Introduction Le rôle du pouvoir[[De nombreuses formules ont été proposées pour définir le pouvoir. Une des plus connues est celle de Crozier et Friedberg (1977) : « possibilité pour certains individus ou groupes d’agir sur d’autres individus ou groupes ».]] dans la recherche en négociation a fait l’objet de multiples recherches en laboratoire, qui ont donné lieu à la rédaction de revues de recherche (Rubin et Brown, 1975 ; Crozier et Friedberg, 1977 ; Bacharach et Lawler, 1980 ; Rojot, 1994 ; Rubin et Zartman, 2000 ; Anderson et Thompson, 2004 ; Sinaceur, 2004). Pour certains auteurs comme Raven et Kruglanski (1970), la possession de moyens de pression par les négociateurs développe l’hostilité : elle réduit considérablement le volume des communications échangées et oriente leur contenu vers l’expression de menaces, bloquant ainsi les échanges orientés vers la résolution du conflit. Pour d’autres comme Fisher (1982), il existe d’autres formes non distributives du pouvoir : ainsi le pouvoir de compétence, le pouvoir relationnel fondé sur la confiance et la communication authentique, le pouvoir résultant de l’ouverture du nombre des options, le pouvoir né de la créativité et celui fondé sur l’usage approprié d’une « dissuasion » ou d’engagement positifs (c’est-à-dire susceptibles d’entraîner des conséquences également positives pour la partie adverse). L’analyse du pouvoir et de son rôle dans la négociation est ainsi une question parmi les plus controversées dans la théorie de la négociation (Dupont, 1994). Par ailleurs, l’existence d’asymétries de pouvoir en négociation peut entraîner des risques en négociation. Un des liants entre asymétries de pouvoir et risques peut provenir de l’existence de solutions alternatives ou « BATNA » (« Best Alternative to a Negotiated Agreement »)[[BATNA: Best Alternative to a Negotiated Agreement ou “Situation 3A” : meilleure alternative à un accord négocié ou en cas d’absence d’accord (Fisher et Ury, 1982).]] est central à cette analyse. Cette question de « BATNA » rentre aussi dans une réflexion plus large qui est celle du « négociable » et du « non-négociable » (Dupont, 2004). Ainsi, dans la crise nucléaire entre les Etats-Unis et l’Iran, quatre principales asymétries sont présentes : asymétrie diplomatique, politique (en termes de stabilité), économique et militaire. Ces asymétries sont génératrices de risques et surtout d’alternatives à la négociation pour les Etats-Unis (sanctions économiques, déstabilisation politique, invasion militaire…). Ceci signifie que du côté américain, ces asymétries peuvent signifier qu’il existe une BATNA qui serait une politique de coercition. L’objet de cet article est justement de démontrer, que ces asymétries ne sont pas aussi fortes en réalité, ce qui signifie que cette BATNA n’est pas aussi évidente et qu’une négociation est donc préférable. Les solutions intégratives apparaissant en condition d’asymétrie du pouvoir entre les négociateurs, on peut également estimer qu’une négociation entre l’Iran et les Etats-Unis sur tous leurs sujets de désaccord aurait un potentiel intégratif (avec plusieurs thèmes à débattre, chacun d’eux représentant une priorité différente pour les deux parties impliquées). 1 – Asymétries de pouvoir Etats-Unis – Iran • Asymétrie diplomatique Il existe un rapport de forces très différent sur le plan diplomatique entre les USA et l’Iran, cette asymétrie s’étant d’ailleurs traduite par des décisions défavorables à l’Iran dans deux organisations internationales, l’Agence Internationale de l’Energie Atomique et le Conseil de Sécurité des Nations-Unies (Coville, 2007). Ce rapport de forces a en outre évolué en faveur des Etats-Unis depuis l’arrivée au pouvoir d’Ahmadinejad. D’une part, l’Iran a annoncé en juillet 2005 sa volonté de rompre l’accord de suspension temporaire de l’enrichissement de l’uranium conclu fin 2004 avec les pays européens. Mais surtout, les élections présidentielles iraniennes vont amener au pouvoir Mahmoud Ahmadinejad qui appartient aux mouvances conservatrices les plus extrémistes des factions en Iran (Makinsky, 2005). Ce dernier va faire preuve d’une inflexibilité totale sur le dossier