée par la régionalisation des problèmes et des solutions. Deux variantes d’évolution, l’une optimiste, l’autre pessimiste semblent envisageables. – La variante optimiste aboutirait à un élargissement et à un approfondissement de la sécurité collective. D’un côté, avec le thème de la sécurité commune, cher à la social-démocratie d’Europe du Nord, c’est l’enracinement de la paix par l’élimination des racines de la guerre qui serait recherché, dans une logique dont l’Union européenne, mais aussi un OTAN ayant vocation à s’élargir, fournissent des exemples entre leurs membres. D’un autre, le développement de la sécurité coopérative mettrait l’accent sur les techniques de prévention des conflits et de règlement des différends. Le cadre européen serait un terrain d’élection et un exemple pour ces formules, notamment avec l’OSCE. Enfin, un Conseil de sécurité à la composition élargie, doté d’une légitimité comme de capacités nouvelles conserverait ses responsabilités universelles. Il pourrait au surplus disposer d’un outil militaire avec un OTAN prêt à élargir ses hypothèses, ses techniques et ses périmètres d’intervention, devenant ainsi un instrument de sécurité collective et non plus seulement de défense collective. Cette variante irénique résoudrait au passage l’un des problèmes les plus difficiles de la sécurité collective, celui de l’articulation entre le régional et l’universel que la Charte, malgré le Chap. VIII qu’elle lui consacre, n’a pu jusqu’à présent régler. Elle suppose trois conditions essentielles : que l’extension de l’OTAN se fasse sans heurts et sur des bases consensuelles ; que sa capacité à être un bras armé universel soit acceptée par ses membres et par ses partenaires ; que l’augmentation du nombre des membres permanents du Conseil soit possible, et que, si elle se produit, elle n’ajoute pas une source supplémentaire de paralysie à ses mécanismes. Le concours de nouveaux membres ne serait en effet positif que s’il reposait sur une logique d’efficacité du Conseil et non sur la prétention aléatoire d’améliorer sa « représentativité ». Aucune de ces conditions ne paraît remplie à l’heure actuelle. – La variante pessimiste conduirait à un certain effacement des Nations Unies, et à une accentuation des différences régionales en termes de sécurité. A côté de zones à sécurité hautement organisée comme l’Europe, ou stabilisée comme le continent américain, subsisteraient des zones de tensions et de conflits, où ne pourrait régner qu’une paix armée, un équilibre fragilisé par une course aux armements, y compris de destruction massive, comme l’Asie et le Proche et Moyen-Orient, de façon globale ou sous-régionale. Resterait enfin une zone grise, marquée par la faiblesse des Etats, les affrontements ethniques, l’affichage d’un rôle pacificateur des grandes puissances extérieures qui y développeraient en réalité leur compétition. Cette variante prolongerait plutôt les tendances récentes. Mais, si l’avenir dépend du passé, il ne répond pas nécessairement pas au passé.