Malaise dans la mondialisation
La mondialisation est la grande affaire de ce début du XXIe siècle. Promesse de prospérité universelle pour les uns, processus de prédation pour les autres, elle s’est accompagnée d’une triple dissociation : entre la sphère financière internationale et l’économie réelle ; entre l’économie internationale et les régulations étatiques ; entre l’ouverture organisée des marchés, la concurrence réglée par l’OMC d’un côté et l’anarchie internationale en matière monétaire et financière de l’autre. L’autonomie du capitalisme financier, produit et fer de lance du capitalisme tout court, a trouvé sa pointe dans ce contexte de triomphe théorique et pratique du libéralisme.
Elle a conduit à la formation d’une véritable industrie financière, étrangère à toute production matérielle et qui se nourrissait uniquement d’elle-même. La complexité mathématique des produits, le raffinement subtil et opaque des outils bancaires, accessibles aux seuls initiés, avait un effet multiplicateur de richesse au profit d’un nombre restreint de spécialistes, d’investisseurs et de spéculateurs. Bienfaisance du marché : profitant à tous, il récompensait les plus habiles, les mieux informés, en laissant des miettes à chacun. La science économique, la sophistication de l’intelligence financière, contournant toutes les interférences extérieures, étatiques, politiques ou éthiques, semblaient vivre leur âge d’or.
Cette forme avancée du capitalisme n’a rencontré sur sa route aucun obstacle. Bénéficiant de l’effondrement des idéologies socialistes, se renforçant du désengagement des gouvernements dans la gestion de l’économie, s’appuyant sur le consensus de la doctrine économique qui n’a connu que d’inaudibles opinions dissidentes, elle était pleinement responsable de ses actes et de leurs conséquences. Les difficultés qu’elle doit affronter ne sont dues qu’à elle-même, non à une quelconque résistance extérieure ou à la rivalité de formules alternatives. La crise à laquelle le système bancaire international est aujourd’hui confronté dans tous les pays développés laisse le capitalisme financier face à lui-même, face à ses contradictions et à ses risques d’autodestruction.
A court terme, en même temps que les portefeuilles, cette crise liquide les illusions, elle désenchante la mondialisation. Elle ramène aux pulsions élémentaires camouflées par l’abstraction des mécanismes bancaires : l’appât du gain, la cupidité, l’absence de scrupules, la démesure, tout ce que le mot greed désigne fortement en anglais. Elle expose en pleine lumière les rentes de situation protégées de certains et les inégalités insupportables qui en résultent. Cette mise à jour de passions humaines, triviales mais compréhensibles, n’est qu’une maigre consolation face aux risques et aux coûts, eux-mêmes humains, de la débâcle des marchés. Les moralistes triomphent certes des économistes, qui se font bien discrets, mais sans pouvoir faire remonter la bourse ou libérer le crédit.
Aux uns et aux autres, il resterait à voir ou à revoir Le Sucre, film de Jacques Rouffio qui, en 1978, a illustré de façon burlesque l’implosion d’une bulle spéculative. Car ces crises sont récurrentes, leur mécanisme tristement simple, fondé sur le mensonge des uns, la confiance naïve ou la complicité des autres, l’avidité de tous. Après tout, ces vices privés deviennent pour certains économistes des vertus collectives – simplement, caveat emptor, que l’acheteur prenne garde, il n’y a pas qu’en latin que la formule est oubliée. Mais si jusque là les tribulations restaient locales ou périphériques, la crise actuelle affecte le cœur du système, le monde occidental dans son ensemble et bientôt les autres, de sorte que le fantôme de 1929 et les chaînes totalitaires et guerrières qu’il traîne derrière lui viennent hanter les consciences et effrayer les opinions.
Derrière la crainte des nations et l’alarme des gouvernements, une réalité et une interrogation. La réalité : la dissociation entre économie financière et économie réelle est mise à mal, les coûts en termes de croissance, d’emplois, de niveaux de vie, d’échanges risquent d’être très lourds. Le rôle des Etats revient au premier plan, de trois façons complémentaires : rétrospectivement – ils ont laissé faire, voire favorisé leur propre dépossession de la maîtrise de l’économie ; immédiatement – c’est à eux qu’il incombe de régler la crise en organisant un flux suffisant de liquidités ; pour l’avenir – il leur faudra définir de nouveaux modes et principes de régulation économique et financière dans une économie mondialisée, s’ils veulent éviter un repli et une concurrence déréglée par lesquels chacun s’efforcerait de reporter les coûts sur autrui au détriment de tous.
Ils s’y emploient, mais quels sont leurs objectifs, quelle est leur emprise, quels sont leurs moyens ? L’interrogation se démultiplie. Les réunions multiples des gouvernants relèvent-elles de la communication ou de la décision, des postures ou des mesures ? Pourront-ils définir et imposer de nouvelles règles internationales en matière financière ? Qui en définitive va supporter les conséquences de l’évaporation des ressources, les banquiers, les contribuables, les producteurs ? Est-on confronté à une récession, vite résorbée en attendant de nouveaux excès, ou en passe de subir une dépression, qui imposerait un nouveau mode de résorption de la crise et de développement ultérieur ? La prise de contrôle de plusieurs banques par les gouvernements nationaux est-elle un expédient ou une façon de sortir du libéralisme ? Fin de cycle ou fin d’une époque ? La chute brutale et prolongée des bourses traduit-elle la panique ou la poursuite de la spéculation, cette fois-ci à la baisse, afin de ramasser les morceaux des plus faibles ?
Crise dans le système, vite résorbée, ou crise du système, aux conséquences imprévisibles ? La question est particulièrement importante pour l’Europe, dont le développement a connu plusieurs formes de capitalisme. Ce capitalisme sans limites et sans règles est historiquement étranger à la construction européenne. Le projet européen lui-même, celui de Jean Monnet, qui était aussi le père de la planification à la française, ne relève pas du libéralisme pur. Les marchés qu’il voulait ouvrir et unifier étaient régulés et contrôlés par des institutions communautaires. On s’en est par la suite éloigné avec le triomphe du capitalisme anglo-saxon, mais la crise actuelle le remet au goût du jour. Il lui faut éviter les replis nationaux et la course à la sauvegarde individuelle des Etats membres et, en l’absence d’une gouvernance adaptée de l’Union, trouver des formules empiriques de décision. Défi imprévu pour la présidence française, redécouverte de l’Europe des grands Etats, implication forcée du Royaume-Uni … Soyons optimistes : si l’UE surmontait cette crise par et pour une plus forte cohésion, n’aurait-t-elle pas, une fois de plus, su utiliser la crise comme un instrument de progrès ?