du nucléaire et va multiplier les déclarations incendiaires contre Israël, mettant en doute la Shoah ou comparant Israël à une tumeur qu’il fallait détruire. Ces évènements vont clairement conduire un certain nombre de pays à se rapprocher de la position américaine. L’Allemagne et la France, désireuses de ne pas détériorer encore plus les relations transatlantiques après l’épisode irakien, déçues par la rupture de l’accord de 2004 et estimant qu’il n’était pas possible de négocier avec un gouvernement aussi radical, vont ainsi peu à peu accepter l’idée que seule une politique de fermeté et un front atlantique uni pourront faire entendre raison à l’Iran. La politique traditionnelle de l’Iran qui a toujours consisté à jouer de l’opposition entre Europe et Etats-Unis a donc été considérablement affaiblie. On peut remarquer à ce sujet que la politique américaine qui a consisté tout d’abord à envoyer les Européens négocier avec les Iraniens leur a permis de ramener les Européens dans leur camp. En effet, le dossier du nucléaire iranien étant indissociablement lié à la rivalité historique Iran-Etats-Unis, des négociations avec seulement les Européens ne pouvaient aboutir. Mais d’autres alliés de l’Iran vont également modifier leurs positions. C’est le cas de la Russie et la Chine. Ces deux « alliés » de l’Iran, irrités par l’entêtement du régime et voulant éviter de s’opposer trop ouvertement aux Etats-Unis, vont accepter de voter le transfert du dossier iranien au Conseil de Sécurité en février 2006 puis vont voter les deux résolutions de ce conseil mettant en place des sanctions contre l’Iran (Meidan, 2006). Toutefois, la Russie et la Chine ont continué à se montrer opposées à des sanctions trop lourdes. Mais le changement de position le plus spectaculaire a été celui de l’Inde qui a voté pour le transfert du dossier iranien de l’AIEA au Conseil de Sécurité. Il est clair que les Etats-Unis ont fait directement pression sur le gouvernement indien en établissant un lien direct entre un vote indien « contre » l’Iran à l’AIEA et l’approbation par le Congrès américain d’un accord de coopération avec l’Inde dans le domaine du nucléaire civil. Un tel accord va toutefois totalement à l’encontre de la volonté supposée des Etats-Unis de défendre le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) puisque l’Inde, puissance nucléaire, non signataire du TNP, peut en plus bénéficier d’une coopération dans le domaine du nucléaire avec les Etats-Unis. Face à ces évolutions d’alliance, la politique de Mahmoud Ahmadinejad, consistant plutôt à cultiver sa popularité dans le monde musulman au-delà des gouvernements, a été d’une efficacité limitée dans le champ diplomatique. Au total, on constate une importante asymétrie diplomatique entre les Etats-Unis et l’Iran. Les Etats-Unis ont ainsi obtenu à une large majorité du Conseil des Gouverneurs de l’AIEA le transfert du dossier iranien au Conseil de Sécurité en février 2006 puis le vote, par le Conseil de Sécurité, de deux résolutions sanctionnant l’Iran. Les négociations diplomatiques qui ont accompagné ces évènements ont démontré qu’il était aujourd’hui difficile pour la Chine et la Russie, considérées initialement comme les meilleurs appuis de l’Iran de s’opposer frontalement aux Etats-Unis. Par ailleurs, il a également été possible au gouvernement américain de provoquer un « basculement » de la position indienne à travers la menace de la non ratification d’un accord de coopération sur le nucléaire. Le risque existe donc que cette « supériorité » diplomatique conduise les autorités américaines à poursuivre leur stratégie du « tout ou rien » avec l’Iran et de refuser des négociations directes. Toutefois, on peut aussi dire que cette asymétrie a ses limites. D’une part, le rapprochement de la position européenne de la position américaine apparaît plus comme la résultante du radicalisme du gouvernement d’Ahmadinejad que de l’influence américaine. Les gouvernements européens ont semblé arriver à la conclusion que, face à ce nouveau gouvernement iranien, les négociations seules ne permettraient jamais d’arriver à un résultat dans ce dossier. Mais il n’est pas sûr que l’ensemble des pays européens soient près à aller trop loin en matière de rapport de forces avec l’Iran[[La France, depuis la dernière élection présidentielle, s’est très nettement rapprochée de la position américaine mais dans l’Union européenne, l’Autriche, l’Italie sont assez opposées à la mise en place de nouvelles sanctions en dehors des Nations Unies.]]