L’EURO : ORIGINE LOINTAINE, AVENIR OUVERT
Les questions monétaires ont, au moins depuis un siècle, joué un grand rôle dans les relations internationales. Ce rôle a toujours débordé leur dimension technique, économique et financière, qui reste l’apanage des experts. Non que cette dimension soit secondaire : elle est au contraire essentielle. Mais elle comporte des conséquences et des enjeux qui concernent au premier chef la politique, l’économie politique internationale si l’on veut, et même, au-delà, les questions de la paix et de la guerre. L’inflation dramatique qui affecta l’Allemagne de Weimar dans les années vingt du précédent siècle ne compta pas pour rien dans la montée du Nazisme, et le désordre monétaire international qui suivit le krach boursier de 1929 contribua aux tensions qui entraînèrent la Seconde guerre mondiale.
Telle fut du moins l’analyse des vainqueurs de cette guerre, lorsqu’ils s’efforcèrent de reconstruire un ordre international dans ses diverses dimensions, sécuritaire, politique, économique et sociale. Ce sont les Accords de Bretton Woods qui, dès 1944, mirent sur pied un nouveau système monétaire international. Il était fondé sur l’or d’une part, sur le dollar américain d’autre part. Il visait à la stabilité des monnaies ainsi qu’à la convertibilité entre elles. Il se fixait aussi comme objectif de contribuer au plein emploi, trace d’une vision keynésienne qui allait connaître par la suite de nombreuses vicissitudes. Car les Etats-Unis étaient au centre du jeu, et leur monnaie nationale devenait en même temps la monnaie internationale de réserve et d’échange. Ils en ont retiré d’immenses avantages, et surtout le droit de faire ce qui leur convenait sans se préoccuper d’autrui : « Le dollar, notre monnaie, votre problème », était une formule à la mode Outre Atlantique.
Ce sont précisément les Etats-Unis qui ont mis fin unilatéralement au système de Bretton Woods, en supprimant la convertibilité du dollar en or et en laissant flotter son taux de change, voici trente cinq ans. Il en est résulté une nouvelle période de désordre monétaire international, caractérisée par un ralliement forcé à un mécanisme de taux de changes flottants, par des dévaluations compétitives et une forte inflation, dans un contexte de hausses répétées des prix de l’énergie – les « crises pétrolières » de 1973 et de 1979 – et de dévaluations compétitives. Les replâtrages successifs n’ont pas permis de déboucher sur une solution multilatérale concertée. Le ralliement des Etats-Unis au monétarisme dans la décennie quatre vingt a ensuite fait de la monnaie un bien rare, un catalyseur plus qu’un acteur, une contrainte plus qu’un outil, une valeur stable plus qu’un instrument de politique économique. La stabilité monétaire est devenue l’objectif essentiel, et la désinflation le critère d’une monnaie vertueuse.
Il faut avoir ces données déjà lointaines présentes à l’esprit lorsqu’on s’intéresse à l’Euro, à sa raison d’être, à sa genèse, à son développement. Il répond au départ – c’est-à-dire dès les années soixante dix du précédent siècle, car il est le fruit d’une longue gestation – à une triple préoccupation : que les Européens ne soient pas tributaires de la conjoncture du dollar ou de ses manipulations ; qu’ils parviennent à maîtriser leurs propres monnaies, en limitant à la fois l’inflation et les disparités trop fortes entre elles ; qu’ils ne se trouvent pas entraînés mécaniquement dans une zone Mark de fait, compte-tenu de la puissance économique et de la force de la monnaie allemandes. En un mot, un système équilibré à vocation universelle apparaissant hors d’atteinte, il fallait s’efforcer de reconstruire une zone de stabilité monétaire en Europe, qui puisse contribuer en même temps au progrès de la construction communautaire, tout en limitant la dépendance par rapport au dollar.
La réunification allemande, en 1990 – c’est-à-dire un événement pleinement politique – a constitué un tournant décisif. Elle a accéléré le processus, elle en a, davantage encore, changé la nature, puisque l’on a raisonné en termes de monnaie unique, et non plus seulement de convergence monétaire. C’est l’Allemagne qui était cette fois au centre du processus et, en 1992, du Traité de Maastricht : en échange du surcroît de puissance et d’influence attendus de la réunification, on lui demandait de renoncer à sa monnaie nationale, clef de sa réussite économique, tout en s’inspirant de ses principes pour l’institution de la nouvelle monnaie unique. Cela signifiait notamment priorité de la stabilité monétaire – hommage rendu au monétarisme – et indépendance de la Banque Centrale Européenne à l’égard des gouvernements nationaux. La France, notamment, parachevait ainsi sa conversion à une culture de la désinflation.
Toutefois, du fait de la décision, politique, du gouvernement allemand d’échanger le mark est-allemand à égalité avec le mark ouest-allemand, on alourdissait d’un côté le poids économique de la réunification, et d’un autre côté on le diffusait sur l’ensemble de la zone Euro. Même si elle n’est entrée en vigueur qu’en 1999, et sur le plan fiduciaire en 2002, les contraintes de la monnaie unique ont pesé dès le départ sur la croissance économique, et jusqu’à aujourd’hui. Il est sans doute trop tôt pour tenter un bilan complet d’une entreprise unique dans l’histoire, et qui n’en est qu’à ses débuts. Le présent dossier s’attache donc à mettre en lumière ses points forts autant que les interrogations qui subsistent.
Points forts, notamment, le succès psychologique de l’Euro, sa réception par les ressortissants des partenaires de l’Union européenne ; sa résilience après l’échec du Traité établissant une Constitution pour l’Europe ; la stabilité monétaire, la résistance face aux fluctuations du dollar ou d’autres monnaies ; le surcroît d’indépendance politique et de crédibilité économique qui en résulte ; l’efficacité de la discipline économique et budgétaire demandée aux membres de l’Union qui souhaitent y accéder. Interrogations – entre autres – la stagnation économique qui affecte la plupart, et surtout les grands pays de la zone Euro ; la difficulté de déboucher sur une gouvernance économique de la zone, passant par la convergence effective des politiques budgétaires, la réduction des déficits publics et l’harmonisation fiscale ; la difficulté d’étendre la participation, soit aux Etats qui le pourraient mais ne le veulent pas – Royaume-Uni, Danemark, Suède – soit à ceux qui le voudraient mais ne le pourront pas avant longtemps, c’est à dire les nouveaux membres ; le fait que le dollar demeure la principale monnaie des échanges internationaux …
Un succès donc, mais aussi la constitution de fait d’une Europe à deux vitesses, et un succès largement à consolider.