L’Afrique en mouvement

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Europe – Afrique : deux continents qui s’éloignent

Dans une perception largement répandue, l’Afrique et l’Europe sont deux continents qui s’éloignent l’un de l’autre. C’est plus qu’une impression dans des domaines précis, comme l’enseignement supérieur. On observe depuis plusieurs années la raréfaction des étudiants africains dans les formations universitaires en Europe, spécialement en France, raréfaction particulièrement sensible au stade des Masters, et que les difficultés liées à des politiques restrictives de visas n’expliquent pas seules.

Si les deux continents s’éloignent, c’est qu’ils ont été proches. Trop proches peut-être même à certains moments, lorsque cette proximité se traduisait par l’esclavage, la colonisation, le racisme, la prédation. Mais, après une décolonisation qui a emprunté des voies diverses, plus ou moins pacifiques, on avait le sentiment que l’on était parvenu, dans l’ensemble, à reconstruire une relation qui était apaisée et positive pour la plupart des partenaires. Respect des Etats et des frontières issus de la période coloniale, coopération, développement, en étaient les maîtres mots.

La domination avait fait place au partenariat, plus ou moins équilibré certes, mais qui semblait convenir aux différents protagonistes. Dans ce partenariat, les pays Européens, et notamment les anciennes puissances coloniales, jouaient un rôle privilégié, sur les plans politique, économique, culturel. Ce rôle contribuait à la stabilisation de l’Afrique, qui semblait le but commun des dirigeants de ses différents Etats. Il a en particulier permis à la plupart des pays africains – à la plupart, mais pas à tous – d’échapper aux conflits liés à l’affrontement Est-Ouest.

Or la fin de cet affrontement Est-Ouest, au tournant de la décennie 90 du précédent siècle, a coïncidé avec le début de déchirements africains. Ils ont été de pair avec un certain désengagement européen. L’Union européenne s’est concentrée sur les questions liées à la transition des anciennes républiques socialistes vers l’économie de marché et la démocratie. Si le Royaume-Uni est resté plus que d’autres en Europe attentif à l’évolution de l’Afrique, la création de l’Union pour la Méditerranée témoigne par exemple d’un recentrage plus limité de l’intérêt d’autres Etats. Les problèmes liés à l’élargissement de l’Union restent en outre dominants, et dans ce contexte l’Afrique est passée à l’arrière-plan.

Les conflits qui ont déstabilisé des pans entiers de l’Afrique sont devenus particulièrement visibles à cette époque : chacun en a des exemples sanglants à l’esprit. Les images en provenance d’Afrique sont devenues des images de violence, d’instabilité, d’affrontements ethniques, souvent internes aux Etats, et que ces Etats ne parviennent pas à maîtriser seuls. Sans doute sont-elles excessives, déformées, parfois tendancieuses. Mais, dans la relation Europe-Afrique, le thème de la sécurité a tendu à remplacer celui du développement, et les opérations internationales de maintien ou de rétablissement de la paix se sont multipliées. Tout s’est passé comme si les pays africains n’avaient pas surmonté l’effacement des dirigeants historiques, ceux qui avaient assuré, avec les indépendances, la transition du régime colonial vers la construction d’Etats modernes.

La notion d’Etat défaillant elle-même a été largement formée à partir d’exemples africains, les frontières remontant à l’indépendance ont été de plus en plus souvent contestées, des régimes politiques africains qui paraissaient enracinés ont brutalement connu des contestations violentes débouchant sur une anarchie rampante. A ces questions de sécurité militaire et de stabilité politique se sont ajoutées celles de la désertification, des pandémies, des phénomènes migratoires, de l’afflux de réfugiés, de l’émigration économique …

Les difficultés internes de l’Afrique ont suscité en Europe un doute croissant sur l’efficacité et l’utilité de son aide. Nombreux sont ceux qui pensent que les pays européens ne disposent pas, ou plus, des moyens politiques, économiques, militaires, nécessaires. Les pays africains eux-mêmes semblent avoir une attitude ambiguë à l’égard de l’Europe, souhaitant son concours d’un côté, méfiante à l’égard de ses interventions de l’autre. D’où l’accent mis sur le développement de l’action humanitaire, conduite par des ONG, mettant directement au contact les sociétés civiles, jouant en quelque sorte à saute mouton au dessus des Etats – mais avec leur accord, leur concours, parfois leur connivence.

L’action humanitaire connaît cependant ses limites. Elle ne peut redéfinir entre Europe et Afrique une relation solide et durable. Par sa nature même, elle répond à des situations d’urgence, sans projet alternatif d’ensemble. Par ses arrière-pensées, elle paraît parfois l’instrument d’une compétition sourde entre Etats d’origine, pour lesquels l’Afrique est, ou redevient, un objet, plus qu’un sujet maître de lui-même. Par ses dérives parfois scandaleuses, l’action des ONG souligne l’insuffisance du contrôle qui s’exerce sur elles et entretient les doutes sur leurs motivations comme sur leur efficacité.

Sans doute ces perceptions sont-elles trop négatives. Après tout, la relation Europe-Afrique n’est peut-être pas l’essentiel dans le contexte de la mondialisation. D’autres pays s’intéressent à l’Afrique, et les Etats africains diversifient légitimement leurs partenariats, avec la Chine, les Etats-Unis, l’Inde notamment. L’Afrique n’a pas à être une chasse gardée de l’Europe. L’Afrique accorde également une grande importance aux organisations universelles, qui sont celles du système des Nations Unies, et ce système le lui rend bien, avec l’aide au développement ou avec les opérations du maintien de la paix.

Mais, pour des raisons géographiques, historiques, culturelles, en fonction également de leur intérêts bien compris, les deux continents ne peuvent que souffrir d’un éloignement réciproque. L’Europe, celle des valeurs, celle de l’Etat de droit, celle des droits de l’homme, celle de la démocratie politique, du pluralisme et des élections libres, délivre un message universel qui ne repose pas sur la coercition. Ce message a, en son temps, fécondé la lutte anticolonialiste. Il devrait désormais fonder la légitimité des pouvoirs en place, s’ils sont fidèles à leurs propres principes.

L’Afrique dispose de sa richesse humaine, de sa jeunesse, de ses ressources mal exploitées, des potentialités immenses d’un continent qui est encore à l’aube de son histoire. Elle a déjà, tout au long du XXe siècle, apporté à l’Europe et au monde un enrichissement artistique dans tous ses registres – la plus haute des activités humaines -, et donc intellectuel, considérable. Elle entend aujourd’hui prendre en main ses propres affaires, comme le montre notamment la constitution de l’Union africaine ou ses positions à l’OMC. Il lui reste à trouver, avec la stabilité politique, la clef d’un développement économique et social qui bénéficie à tous ses habitants, et pas seulement à des catégories privilégiées ou à des intérêts extérieurs.