. Par ailleurs, il est clair que la Chine et la Russie restent opposées à des sanctions économiques trop lourdes. Enfin, l’influence diplomatique américaine reste aussi handicapée par un manque de légitimité. La position américaine reste globalement celle d’une volonté de s’opposer par tous les moyens à l’Iran même si cela conduit, à travers la conclusion d’un accord de coopération dans le domaine du nucléaire civil avec une puissance nucléaire, non signataire du TNP, l’Inde, à affaiblir la politique de lutte contre la prolifération nucléaire. Il existe donc un risque, compte tenu de cette asymétrie diplomatique, que les Etats-Unis préfèrent agir au sein des Nations-Unies ou avec une coalition et non en individuel en négociant avec l’Iran car ils savent qu’ils peuvent disposer d’un poids diplomatique déterminant. • Asymétrie en termes de stabilité politique Un autre type d’asymétrie est le fait que l’Iran peut être considéré comme relativement fragile sur le plan politique. Le régime iranien est relativement impopulaire auprès de la population comme l’a reflétée la popularité du mouvement réformateur iranien à la fin des années 1990. La société iranienne (ou du moins une large partie) a en effet accordé sa confiance à ce mouvement en qui elle voulait voir le parti qui allait « ouvrir » politiquement le système. Par ailleurs, les mouvements réguliers de protestation de la part des étudiants iraniens contre le régime depuis la fin des années 1990 témoignent aussi de cette contestation. D’autre part, l’Iran peut aussi sembler être un pays menacé d’éclatement du fait de sa diversité ethnique. Les turcophones représentent 20 % de la population totale. Il faut également compter, outre la minorité arabophone du Khouzestan (7 % de la population), avec plusieurs communautés à forts particularismes : Baloutchistan (2 à 3 %) et Kurdistan (15 %). Or, il existe aujourd’hui de véritables tensions ethniques, plus particulièrement dans le cas des Kurdes, des Arabes du Khouzestan et des Baloutches. Ces tensions sont, en outre, amplifiées par les discriminations religieuses – ces groupes sont en majorité sunnites – et économiques – ces zones ont toujours été parmi les moins développées du pays (Coville, 2007). Une telle situation a pu conduire les Etats-Unis à privilégier la confrontation à la négociation avec l’Iran. En effet, négocier avec le régime iranien signifiait dans ces conditions lui redonner une légitimité qu’il avait perdu auprès de sa population. Il valait donc mieux menacer ce pays de « regime change » et mener une politique agressive, la fragilité intrinsèque de l’Iran le forçant à accepter les demandes américaines sous peine d’implosion. Or, une nouvelle fois, il est clair que si cette asymétrie existe en matière de stabilité politique, il est sans doute illusoire de qualifier l’Iran de pays fragile et de séparer aussi nettement le gouvernement de la population. Le régime iranien a ainsi su préserver une partie de sa légitimité en mettant de plus en plus en avant la carte nationaliste et de moins en moins celle de l’islamisme. Or, le nationalisme, reposant notamment sur le sentiment d’appartenir à une très vieille civilisation, est extrêmement fort en Iran. La guerre de huit ans avec l’Irak a joué ici un rôle majeur. D’ailleurs, le dossier du nucléaire permet aux autorités d’utiliser la carte du nationalisme iranien. De plus, ce sentiment nationaliste s’est historiquement essentiellement construit sur la défense du territoire national face aux agressions étrangères[[Par exemple, c’est le rejet de la quasi-colonisation du pays par l’Angleterre et la Russie au XIXème siècle et de la faiblesse du pouvoir royal face à cette situation qui ont conduit à la révolution constitutionnelle de 1906.]]. Enfin, il existe aussi une dimension démocratique, bien qu’imparfaite, dans le régime. On peut distinguer divers courants à l’œuvre depuis la révolution et chacun a son projet de société. Il existe d’ailleurs une véritable lutte entre ces courants. Par ailleurs, les élections municipales, législatives, présidentielles, en dépit de leurs imperfections[[Les candidats sont “filtrés” par une organisation, le Conseil des Gardiens, composée de juristes, qui veille à choisir ceux qui s’écartent trop de la ligne du régime. Le Conseil des Gardiens doit aussi veiller à l’islamité des lois votées par le Parlement.]], ont lieu régulièrement et permettent quand même à la population, de manifester ses préférences. Enfin, il ne faut pas surestimer la fragilité ethnique de l’Iran. Les tensions communautaires ont diminué depuis la révolution ; le mouvement de « modernisation » de la société à l’œuvre depuis la révolution a touché, à des degrés divers, les minorités. Cela a provoqué une évolution des comportements, tendant à une homogénéisation des modes de vie et à une plus grande unité nationale. Cette diminution des tensions ethniques s’est accompagnée d’une évolution des revendications, la lutte politique et culturelle prenant le pas sur la lutte militaire. Dans tous les cas, des nouvelles élites issues de ces minorités sont apparues et ont déjà remporté un certain nombre de succès. Des gouverneurs appartenant à ces minorités ont été nommés au Baloutchistan et au Kurdistan. Des progrès ont également été faits en matière d’enseignement des langues. Et l’organisation d’élections municipales depuis 1999 a également permis à ces minorités d’avoir un plus grand accès à la gestion des affaires locales. Il est intéressant de constater que cette asymétrie politique est renforcée par une asymétrie des diasporas. Il y a très peu d’américains vivant en Iran. Par contre, du fait des vagues d’émigration après la révolution islamique, les Iraniens s’étant installés aux Etats-Unis sont proches d’un million. Or, l’existence parmi cette communauté d’un certain nombre d’opposants virulents au régime iranien peut conduire à une perception « irréaliste » de la situation interne de l’Iran par les autorités américaines[[Le même problème se pose sans doute d’ailleurs avec la communauté cubaine réfugiée aux Etats-Unis.]]… • Asymétrie économique L’asymétrie est évidente en matière économique. L’économie américaine est la première économie mondiale si l’on prend comme critère le PIB, soit 11 711,8 milliards de dollars en 2004, et se situe à la deuxième place mondiale en termes de revenu par habitant, avec un PIB par habitant de 39 676 dollars en parité de pouvoir d’achat. Il existe également une asymétrie quant à la taille des systèmes bancaires respectifs, l’actif total des banques commerciales américaines représentant 9012 milliards de dollars en mars 2006 contre près de 32 milliards pour les banques commerciales publiques iraniennes. En matière monétaire, le poids du dollar dans le monde (la monnaie américaine représentant 64,8 % des réserves totales de change et 40% des facturations du commerce mondial) est sans commune mesure avec celui du rial, la monnaie iranienne. Le seul domaine où il existe un rapport de forces favorable à l’Iran est celui de l’énergie. Les Etats-Unis avec une production nationale de pétrole de 6,8 millions de barils par jour (2005, BP) et une consommation de 20,6 millions sont structurellement dépendants de leurs importations de pétrole (Djalili et Kellner, 2006). Or, l’Iran, disposant de 11,5 % des réserves prouvées de pétrole (BP, 2005), est un acteur important du marché pétrolier mondial. Membre de l’OPEP, ses exportations se situaient à près de 2,6 millions de barils par jour fin septembre 2006. On peut d’ailleurs signaler que ce rapport de forces favorable à l’Iran existe également dans le gaz, l’Iran possédant 14,9 % des réserves prouvées de gaz dans le monde. Toutefois, en dépit d’un certain nombre de déclarations, il est difficile de voir comment l’Iran pourrait effectivement utiliser l’arme pétrolière. Les revenus pétroliers représentant près de 80 % des recettes en devises et 60 % des recettes budgétaires du pays, une telle action conduirait à une crise économique sans précédent en Iran. Par ailleurs, l’OPEP a les moyens de compenser un arrêt des exportations pétrolières iraniennes : la marge de capacité de production supplémentaire de l’OPEP (incluant l’Angola et l’Irak) était estimée à près de 4 millions de barils/jour fin mars 2007 (Oil Market report, avril 2007), soit un montant dépassant celui des exportations iraniennes. Le scénario changerait si l’Iran arrivait à convaincre l’OPEP de mener une politique de limitation des niveaux de production en rétorsion aux pressions exercées sur le dossier du nucléaire. Et l’Iran, durant l’année 2006, a semble-t-il, joué sur cette ambiguïté, en proposant régulièrement lors des réunions de l’OPEP des réductions de quotas de production, stratégie qui pouvait être aussi interprétée comme des « menaces » indirectes adressées aux pays occidentaux. Toutefois, il ne faut pas oublier aussi que cette politique pétrolière est aussi due à la volonté de maintenir les prix du pétrole à un niveau le plus élevé possible, le gouvernement iranien menant depuis l’arrivée d’Ahmadinejad au pouvoir en 2005, une politique économique visant à soutenir la croissance par la dépense des revenus pétroliers. Par ailleurs, la position « dure » des Iraniens n’a pas vraiment été suivie par la majorité des pays de l’OPEP, le Venezuela étant souvent le seul membre à suivre la position iranienne. D’ailleurs, compte tenu de l’amélioration des relations entre l’Arabie Saoudite et les Etats-Unis depuis 2003[[Mohammad Reza Djalili, Thierry Kellner, “Au centre pétrolier du monde, le Golfe Persique”, pp. 366-367.]], une décision de l’OPEP, seulement motivée par le dossier du nucléaire iranien apparaît bien improbable. L’Arabie Saoudite s’est d’ailleurs assez souvent opposée à la volonté de l’Iran de réduire les quotas de production du cartel pétrolier en 2006. Cette fragilité de l’économie iranienne signifie que des sanctions économiques pourraient sans nul doute contribuer à aggraver les difficultés économiques actuelles, sans en être l’unique cause comme cela est trop souvent dit (Coville, 2007). Les problèmes actuels de l’économie iranienne sont d’abord le fruit de dysfonctionnements structurels des économies pétrolières et d’une politique économique incohérente (l’injection à haute dose des revenus pétroliers dans l’économie alimentant l’inflation). Ainsi, il a souvent été évoqué la possibilité d’organiser un embargo sur les importations d’essence de l’Iran. En effet, du fait de très fortes subventions, le prix de l’essence à la pompe est extrêmement faible en Iran, ce qui a entraîné une surconsommation d’essence dans ce pays (près de 70 millions de litres par jour). De ce fait, de manière paradoxale pour un des principaux producteurs de pétrole de la planète, l’Iran importe de l’essence et ces importations ont atteint près de 5 milliards de dollars en 2006. Dans ces conditions, un embargo sur les livraisons d’essence à l’Iran conduirait à un aggravement du rationnement de la distribution de carburants, et à un probable choc inflationniste (la hausse des prix de l’essence se diffusant dans l’ensemble de l’économie). Un embargo ne sera efficace que s’il est suivi par tous. Or, il n’est pas sûr que les autres membres du Conseil de Sécurité soient désireux d’aller aussi loin que le veuillent les Etats-Unis dans ce domaine. La Chine et la Russie se sont pour l’instant opposées à des sanctions économiques trop sévères vis-à-vis de l’Iran et n’ont accepté que des mesures touchant le secteur du nucléaire. La question de l’ampleur des sanctions économiques se pose aussi pour les pays européens pour la bonne raison que l’UE est le principal partenaire commercial de l’Iran avec une part du marché iranien de 40% et qu’un certain nombre de compagnies pétrolières européennes sont actives en Iran. Pour les 9 premiers mois de l’année 2006, l’Allemagne et la France étaient respectivement premier et troisième exportateurs sur le marché iranien[[Selon les statistiques officielles, les EAU sont le premier exportateur en Iran mais on sait que les exportations en provenance des EAU sont en fait des produits réexportés en Iran.]]. L’Iran est notamment le premier marché du Moyen-Orient pour l’Allemagne. De plus, il existe aussi une volonté européenne de ne pas mettre en place des sanctions trop fortes qui conduiraient à un raidissement du pouvoir iranien et empêcheraient toute négociation. Pour ces raisons, l’impression qui se dégage est que les Européens sont prêts à accroître l’ampleur des sanctions contre l’Iran si ce dernier n’arrête pas les opérations d’enrichissement de l’uranium. Mais, manifestement, le Vieux-Continent n’est pas prêt à aller aussi vite que le voudrait le gouvernement américain et préfère une approche plus graduelle. Ces difficultés à mettre en place des sanctions importantes à travers le Conseil de Sécurité obligeraient alors les Etats-Unis à essayer d’agir en dehors à travers la mise en place d’une “coalition”. Cependant, les objections des Européens, déjà évoquées, face à des sanctions plus sévères resteraient toujours valables. En outre, il ne faut pas négliger les possibilités qu’a l’Iran de faire appel à d’autres pays en cas d’un retrait des entreprises européennes. Une entreprise comme Petronas (Malaisie), qui travaille déjà en Iran, maitrise la technologie du gaz naturel liquéfié et pourrait participer, avec des groupes chinois, aux gigantesques projets de développement des champs gaziers en Iran. Enfin, des discussions ont été entamées avec un groupe automobile chinois au cas où Renault abandonnerait son projet en Iran. Enfin, la question principale est celle de l’efficacité de cette politique de sanctions. Historiquement, il y a peu d’exemples de politiques de sanctions qui aient été efficaces[[Voir à ce sujet, Anne-Laure de Bentre, “Les conséquences économiques et sociales des embargos”, Relations Internationales & Stratégiques, IRIS, n° 24, Hiver 1996, pp. 104-114.]] et le cas de l’Irak, même si la situation n’est pas comparable, reste quand même à méditer. Est-ce que le gouvernement iranien, face à la détérioration de la situation économique va céder ? On pourrait le penser quand on voit à quel point l’action du gouvernement est critiquée en Iran à la fois par les factions politiques rivales mais aussi par la société civile, ce qui s’est traduit par des défaites électorales du clan du président fin 2006. Comme en Iran, tout dépend des résultats de la lutte politique interne entre les factions, il faudra voir comment ces sanctions influent sur le débat interne. Cependant, il n’est pas sûr, en dépit de ce débat, que le gouvernement iranien va forcément céder sur le nucléaire. La mouvance qui est actuellement au pouvoir en Iran se “nourrit” en quelque sorte des conflits avec l’occident qui lui permettent de mobiliser le nationalisme iranien. Le président essaiera, en cas de sanctions économiques graves, d’imputer les difficultés économiques de l’Iran aux pays occidentaux. Or, il ne faut pas absolument pas négliger le poids du nationalisme en Iran[[Coville, T., Iran : la révolution invisible, La Découverte, 2007.]], qui s’est, comme on l’a déjà rappelé, historiquement “construit” comme une réaction face à des agressions extérieures. Au total, le risque est qu’une politique de sanctions efficaces contribue plutôt à ce que le régime et une partie de la société fassent front. Par ailleurs, on peut aussi considérer que le régime, en cas de crise économique grave, a les moyens de limiter par la coercition tous les mécontentements tout en continuant d’”alimenter”, grâce à la rente pétrolière, les clientèles qui lui sont fidèles politiquement. La question de l’efficacité d’une politique de sanctions à l’égard de l’Iran doit donc intégrer plusieurs incertitudes. Est-il possible de mettre en place des sanctions sévères et appliquées par un nombre important de pays ? Quelle sera, en cas de sanctions, l’évolution du prix du pétrole ? Est-ce que le gouvernement iranien cédera si l’Iran connaît de graves difficultés économiques ? Le risque est donc bien que les Etats-Unis, forts de leur supériorité dans le domaine économique, croient qu’ils peuvent utiliser l’arme économique pour faire plier l’Iran. Or, rien n’est moins sûr. • Asymétrie militaire La supériorité militaire américaine est là aussi évidente. Le budget américain de la Défense était évalué à 468,5 milliards de dollars en 2004 contre 7,3 milliards en Iran[[Les sources pour cette partie sont le Rapport sur le Développement Humain des Nations-Unies et l’Année Stratégique 2007, Institut de Relations Internationales et Stratégiques, Dalloz, 2006.]]. Les dépenses militaires par habitant étaient en 2005 de 1587 $ aux Etats-Unis contre 65 $ en Iran. L’armée américaine comprend 1,5 millions de militaires actifs contre 755 000 en Iran (dont 125 000 Pasdarans). L’armée de terre américaine dispose de 7600 blindés, les forces aériennes de 3000 avions de combat, la marine de 56 sous-marins, de 11 porte-avions et de 27 croiseurs. Enfin, les Etats-Unis disposent d’une force de frappe nucléaire avec notamment 18 sous-marins nucléaires lanceurs d’engins et 550 missiles balistiques intercontinentaux. En Iran, l’armée de terre dispose de 1600 blindés, l’armée de l’air de 250 avions de combat et la marine de 3 sous-marins et 3 frégates. En fait, le matériel dont dispose l’armée iranienne est souvent vétuste et bon nombre d’équipements ne sont même pas opérationnels faute de pièces de rechange. Les membres des forces armées, en particulier les pilotes, manquent cruellement d’entraînement[[Rodier, A., « La menace iranienne », Centre Français de Recherche sur le Renseignement, Rapport de recherche n° 5, janvier 2007.]]. Le rapport des forces est donc de manière écrasante en faveur des Etats-Unis. Un fait est, à cet égard, révélateur. L’armée iranienne, pendant 6 ans, de 1982 à 1988, n’a jamais réussi à percer le front irakien pour pénétrer plus profondément à l’intérieur du pays. Les Etats-Unis, en trois semaines de guerre, en 2003, ont conquis l’Irak. Evidemment, l’armée irakienne était sans doute affaiblie par les conflits successifs qu’elle a dû mener (Iran-Irak, première guerre du Golfe) et les conséquences de l’embargo. Cependant, ces évènements sont aussi révélateurs d’une évidente supériorité militaire américaine. L’Iran, face à cette dissymétrie, pourrait riposter en développant son pouvoir de nuisance. L’état-major aurait prévu en cas d’invasion de mener une guerre de guérillas[[Rodier, op. Cit.]]. Il essaierait également d’interdire la navigation dans le Golfe Persique (ce qui aurait évidemment un impact sur le prix du pétrole) et de détruire les infrastructures pétrolières des pays du Golfe. De même, des attentats visant les intérêts américains ou alliés de ces derniers pourraient être organisés par les services secrets iraniens dans le Moyen-Orient et en Asie Centrale. Et on peut estimer qu’une attaque contre l’Iran conduirait à une mobilisation anti-occidentale dans le monde musulman et que des groupes islamistes décideraient alors de multiplier les attentats contre les intérêts des Américains et de leurs alliés. Des actions de déstabilisation contre Israël pourraient être également menées par le Hezbollah libanais. Plus généralement, une intervention militaire pourrait amplifier l’anti-américanisme de certaines souches de la population iranienne, ce qui pourrait à terme fragiliser encore plus la position des Etats-Unis dans la région[[Il suffit de voir à quel point le coup d’Etat conter Mossadegh organisé par la CIA a marqué les esprits en Iran.]]. Par ailleurs, les difficultés rencontrées en Irak démontrent aussi à quel point une attaque militaire contre l’Iran (soit un territoire près de quatre fois plus grand que l’Irak), suivie d’un éventuel changement de régime, serait une entreprise hasardeuse. D’autre part, le conflit libanais de l’été 2006 a également indirectement renforcé la position de l’Iran, la résistance du Hezbollah à l’époque mettant en évidence la résilience des relais iraniens dans la région. Une autre solution régulièrement évoquée serait le bombardement des sites nucléaires iraniens ainsi que des principaux centres de décision du pays. Toutefois, les incertitudes quant à l’efficacité d’une telle opération restent grandes. Est-ce qu’il est possible d’atteindre tous les sites nucléaires iraniens ? Ne risque-t-on pas alors de renforcer le gouvernement iranien en provoquant un sursaut nationaliste dans le pays ? Est-il véritablement possible de faire disparaître par une action militaire la capacité iranienne de maîtrise de la technologie nucléaire qui repose sur le niveau scientifique atteint par un certain nombre d’ingénieurs iraniens ? Au total, cette asymétrie des forces militaires en présence a sûrement joué un rôle dans la stratégie américaine de refus de négocier avec l’Iran sur le dossier du nucléaire. Il faut se rappeler ainsi que, après la guerre avec l’Irak de 2003, les autorités iraniennes ont envoyé à Washington par l’intermédiaire de l’ambassade de Suisse une proposition de négociation incluant tous les sujets de désaccord entre les deux pays (le nucléaire, l’Irak, le conflit palestinien, le Liban, etc.). Or, les Etats-Unis ne daignèrent même pas répondre à cette proposition[[Voir Coville, T., op. cit., 2007, p. 240.]]… Depuis, l’option militaire n’a jamais été véritablement écartée par les Etats-Unis. Toutefois, les difficultés croissantes rencontrées en Irak ont sans doute peu à peu conduit Washington à faire preuve de plus de réalisme. Pourtant, dans un premier temps, l’idée de discussions avec l’Iran pour stabiliser la situation irakienne évoquée par le rapport Baker-Hamilton a été complètement écartée par le président Georges Bush. Au contraire, c’est plutôt la politique inverse qui a été suivie. L’Iran a été accusé de nourrir l’instabilité irakienne et menacé de représailles militaires dans ses actions irakiennes. Ceci a d’ailleurs conduit à l’arrestation de 5 diplomates iraniens, par ailleurs membres des Pasdarans, dans le Kurdistan irakien, fin 2006. Mais, depuis, la persistance des violences en Irak et des pertes américaines ont conduit à un revirement total de la position américaine. En mai 2007, une réunion sur l’avenir de l’Irak a réuni Manoucher Mottaki, le ministre iranien des affaires étrangères et Condolezza Rice, la secrétaire du Département d’Etat américain. Puis, durant le même mois, ont été annoncés officiellement des rencontres directes entre l’Iran et les Etats-Unis au sujet de l’Irak. Conclusion L’option actuelle de la politique américaine sur le dossier iranien est d’utiliser un pouvoir coercitif. L’effet du pouvoir coercitif est une question controversée dans la recherche en négociation : effet négatif du pouvoir coercitif (Deutsch et Krauss, 1962 ; Raven et Kruglanski, 1970 ; Apfelbaum, 1974 ; Rubin et Brown, 1975 ; Tjosvold et Okun, 1979) pour les uns, effet positif du pouvoir coercitif, comme condition de développement de la négociation, pour les autres (Sorah, 1963 ; Kelley, 1965 ; Hornstein, 1965 ; Apfelbaum et Personnaz, 1975 ; Fisher, 1982). Les asymétries de pouvoir (diplomatique, politique, économique, militaire) entre l’Iran et les Etats-Unis ne sont pas évidentes et l’existence d’alternatives (sanctions économiques, déstabilisation politique, invasion militaire…) peut se révéler inefficace. Ainsi, l’approfondissement théorique actuel est de reprendre l’analyse du pouvoir du négociateur à partir des concepts de déplacement des points de rupture et de modification de la plage de négociation : le concept de la meilleure solution alternative en cas d’absence d’accord ou BATNA est central à cette analyse. La réalité du pouvoir du négociateur est en définitive sa capacité de transformer la plage réelle de négociation à son avantage tout en obtenant l’accord de la partie adverse sur une solution acceptable : d’où la nécessité de passer par des variables intermédiaires telles que perceptions, attentes, niveaux d’aspiration et même aspects symboliques (Bobot, 2008). Cet éclairage devra permettre de réévaluer les composantes du rapport de forces, lesquelles sont réelles, reste au négociateur de l’identifier. Or, la remise en cause de l’efficacité des alternatives américaines, et donc de leur réelle existence rend la négociation nécessaire et prioritaire. Et pour amplifier le caractère intégratif d’une telle négociation, une discussion portant sur tous les sujets de désaccord entre l’Iran et les Etats-Unis pourrait être indiquée. C’est vers cette nouvelle direction que Barack Obama semble se diriger par son souhait, dès son arrivée à la tête de l’administration américaine, de renouer le dialogue avec Téhéran.